Ia Scala ou à la Fenice, dans ses voyages et elle se parait de cette affection de hasard comme de l’amitié d’un grand artiste.
A travers les explications de sa femme, Robert devina une trahison, il ne savait quoi d’insultant et de bas.
Très pâle, il s’efforça de rester calme, demeura maître de lui jusqu’à ce que le maestro Baresco fût parti,
puis, une fois seul avec Ellen, il lui parla comme un homme outragé qui est un gentilhomme. Il ne voulait ni tapage, ni scandale, mais il rendait Ellen Morgan à sa liberté et à sa bourbe et il emportait son enfant — le vivant souvenir mais la consolation de sa niaiserie. Et que miss Morgan n’essayât pas de venir le lui disputer ! Elle se heurterait alors à une volonté implacable et il lui refuserait la pension qu’il lui ac
cordait, dès aujourd’hui, comme une aumône. Ohl elle pouvait, avec ce qu’il lui abandonnait, vivre à sa guise, continuer son existence ambulante et payer les bijoux que lui vendrait Smithfield. Une partie de la fortune personnelle de Robert y passait, mais il ne comptait pas et se déclarait heureux de se retrouver libre, en gardant sa fille.
Ellen, suffoquée, avait tout d’abord accepté le marché. Il ne lui déplaisait pas, non plus, de vivre à sa guise et d’une existence qui, grâce à M. de Montbrun, n’était plus étranglée par la gêne. Elle avait aimé Ro
bert, ou du moins il lui avait plu, elle ne l’aimait plus, le trouvait trop — comment pouvait-elle bien dire ? — trop «poétique » pour elle, créaturepractical, et l’idée de mener,pour un temps plus ou moins long,l existence à sa fantaisie lui faisait tout accepter, quitte à revenir, un jour, sur sa décision présente. Et Robert rentrait dans le vieil hôtel de Melun en disant à son père :
— Le deuil de la marquise durera toujours. Je ne vous présenterai jamais celle dont je vous avais parlé.
Le marquis était un homme intelligent, indulgent et fin. Il ne questionnait pas volontiers son fils, mais,
dans le tête-à-tête éternel de ces deux hommes, au fond du vieil hôtel, les confidences complètes deve
naient inévitables. Le vieux gentilhomme bondit lorsque Robert lui eût tout appris, sans restriction,
avec l’âpre joie de souffleter lui-même ses illusions défuntes.
— Mais tu as eu affaire à une drôlesse, mon pauvre garçon !
Puis, le second mouvement fut :
— Et il n’y a pas moyen de sortir de ce guêpier?... Voyons, voyons donc! Et il cherchait.
Il consulterait des gens de loi, Me Trapenard, l’a vocat, malin comme un singe, ou Cappois, le notaire.
Il verrait, il chercherait. Il ne pouvait pas laisser ainsi les menottes à Robert.
— Le diable emporte la coquine !
Mais Robert lui-même le suppliait de faire le silence sur cette douleur. Il fallait, à tout prix, éviter le scan
dale. Cette femme consentait à ne porter que le nom de Morgan; elle lui abandonnait la petite Cyprienne. Que pouvait-on demander de plus?
— Ma vie est brisée! s’écriait le comte. C’est possible. Mais les débris qui m’en restent — la petite et vous — me sont assez chers pour me permettre d’en faire encore du bonheur !
Il aimait follement son enfant. Il l’avait mise en nourrice chez de braves gens, d’anciens serviteurs du mar
quis, retournés à Villerville, leur pays, où ils avaient acheté un champ et un bateau de pêche et Cyprienne grandissait et devenait forte chez les Ruaud, au bord de la mer. Une fois, le marquis avait voulu Lire le voyage tout exprès pour aller voir, là-bas, chez les bonnes gens, sa petite-fille. Il avait trouvé, tout ému, que Cyprienne ressemblait à Robert petit.
— Ce qui console de vieillir, disait-il, c’est que la vie qui s’achève ici recommence là, et qu’on se figure en être, soi-même, de ce recommencement-là!
Il eût voulu emmener la petite aux environs de Melun. Pourquoi l’exiler si loin? Et, au total, qu’avaiton à cacher? Mais leur prendre la petite eût fait bien de la peine aux Ruaud. Ils en étaient fous. On la leur laissa.
Seulement quelquefois, le marquis parlait, tout attendri, de quelque chose qui lui manquait.
— Tu ne devines pas quoi ? disait-il à Robert. Et il ajoutait :
— Ta fille. C’est vrai. Tu ne me suffis plus, tu es trop vieux pour moi !
