M. Perrichon, qui ne se préoccupe ni de la mort soudaine du prince Frédéric- Charles ni de la chute du cabinet Glads
tone, M. Perrichon, patriote avant tout, est navré depuis dimanche. M. Perrichon ne digère pas la victoire du cheval anglais. Il est humi
lié, M. Perrichon ! Il a encore dans les oreilles le bruit des bouchons de champagne qui sautent et deshurrahs qui éclatent. Célébrer sur la terre de France la victoire d’un cheval britannique paraît un outrage à M. Perrichon.
— Après tout, nous avons gagné onze fois le Grand Prix, se dit-il, et eux neuf fois seulement et puis par bonheur, ils ont le Soudan pour rabattre leur caquet ! La victoire de Paradox ne doit pas, j’espère, les consoler de la défaite de Gordon.
Mais le bruit se répand que Gordon n’est pas mort et tout le beau calcul de compensations patriotiques de M. Perrichon tomberait dans l’eau si, en effet, Gordon était vivant.
Est-il vivant ? Je n’en crois rien. Les Orientaux vont vite dans la fabrication des légendes et ils ont eu tôt fait de ressusciter Gordon comme ils s’étaient —malheureusement—empressés de l’occire. Rochefort conseillait, l’autre jour, à Gordon, en supposant qu’il fût vivant, de ne pas imiter le colonel Chabert, que quelques uns avaient pleuré et que personne ne voulait plus reconnaître. Le pauvre et héroïque Gordon n’aura pas, hélas, à suivre le conseil du publiciste narquois par la bonne raison qu’il habite un pays cù on ne lit plus les journaux et où tous les bruits de la terre semblent (ce qu’ils sont) parfaitement indifférents.
Ils étaient cependant curieux à lire, les journaux, au lendemain du Grand Prix! M. Perrichon y aurait appris que cette course, dont la valeur se montait à 147,600 francs (quant aux paris, on ne les compte pas!) avait été courue en trois minutes vingt-cinq secondes!
Près de cinquante mille francs gagnés par minute ! C’est assez coquet.
M. Perrichon aurait appris aussi, par les journaux, que M. Brodrick-Cloete, le propriétaire de Paradox est un aimable homme d’une trentaine d’années « qui ressemble énormément à M. Torrance. » Ce rensei
gnement n’eût peut-être pas fixé définitivement M. Per


richon, qui connaît peu M. Torrance, mais enfin on


est toujours content de savoir que quelqu’un, qu’on n’a jamais vu, ressemble à une personne qu’on ne verra jamais.
C’est incroyable, le nombre de gens qui depuis dimanche nous disent :
— Il a de la chance le propriétaire de Paradox! Il l’a acheté du duc de Westminster, qui n’en voulait plus, et il gagne avec lui trois cent mille francs en trois prix. Vous savez comment il s’appelle ? M. Brodrick- Cloete.


Et, avec un air parfaitement renseigné :


— C’est un homme charmant. Il ressemble à M. Torrance !
Vive donc M. Brodrick-Cloete, qui ressemble à M. Torrance, et Paradox, qui ressemble à Little-Duck.
Le Grand Prix avait été précédé et suivi de la Fête des Fleurs. Jadis, le dimanche soir, le Grand Prix une fois couru, on allait à Mabille, et les coups de poing patriotiques s’échangeaient, parfois sur un air de Métra, entre deux coupes de Cliquot ou de Rcederer. Cette année, on est allé au Bois de Boulogne admirer la fête de nuit. Il avait fait un temps superbe,
et le soleil avait pris le parti des pauvres gens dont il est souvent le seul feu réchauffant. La Fête des Fleurs,
inondée l’an dernier, a été ruisselante de lumière cette fois, et tout serait pour le mieux sans ce programme,
que j’ai acheté dans l’espoir d’y trouver des morceaux de littérature, et qu’on avait bourré de réclames in


dustrielles et même du portrait d’un monsieur, fort joli homme, qui a fondé des palais qui n’existent pas encore !


