— J’y vais!
Et, tendant à son père sa main avec une effusion où il y avait comme un remords :
— Encore si j’étais seul à payer ma sottise, dit-il. Mais je vous fais souffrir de mes fautes à moi!
Il y avait dans ce vous plus de tendresse encore que dans le tutoiement habituel et il semblait que Robert songeât à sa chère morte en même temps qu’au marquis.
— Mon pauvre enfant, ta mère et moi nous avons bien notre part de responsabilités, murmura M. de Montbrun. Elle surtout!... On ne tient pas un jeune homme de ton âge à l’attache... Il faut compter avec la vie... Enfin, tout cela est le passé!... Parons aux grains du présent...
Il s’interrompit, pour dire, avec inquiétude, sentant la main de Robert brûler la sienne :
— Mais tu as la fièvre !...
— Peut-être... oui... un peu... Ce n’est rien!...
— Calme-toi. Nous sortirons de tout cela, que diable! Et si ces bons messieurs delà Chambre votent le divorce... Comprends-tu,moi, monarchiste forcené, qui en suis à souhaiter le vote du divorce!... J’en aurais parlé, ma parole, dans ma profession de foi si j’avais été candidat !...
Il essayait de sourire, mais sa pensée n’était pas là. Il éprouvait une sorte d’anxiété comparable à celle qu’il eût ressentie si Robert eût marché à un duel. L’entrevue de son fils avec cette femme inconnue de lui et qui
portait son nom, lui causait une sensation pénible. Il avait, sur la poitrine, un poids. Evidemment, se dressant ainsi, tout à coup, dans la vie de Robert, l’An
glaise avait son but. Le marquis se sentait devenir aussi fiévreux que son fils dans sa hâte de tout connaître.
Robert sortit. A VHôtel du Grand Monarque, il demanda Mme Morgan. Il s’attendait à ce que l’hôtelier lui répondît que personne de ce nom n’était descendu chez lui, et il était persuadé qu’EIlen avait pris, sur le registre, le titre de comtesse de Montbrun. Il fut très étonné lorsqu’on lui répondit que Mme Morgan était, après avoir attendu assez impatiemment une lettre qui ne venait pas, sortie en voiture, voulant, disait-elle, revoir un peu la forêt. Elle dînerait peut-être à Barbizon où M. Garousse et M. Saboureau, qu’elle con
naissait, avait-elle dit, donnaient un banquet à des peintres. Mais certainement elle rentrerait d’assez bonne heure et elle espérait alors trouver la réponse qu’elle avait attendue.
— Alors, dit Robert, à ce soir !
Il revint chez lui et dîna avec le marquis, presque silencieusement. Parfois, il regardait furtivement son père, qu’il trouvait pâle, agité; plus souvent, le marquis jetait à son fils, rapidement, un coup-d’œil anxieux. Ces deux êtres, mordus de la même inquié
tude, ne pensaient l’un l’autre qu’à la blessure, à la plaie secrète de celui qu’ils aimaient. Et avec quelle joie ils se fussent sacrifiés l’un à l’autre si le sacrifice i ût pu être utile !
La nuit était venue lorsque Robert reprit le chemin de l’hôtel où Ellen attendait, sans doute. On avait poussé à demi le portail du vieux logis Des voyageurs prenaient le frais sur un banc, entre deux caisses de lauriers aux fleurs roses. L’aubergiste se leva en voyant M. de Montbrun et indiqua la chambre où se tenait Mme Morgan. Elle venait de rentrer. C’était, au pre
mier étage, une grande chambre éclairée par une seule bougie et, du dehors, par le reflet du bec de gaz allumé dans la rue et dont la lumière entrait, allon
geant sur le parquet les guipures des rideaux et les boiseries de la fenêtre. Ellen était assise là, devant une table au tapis usé, lisant un journal. Le titre de la petite feuille frappa Robert : l Anguille de Melun.
Il avait, d’un coup d’œil, interrogé cette femme, si follement aimée jadis, et toujours belle. Très pâle, svelte dans une robe noire dont la taille, très serrée,
faisait saillir une poitrine jeune, vigoureuse, elle était demeurée cette nature d’une finesse étrange, nerveuse et froide, le visage régulier comme celui d’un marbre antique, et sur ses yeux glauques elle portait toujours ses cheveux blonds en bandeaux crêpelés, coupant à demi un front d’enfant, d’une ironique pureté virginale.