Trois ans avaient passé ainsi, sans qu’Ellen Morgan eût donné signe d’existence et, pendant ces trois ans,
Robert, qui ne croyait plus à la vie autrefois, s’était repris à une affection autrement puissante, il le sentait bien, et autrement grave,que celle qu’il avait éprouvée
pour la mère de Cyprienne. C’était comme une crise passionnée, une fièvre qu’il avait traversée lorsque la beauté froide d’Ellen l’avait implacablement séduit. Il avait subi l’irrésistible, ascendant de ces beaux yeux troubles qui remuaient en lui des désirs. Mais Gilberte ! II éprouvait pour elle le respect profond, la tendresse timide, l’affection entière, pleine d’effusion
et de douceur du fiancé pour la fiancée, de l’être qui vénère en même temps qu’il adore et qui sait et qui devine que l’amour, cette fois, s’il était accordé, s’il était possible, se continuerait et se fondrait, en quel
que sorte, en dévouements et en sacrifices successifs. C’était l’amour de toute une existence succédant à l’amour d’une heure ; et comme il maudissait sa folie puisqu’il la fallait traîner toujours, traîner jusqu’à la fin, comme un boulet!
Robert se résignait à souffrir puisque Gilberte ne pouvait être pour lui qu’une sœur. Il lui avait bien semblé pourtant que la main de la jeune fille avait tremblé dans la sienne, là-bas, et que la même timidité qui s’emparait de lui devant elle, le même trouble, Gilberte les ressentait. Un magnétisme en avertissait Robert. Mais, l’eût-elle aimé, pouvait-il l’aimer ? En
avait-il le droit ? Marié ! Il avait déjà disposé de son nom, jeté sa vie à cette fille, comme une proie !
Il ne fallait même pas qu’il songeât à Gilberte. Et s’il l’eût osé, dès cette rencontre sur la Côte de Grâce, où elle l’avait surpris avec son enfant, honnêtement il devait lui dire : « Je suis marié ! »
— Car enfin, elle ne sait rien ! Rien ! Et si elle t’aimait?
Si elle t’aimait? Il n’y voulait point penser. Etait-ce possible ? Il en frissonnait. Ses yeux se gonflaient et il avait alors des rages contre lui-même. Non, ce n’était pas Ellen qu’il accusait, c’était lui. La fille de la co
médienne avait fait son métier, joué sa partie. Elle l’avait gagnée. C’était logique. Mais lui ! Lui, imbé
cile, lui, affolé, qui se laissait duper et empaumer par une aventurière et ouvrait son cœur et allait au-devant du coup de griffe et montrait la plaie où frapper et disait : « C’est là ! »
— Car enfin, je n’étais pas un enfant ! Elle ne m’a pas séduit ! C’est moi qui ai supplié! Elle rêvait peut
être d’être lady, pairesse d’Angleterre, est-ce que je sais ? Elle m’a presque fait une concession en devenant comtesse ! Je l’ai bien voulu!
Quelquefois il rêvait le divorce. Mais encore et toujours la terreur du scandale le retenait. Il lui sem
blait que la vieille marquise était là, avec son pli de lèvres sévère, et lui disait: « Tout, plutôt que le bruit qui ferait plaisir aux grimauds du journalisme et aux marauds de la petite ville ! » Et il se taisait.
D’ailleurs il voyait peu Gilberte. Il voulait l’oublier. Son seul amour ce serait la petite Cyprienne.
Et, brusquement, chez Mme Herblay, il se retrouvait face à face avec la jeune fille ! Et le hasard voulait que le commandant Verdier vînt à Dammarie, et se pré
sentât aux électeurs en même temps que le marquis! M. de Montbrun, affamé de solitude et le soldat, ennemi de toute intrigue, avaient risqué de se laisser précisément entraîner, l’un et l’autre, ensemble — par des raisons diverses -- dans la bagarre,à l’heure même où, lorsqu’il pensait à Mlle Verdier, Robert se disait :
« Eh bien ! je ne la verrai plus... Si je ne l’oublie pas, moi,elle oubliera...Elle se mariera...Et lorsqu’elle sera
mère de famille, et vieille, plus tard, si je suis encore là, je lui dirai peut-être tout ce que j’aurais voulu lui donner de bonheur dans la vie... Ce sera fini alors... très mélancolique... mais très doux! »
Et il se voyait déjà, très vieux, parlant à Gilberte en cheveux blancs, de cet aujourd’hui si amer et perdu, fondu dans la brume des souvenirs...