François Coppée avait composé, pour ce numéro, un bien joli sonnet étrangement encadré par ces réclames. Mais, au Iota!, il s’agissait de donner de l’ar
gent aux pauvres. Les amateurs d’annonces les payaient, et la plus belle prose du monde ne vaut pas, en pareil cas, une réclame bien soldée.
Coppée est toujours prêt, du reste, quand il s’agit de donner — pour rien — son talent à ceux qui le lui demandent. C’est le plus alerte des académiciens,
comme M. Victor Duruy, que M. l’évêque Perr aud reçoit cette semaine en séance publique, en est le plus sculptural. C’est vrai : M. Duruy, historien des Ro
mains, ressemble absolument à un buste romain. Il y avait prédestination. Le profil de médaille antique du
savant professeur le condamnait à écrire un chefd’œuvre. Balzac voyait la destinée des gens dans leurs noms; on pourrait la déchiffrer aussi dans leur facies.
Elle aura été piquante, cette séance de l’Académie : un évêque recevant un ancien ministre de l’empire assez peu tendre aux idées du clergé ; Mgr Perraud, après avoir été jadis l’élève de M. Duruy, lui faisant, en quelque sorte, la leçon sous la voûte de l’Académie!
On prétend même que la leçon, primitivement, était plus vive. L’évêque reprochait assez vivement à son ancien maître d’avoir, dans son histoire, parlé des chrétiens trop sévèrement.
— J’en ai parlé selon ma conscience, a répondu M. Victor Duruy.
Et, sur son désir, l’évêque d’Autun a adouci le passage de sa réponse qui avait semblé un peu dur à son professeur d’autrefois.
Ce petit incident n’a pas été connu ou du moins on n’en a point parlé et pourtant il était, ce me semble, tout à l’éloge des deux académiciens : de M. Duruy qui ne transigeait pas sur les opinions émises et de M. Perrault qui effaçait avec une courtoisie parfaite tout ce qui avait paru trop rude.
Cette réception une fois terminée, l’Académie s’occupera des élections futures. Il y a, pour succéder à Edmond About, deux poètes sur les rangs, un roman
cier et un homme politique. On assure que c’est l’homme politique qui l’emportera. M. Léon Say, qui a écrit quelques brochures et prononcé quelques discours, battra, dit-on, M. de Bornier, M. Gus


tave Droz et M. Eugène Manuel. C’est que M. Léon


Say est un homme considérable et que l’Académie tient autant de compte des titres personnels que des titres littéraires. Le maréchal de Saxe, comme on lui parlait pour la première fois de le faire académicien, écrivait à un ami cette lettre demeurée célèbre :
« Ils veule me faire accadémicien ; cela m’irè corne une bague à un cha. »
M. Léon Say est un tout autre lettré, Dieu merci, que Maurice de Saxe ! Il possède une des bibliothèques les plus précieuses de ce temps. Toutes ses ha
rangues et tous ses écrits sont marqués au coin du
meilleur style. Et, pour comble de fortune, voilà que Victor Hugo vient de le choisir pour son exécuteur testamentaire, comme s’il le désignait ainsi, par une distinction posthume, aux suffrages de ses collègues.
Au total, Victor Hugo aura vraisemblablement fait — par delà le tombeau—deux académiciens : M.Léon Say et M. Leconte de Lisle.
Mais nous prophétisons là un peu au hasard et le mieux est peut-être d’attendre les événements.
Un événement extraordinaire, c’est la cause, désormais célèbre, de l’horloger Pel. Pel, empoisonneur artiste et brûleur de cadavres, a de chauds partisans encore, des partisans presque aussi chauds que les poêles où il faisait incinérer ses victimes. Croire à l’honnêteté de Pel est pousser le paradoxe un peu loin.
Je sais bien que l’horloger, l’autre jour, avait réponse à tout : « On a trouvé du sang sur vos murs ! —- C’est que je saignais du nez ! — Vous bouchiez vos fenêtres avec vos tapis lorsque vous faisiez brûler les corps dans votre poêle. — C’est que je crains les courants d’air qui donnent des névralgies ! » Oh ! il ne s’est pas démenti ! Pour être un homme fort, c’est un homme fort ! Mais un homme fort peut être aussi un homme fort coupable et le jury a été de cet avis. Et cela parait si étrange aujourd’hui, un jury qui a le courage de condamner, qu’il s’est trouvé des gens pour crier à l’exagération.
— En somme, a-t-os la preuve du crime?
Il est évident qu’on n’a pas saisi Pel en flagrant délit d’empoisonnement mais on est, je pense, à peu près certain, que les victimes sont mortes, bien mortes, intoxiquées et carbonisées, et cela peut être une rai
son de trouver que Pel ne mérite pas tout à fait le prix Montyon.
Il faut reconnaître que le physique de Pel n’a pas peu contribué à sa condamnation. Le visage est si
nistre. M. Albert Bataille l’a comparé fort justement à Méphistophélès, j’entends une sotte de Méphisto cari
catural. Supposez que l horloger eût la figure paterne et rougeaude d’un bon bourgeois du Pvlarais, il est bien possible que certains membres du jury eussent hésité à prononcer le fameux oui, il est coupable !
— Un scélérat, disait à ce propos, une dame écervelée, devrait toujours avoir la précaution de choisir un visage d’honnête homme!
Mon Dieu, un journaliste — qui devrait, par état, éviter les naïvetés — n’a-t-il pas écrit, à propos de ce même Pel, au lendemain de la condamnation :
« Pel, après le verdict, a été ramené à la Conciergerie. Il n’a rien voulu prendre. La nuit, seulement, il a goûté un peu de repos... »