Dans cette figurine inquiétante, impassible, les yeux vivaient seuls, interrogateurs, profonds, avec un regard
aigu, plein d’un bizarre au-delà, qui les rendait singuliers, dangereux.
En apercevant Robert, elle dit d’un ton net, la voix vibrante, avec un petit accent anglais qu’elle prenait par coquetterie ou par tactique, car elle ne l’avait pas naturellement :
— Ah ! c’est vous?
— Oui, répondit Robert. Vous avez écrit au marquis de Montbrun et c’est le comte qui vient !
— Ce n’est pas la même chose, fit Ellen.
— Evidemment non. La preuve, c’est que le marquis ne vous a pas reçue !
— Ah ! bah ? C’est pour me dire ces petites amabilités-là que vous vous êtes dérangé? Vous pouviez rester à l’hôtel Montbrun. D’autant plus que ce que j’avais à confier à votre père ne vous intéressera peutêtre pas autant que lui.
— Mon père et moi ne faisons qu’un. Ce qui intéresse l’un intéresse l’autre.
— Soit, dit Ellen en regardant ses ongles, qu’elle avait très roses et qu’elle limait doucement avec un petit canif.
Robert regardait ces mains, ces petites mains, aux doigts potelés, à la paume grasse et qu’il avait pressées et qu’il avait recouvertes de ses baisers fous. .
Maintenant, ces doigs lui semblaient aiguisés et avides comme des griffes.
-— Vous ne vous doutez pas du bon avis que je voulais donner à M. le marquis de Montbrun, reprit-elle. Il est candidat de la circonscription ?
— Non, fit Robert. Il ne l’est plus.
— Tant pis ! J’ai ici un ami excellent, et dans la presse. Un garçon remarquable. Radical, pour le mo
ment. Mais très capable de rendre service à un homme qu’il esiime autant que le marquis de Montbrun.
— Ce monsieur est fort aimable, dit le comte. Il se nomme ?
— Saboureau... Saboureau de Réville!
La petite main d’EUen poussait, sous la lumière de la bougie, le numéro du journal de Garousse.
— Vous avez bien lu l’Anguille ? — Non, dit encore Robert.
— Je suis tranquille ; vous la lirez ! Et je voulais avertir votre père qu’il ait à ménager Saboureau et qu’il peut même, à l’occasion, se l’attacher, s’il lui plaît !
— Mon père vous saura gré du bon avis. Alors, vous voici courtière d’élections, maintenant?
— Moil... Je me moque de la politique, et je n ai pas goût à me mêler des affaires de la France... quoi
que je sois Française, maintenant. — Elle regardait,
en appuyantiur les m.ts,le comte qui, debout et l’œ.l fixé sur elle, n’avait pu s’empêcher de tressaillir. — Mais il m’a paru que partout où je voyais l’intérêt d un Montbrun, il était de mon devoir de le servir!
Elle avait dit ces derniers mots fièrement, avec une intention évidemment provocante, en relevant sa jolie tête d’un air hautain.
— Ce qui signifie, répondit Robert, que c’est vous qui vous chargez de défendre la cause — et qui sait ? — peut-être l’honneur de la famille ?
— Pourquoi pas? fit-elle très doucement.
Robert posa brusquement se n chapeau sur la ta le, prit une chaise, s’assit en face d’Ellen, et les bras croisés, cherchant son regard :
— Voyons, dit il, parlons net et soyons francs ! II est évident qu’une femme comme vous ne vient pas simplement à Melun pour parler au marquis de Montbrun de menues affaires électorales... C’est un prétexte que cela ! .. Vous aviez autre chose à faire sa
voir au marquis... Eh bien quoi ! qu’est-ce que vous vouliez lui dire?
— Je voulais...
Elle s’arrêta, mordillant un peu sa lèvre inférieure de ses petites dents, très aiguës et très blanches.
— Vous tenez absolument à savoir ce que je voulais ?
— J’y tiens absolument !
— C’est juste, vous avez le droit d’interroger! Vous êtes mon mari !
Ses yeux pétillaient d une malice mauvaise.
— Parfaitement. Et c’est précisément ce que je venais rappeler au marquis de Montbrun, à qui vous pouviez ne pas l’avoir confié !