La rencontre de Gilberte chez Henriette fut pour Robert comme un brusque réveil.
Il revint à l’hôtel dans un état de tristesse noire, comme un prisonnier qui, après avoir entrevu un clair horizon de liberté, serait repoussé brusquement dans
son cachot. C’était la vie, Gilberte, et le bonheur! Et, en la quittant, il retrouvait la solitude, l’amère solitude, hantée par le spectre de sa jeunesse broyée, gâchée.
Robert poussa la porte de l’hôtel, et, du fond du jardin, à travers les touffes de rosiers d’espèces rares — un des luxes de la marquise autrefois — un domes
tique arrivait, courant à demi et disant à « monsieur le comte » que « monsieur le marquis » l’attendait avec impatience.
Et, déjà, dans les paroles de Justin, le jeune homme devinait une certaine inquiétude vague.
Il entra dans le grand salon du rez-de-chaussée dont le domestique poussa au dehors les persiennes, et il y eut, lorsque la lumière du jardin pénétra brusque
ment dans cette pièce qui sentait, même en juillet, le froid poudreux des choses renfermées, un éblouisse
ment de surprise. Les portraits vieillis accrochés aux murailles semblèrent cligner des yeux, comme le valet de chambre lui-même, sous les rayons de soleil. On entrait sans doute fort peu, dans ce grand salon triste, aux panneaux blancs et -dédorés, où pourtant, depuis quelques semaines, le père et le fils avaient pris l’ha
bitude de se réunir comme s’ils eussent respecté le petit salon et les chambres où se tenait d’ordinaire la marquise, autrefois.
Robert n’était pas là depuis deux minutes qu’une des portes du salon s’ouvrait. Le marquis de Montbrun, très pâle, venait vers son fils, lui tendait la main et paraissait attendre, sans dire un mot, que le domestique fût sorti.
M. le marquis de Montbrun devait avoir dépassé la soixantaine ; la taille voûtée, l’œil mélancolique et bleu, un peu errant, la main très fine et le geste rare, avec sa redingote boutonnée, piquée d’un ruban rouge, sa barbe blanche, avec des touffes grises, laissant voir un sourire sur des lèvres très fines, spirituelles et
tristes, il ressemblait à quelque ligueur du XVIe siècle vêtu à la moderne, nerveux et mince, d’une énergie visible encore.
— Mon cher enfant, dit-il brusquement à Robert dès qu’ils furent seuls, une mauvaise nouvelle...
— Laquelle ?
— Et une mauvaise affaire. Tiens, voici ce que j’ai reçu!
Il prenait dans la poche de sa redingote et tendait à son fils une lettre froissée — froissée par lui, tout à l’heure, avec colère.
Robert devint blême. C’était d’Ellen.
Elle demandait au marquis de Montbrun une entrevue. Elle avait à lui parler des choses les plus sé
rieuses. Il s’agissait, pour lui, d’éviter un scandale sur le nom de Montbrun. Et, comme ce nom lui appartenait (elle avait souligné ces mots), elle était aussi in
téressée que personne à éviter le moindre désagrément à la famille.
— La famille ! s’écria Robert.
Il relisait encore le billet, d’une insolence menaçante dans sa forme ironique.
Ellen ajoutait qu’elle attendrait jusqu’à demain à l’Hôtel du Grand-Monarque, - tout près, — la réponse du marquis de Montbrun.
— J’espère bien, dit le comte, que vous n’avez rien répondu.
— Je t’attendais, fit M. de Montbrun. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Comment? demanda Robert étonné delaquestion. — Oui. Il est évident que cette femme a machiné quelque combinaison. Il y a peut-être un danger pour toi, pour ta fille...
— Elle ne sait même pas où est Cyprienne.
— Elle l’a peut-être appris. Quoi qu’il en soit, il faut savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle espère... J’avais,
je te l’avoue, compté qu’elle nous ferait la grâce de ne jamais reparaître. Je m’étais trompé. Il faut en prendre son parti et l’écouter.
— La recevoir? Vous? s’écria Robert. Elle, entrer ici ! Cela, je ne le veux pas !
Il lui semblait que ce salon, où le> pas de sa mère avaient glissé, Ellen le profanerait en y entrant.
— Puisqu’elle veut parler à un Montbrun, dit-il, c’est à moi qu’elle parlera. J’irai la voir à l’Hôtel du Grand Monarque.
Il prit son chapeau, qu’il avait posé sur une console
et ajouta :
A travers les explications de sa femme, Robert devina une trahison, il ne savait quoi d’insultant et de bas.
Très pâle, il s’efforça de rester calme, demeura maître de lui jusqu’à ce que le maestro Baresco fût parti,
puis, une fois seul avec Ellen, il lui parla comme un homme outragé qui est un gentilhomme. Il ne voulait ni tapage, ni scandale, mais il rendait Ellen Morgan à sa liberté et à sa bourbe et il emportait son enfant — le vivant souvenir mais la consolation de sa niaiserie. Et que miss Morgan n’essayât pas de venir le lui disputer ! Elle se heurterait alors à une volonté implacable et il lui refuserait la pension qu’il lui ac
cordait, dès aujourd’hui, comme une aumône. Ohl elle pouvait, avec ce qu’il lui abandonnait, vivre à sa guise, continuer son existence ambulante et payer les bijoux que lui vendrait Smithfield. Une partie de la fortune personnelle de Robert y passait, mais il ne comptait pas et se déclarait heureux de se retrouver libre, en gardant sa fille.
Ellen, suffoquée, avait tout d’abord accepté le marché. Il ne lui déplaisait pas, non plus, de vivre à sa guise et d’une existence qui, grâce à M. de Montbrun, n’était plus étranglée par la gêne. Elle avait aimé Ro
bert, ou du moins il lui avait plu, elle ne l’aimait plus, le trouvait trop — comment pouvait-elle bien dire ? — trop «poétique » pour elle, créaturepractical, et l’idée de mener,pour un temps plus ou moins long,l existence à sa fantaisie lui faisait tout accepter, quitte à revenir, un jour, sur sa décision présente. Et Robert rentrait dans le vieil hôtel de Melun en disant à son père :
— Le deuil de la marquise durera toujours. Je ne vous présenterai jamais celle dont je vous avais parlé.
Le marquis était un homme intelligent, indulgent et fin. Il ne questionnait pas volontiers son fils, mais,
dans le tête-à-tête éternel de ces deux hommes, au fond du vieil hôtel, les confidences complètes deve
naient inévitables. Le vieux gentilhomme bondit lorsque Robert lui eût tout appris, sans restriction,
avec l’âpre joie de souffleter lui-même ses illusions défuntes.
— Mais tu as eu affaire à une drôlesse, mon pauvre garçon !
Puis, le second mouvement fut :
— Et il n’y a pas moyen de sortir de ce guêpier?... Voyons, voyons donc! Et il cherchait.
Il consulterait des gens de loi, Me Trapenard, l’a vocat, malin comme un singe, ou Cappois, le notaire.
Il verrait, il chercherait. Il ne pouvait pas laisser ainsi les menottes à Robert.
— Le diable emporte la coquine !
Mais Robert lui-même le suppliait de faire le silence sur cette douleur. Il fallait, à tout prix, éviter le scan
dale. Cette femme consentait à ne porter que le nom de Morgan; elle lui abandonnait la petite Cyprienne. Que pouvait-on demander de plus?
— Ma vie est brisée! s’écriait le comte. C’est possible. Mais les débris qui m’en restent — la petite et vous — me sont assez chers pour me permettre d’en faire encore du bonheur !
Il aimait follement son enfant. Il l’avait mise en nourrice chez de braves gens, d’anciens serviteurs du mar
quis, retournés à Villerville, leur pays, où ils avaient acheté un champ et un bateau de pêche et Cyprienne grandissait et devenait forte chez les Ruaud, au bord de la mer. Une fois, le marquis avait voulu Lire le voyage tout exprès pour aller voir, là-bas, chez les bonnes gens, sa petite-fille. Il avait trouvé, tout ému, que Cyprienne ressemblait à Robert petit.
— Ce qui console de vieillir, disait-il, c’est que la vie qui s’achève ici recommence là, et qu’on se figure en être, soi-même, de ce recommencement-là!
Il eût voulu emmener la petite aux environs de Melun. Pourquoi l’exiler si loin? Et, au total, qu’avaiton à cacher? Mais leur prendre la petite eût fait bien de la peine aux Ruaud. Ils en étaient fous. On la leur laissa.
Seulement quelquefois, le marquis parlait, tout attendri, de quelque chose qui lui manquait.
— Tu ne devines pas quoi ? disait-il à Robert. Et il ajoutait :
— Ta fille. C’est vrai. Tu ne me suffis plus, tu es trop vieux pour moi !