—Mon père sait tout ce qui est la douleur de ma vie ! — La douleur ? Merci pour douleur ! Douleur est poli ! Je vous avoue que j’attendais : la honte... Oh !
ne vous gênez pas si le mot vous soulage ! Mais honte ou non, ce mariage est un fait... oui un fait... et je tiens à ce qu’il entre désormais dans l’ordre même des faits.
— C’est-à-dire ? — C’est-à-dire. .
Elle sourit silencieusement, puis d’un ton bref :
— Mais, rien de plus simple, je pense. C’est-à-dire que je suis votre femme et que je suis lasse de n’être pas présentée comme votre femme !
Elle avait regardé Robert entre les deux yeux, comme pour se rendre compte de l’effet produit, et,
ensuite, les bras croisés, légèrement lenversée sur le dossier de sa chaise, elle attendait la réponse du comte.
Robert avait bien envie d’en rester là et de rompre l’entretien brusquement. Il respectait encore, dans cette créature qu’il connaissait maintenant, la femme idéale qu’il avait cru rencontrer et il redoutait de lais
ser échapper, en une parole brutale, quelqu’une des pensées qui lui gonflaient la poitrine.
— Vous me comprenez bien ? répéta Ellen, après un montent. Je suis la comtesse de Montbrun et je veux qu’on me reconnaisse comme telle !
— Je croyais, dit alors très froidement le comte, que vous aviez accepté le marché proposé.
— Le marché ? Quel marché ?
— A chacun de nous sa liberté !... Cyprienne à moi, à vous une partie de ma fortune et ensuite au hasard de la vie !
— Oui, j’avais accepté cela, c’est vrai ! fit-elle. Mais c’était une duperie. C’est beaucoup, l’argent. Ce n’est rien à côté d’un nom ! J’ajoute que je suis lasse de ne pas embrasser ma fille. Vous comprenez cela, n’est-ce pas?
Un éclair de paternel amour traversait les yeux de Robert et, comme il pensait à Cyprienne, sa lèvre se plissait sous un sourire attendri, où il y avait l’appétit d’un baiser.
— Elle doit m’avoir oubliée, ma fille. Mais j’aime à croire que vous ne lui avez pas désappris le nom de sa mère !
— Les braves gens qui l élèvent, répondit froidement M. de Montbrun, ont l’habitude de lui faire, tous les soirs, dire sa prière en y mêlant votre nom !
— Ah!... fit Ellen.
Elle ajouta, presque brusquement, un « merci » qui, dans sa rapidité, semblait farouche.
Puis tout d’un coup :
— Je voudrais la voir, moi, Cyprienne!
— La voir, soit!... Du moment qu’il ne s’agit pas de l’élever !
— Ah! mon cher Robert... prenez garde! Vous allez devenir insolent!... C’est un défaut que je ne vous connaissais pas!... Il est vrai, dit-eile en repre
nant le ton ironique, que le caraclère change avec les goûts .. Vous devenez peut-être, à la fois, agressif quand il s’agit de moi... et — comment dirai-je? — idyllique, oui, voilà le mot, quand il s’agit d’une autre !
Elle avait encore ce regard aigu, narquois, qui malicieusement semblait fouiller dans la pensée du jeune comte, la ptreer avec une acuité de vrille.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?... demanda M. de Montbrun.
— Je n’ai pas bes fin de m’expliquer. Vous m’entendez parfaitement.
— Je n’entends que ce qu’on me dit en toute franchise. Mais les insinuations et les perfidies, je ne les comprends pas !
— Eh! bien, dit Ellen, je dois vous avertir que la province a ses petits bavardages, o.nme le beuk vard...
et qu’à tout prendre, il est difficile de vivre ig. oré, à Trouville, quand on s’appelle M. de Mon;brun, en toutes Lttres, sur la liste des étrangers.
— Trouville? demanda Robert.
— Oui, Trouville. Il y avait, en même temps que vous, à Trouville, une très aimable jeune personne qui, dit-on, ne vous était pas indifférente... C’est M. de Réville, tenez, qui m’a dit cela... Ces journalistes ! Ils connaissent tout... Et je sais que Mlle Verdier...
— VouUz-vous me faire une grâce? interrompit le