Trois ans avaient passé ainsi, sans qu’Ellen Morgan eût donné signe d’existence et, pendant ces trois ans,
Robert, qui ne croyait plus à la vie autrefois, s’était repris à une affection autrement puissante, il le sentait bien, et autrement grave,que celle qu’il avait éprouvée
pour la mère de Cyprienne. C’était comme une crise passionnée, une fièvre qu’il avait traversée lorsque la beauté froide d’Ellen l’avait implacablement séduit. Il avait subi l’irrésistible, ascendant de ces beaux yeux troubles qui remuaient en lui des désirs. Mais Gilberte ! II éprouvait pour elle le respect profond, la tendresse timide, l’affection entière, pleine d’effusion
et de douceur du fiancé pour la fiancée, de l’être qui vénère en même temps qu’il adore et qui sait et qui devine que l’amour, cette fois, s’il était accordé, s’il était possible, se continuerait et se fondrait, en quel
que sorte, en dévouements et en sacrifices successifs. C’était l’amour de toute une existence succédant à l’amour d’une heure ; et comme il maudissait sa folie puisqu’il la fallait traîner toujours, traîner jusqu’à la fin, comme un boulet!
Robert se résignait à souffrir puisque Gilberte ne pouvait être pour lui qu’une sœur. Il lui avait bien semblé pourtant que la main de la jeune fille avait tremblé dans la sienne, là-bas, et que la même timidité qui s’emparait de lui devant elle, le même trouble, Gilberte les ressentait. Un magnétisme en avertissait Robert. Mais, l’eût-elle aimé, pouvait-il l’aimer ? En
avait-il le droit ? Marié ! Il avait déjà disposé de son nom, jeté sa vie à cette fille, comme une proie !
Il ne fallait même pas qu’il songeât à Gilberte. Et s’il l’eût osé, dès cette rencontre sur la Côte de Grâce, où elle l’avait surpris avec son enfant, honnêtement il devait lui dire : « Je suis marié ! »
— Car enfin, elle ne sait rien ! Rien ! Et si elle t’aimait?
Si elle t’aimait? Il n’y voulait point penser. Etait-ce possible ? Il en frissonnait. Ses yeux se gonflaient et il avait alors des rages contre lui-même. Non, ce n’était pas Ellen qu’il accusait, c’était lui. La fille de la co
médienne avait fait son métier, joué sa partie. Elle l’avait gagnée. C’était logique. Mais lui ! Lui, imbé
cile, lui, affolé, qui se laissait duper et empaumer par une aventurière et ouvrait son cœur et allait au-devant du coup de griffe et montrait la plaie où frapper et disait : « C’est là ! »
— Car enfin, je n’étais pas un enfant ! Elle ne m’a pas séduit ! C’est moi qui ai supplié! Elle rêvait peut
être d’être lady, pairesse d’Angleterre, est-ce que je sais ? Elle m’a presque fait une concession en devenant comtesse ! Je l’ai bien voulu!
Quelquefois il rêvait le divorce. Mais encore et toujours la terreur du scandale le retenait. Il lui sem
blait que la vieille marquise était là, avec son pli de lèvres sévère, et lui disait: « Tout, plutôt que le bruit qui ferait plaisir aux grimauds du journalisme et aux marauds de la petite ville ! » Et il se taisait.
D’ailleurs il voyait peu Gilberte. Il voulait l’oublier. Son seul amour ce serait la petite Cyprienne.
Et, brusquement, chez Mme Herblay, il se retrouvait face à face avec la jeune fille ! Et le hasard voulait que le commandant Verdier vînt à Dammarie, et se pré
sentât aux électeurs en même temps que le marquis! M. de Montbrun, affamé de solitude et le soldat, ennemi de toute intrigue, avaient risqué de se laisser précisément entraîner, l’un et l’autre, ensemble — par des raisons diverses -- dans la bagarre,à l’heure même où, lorsqu’il pensait à Mlle Verdier, Robert se disait :
« Eh bien ! je ne la verrai plus... Si je ne l’oublie pas, moi,elle oubliera...Elle se mariera...Et lorsqu’elle sera
mère de famille, et vieille, plus tard, si je suis encore là, je lui dirai peut-être tout ce que j’aurais voulu lui donner de bonheur dans la vie... Ce sera fini alors... très mélancolique... mais très doux! »
Et il se voyait déjà, très vieux, parlant à Gilberte en cheveux blancs, de cet aujourd’hui si amer et perdu, fondu dans la brume des souvenirs...
La rencontre de Gilberte chez Henriette fut pour Robert comme un brusque réveil.
Il revint à l’hôtel dans un état de tristesse noire, comme un prisonnier qui, après avoir entrevu un clair horizon de liberté, serait repoussé brusquement dans
son cachot. C’était la vie, Gilberte, et le bonheur! Et, en la quittant, il retrouvait la solitude, l’amère solitude, hantée par le spectre de sa jeunesse broyée, gâchée.
Robert poussa la porte de l’hôtel, et, du fond du jardin, à travers les touffes de rosiers d’espèces rares — un des luxes de la marquise autrefois — un domes
tique arrivait, courant à demi et disant à « monsieur le comte » que « monsieur le marquis » l’attendait avec impatience.
Et, déjà, dans les paroles de Justin, le jeune homme devinait une certaine inquiétude vague.
Il entra dans le grand salon du rez-de-chaussée dont le domestique poussa au dehors les persiennes, et il y eut, lorsque la lumière du jardin pénétra brusque
ment dans cette pièce qui sentait, même en juillet, le froid poudreux des choses renfermées, un éblouisse
ment de surprise. Les portraits vieillis accrochés aux murailles semblèrent cligner des yeux, comme le valet de chambre lui-même, sous les rayons de soleil. On entrait sans doute fort peu, dans ce grand salon triste, aux panneaux blancs et -dédorés, où pourtant, depuis quelques semaines, le père et le fils avaient pris l’ha
bitude de se réunir comme s’ils eussent respecté le petit salon et les chambres où se tenait d’ordinaire la marquise, autrefois.
Robert n’était pas là depuis deux minutes qu’une des portes du salon s’ouvrait. Le marquis de Montbrun, très pâle, venait vers son fils, lui tendait la main et paraissait attendre, sans dire un mot, que le domestique fût sorti.
M. le marquis de Montbrun devait avoir dépassé la soixantaine ; la taille voûtée, l’œil mélancolique et bleu, un peu errant, la main très fine et le geste rare, avec sa redingote boutonnée, piquée d’un ruban rouge, sa barbe blanche, avec des touffes grises, laissant voir un sourire sur des lèvres très fines, spirituelles et
tristes, il ressemblait à quelque ligueur du XVIe siècle vêtu à la moderne, nerveux et mince, d’une énergie visible encore.
— Mon cher enfant, dit-il brusquement à Robert dès qu’ils furent seuls, une mauvaise nouvelle...
— Laquelle ?
— Et une mauvaise affaire. Tiens, voici ce que j’ai reçu!
Il prenait dans la poche de sa redingote et tendait à son fils une lettre froissée — froissée par lui, tout à l’heure, avec colère.
Robert devint blême. C’était d’Ellen.
Elle demandait au marquis de Montbrun une entrevue. Elle avait à lui parler des choses les plus sé
rieuses. Il s’agissait, pour lui, d’éviter un scandale sur le nom de Montbrun. Et, comme ce nom lui appartenait (elle avait souligné ces mots), elle était aussi in
téressée que personne à éviter le moindre désagrément à la famille.
— La famille ! s’écria Robert.
Il relisait encore le billet, d’une insolence menaçante dans sa forme ironique.
Ellen ajoutait qu’elle attendrait jusqu’à demain à l’Hôtel du Grand-Monarque, - tout près, — la réponse du marquis de Montbrun.
— J’espère bien, dit le comte, que vous n’avez rien répondu.
— Je t’attendais, fit M. de Montbrun. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Comment? demanda Robert étonné delaquestion. — Oui. Il est évident que cette femme a machiné quelque combinaison. Il y a peut-être un danger pour toi, pour ta fille...
— Elle ne sait même pas où est Cyprienne.
— Elle l’a peut-être appris. Quoi qu’il en soit, il faut savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle espère... J’avais,
je te l’avoue, compté qu’elle nous ferait la grâce de ne jamais reparaître. Je m’étais trompé. Il faut en prendre son parti et l’écouter.
— La recevoir? Vous? s’écria Robert. Elle, entrer ici ! Cela, je ne le veux pas !
Il lui semblait que ce salon, où le> pas de sa mère avaient glissé, Ellen le profanerait en y entrant.
— Puisqu’elle veut parler à un Montbrun, dit-il, c’est à moi qu’elle parlera. J’irai la voir à l’Hôtel du Grand Monarque.
Il prit son chapeau, qu’il avait posé sur une console
et ajouta :