Après cela, il n’y a rien à dire.


Et Sigurd? C’est un succès, Sigurd, à Paris, comme à Bruxelles et comme à Lyon. La salle était superbe. Une salle d’hiver en plein été, resplendis
sante. Et ce n’est pas un mince mérite d’avoir, avec la poésie des Niebelungen, séduit, conquis des gens, de jolies femmes surtout, dont la grande préoccupation secrète était la toilette qu’elles arboreraient, à Longchamps, deux jours après.
Ernest Reyer n’assistait pas à son succès. Il fumait sa cigarette chez des amis. On lui avait, la veille, coupé — ou voulu couper — des morceaux auxquels il tenait, et on lui donnait pour raison que le spectacle finirait trop tard. Reyer s’était alors retiré et iî laissait Sigurd, Hilda, Günther et ses autres héros braver le public de la première. Il a été enlevé, ce public, et voilà Reyer consolé du temps où un directeur de l’Opéra lui disait :
— Je la jouerai, votre Cigiie ! Je la jouerai ! Mais Emile Augier a déjà écrit une chose comme ça !
Bref, Sigurd, le Grand Prix, la Fête des Fleurs, la réception de M. Duruy, voilà le grand roulement final de la saison parisienne. Maintenant, à nos malles ! Aux eaux ! Aux champs! A Trouville! Au départ!
En route!... Pas encore. Le Théâtre-Français donne, un peu tard, à mon avis, une Apothéose de Victor Hugo, très éloquemment écrite par un poète applaudi déjà, M. Paul Delair. On y entend, tour à tour, le Peuple, l’Océan, la France et l’Enfant louer et saluer le poète de la pitié. Et, pendant qu’on applaudissait le nom
d’Hugo, je revoyais par la pensée, Victor Hugo, làbas, dans la loge du fond du théâtre, à la répétition générale du Ruy-Blas.
Il y avait dans la salle l’élite même de la littérature contemporaine, l’état-major de la France. Tout le monde se leva. Victor Hugo, debout, saluait. Toutes les mains battaient. C’est, je crois, un des hommages les plus discrets et les plus profonds qu’ait jamais reçu le poète.
Maintenant c’est la gloire, c’est l’acclamation, c’est l’apothéose, mais il n’est plus là !
Il aurait souri lui-même au vote du conseil municipal de Privas qui vient de substituer son nom — rue Victor Hugo à celui de rue Diane de Poitiers, et là-haut je suis certain qu’il s’en excuse auprès de la royale maîtresse avec sa politesse ordinaire. Diane de Poi
tiers dépossédée par Victor Hugo ! C’est charmant : c’est l’épilogue du Roi s’amuse.
Hélas, M. Perrichon — dont je parlais, tout à l’heure, pourra constater, cette fo’s, un événement plus attristant que la victoire de Paradox, c’est la mort de l’amiral Courbet.
Les deuils continuent pour la France. Le marin meurt en mer, à bord du navire-amiral, tué par la maladie comme par une balle. On a ouvert le Panthéon aux gloires nationales.
Le soldat qui meurt pour le pays y entrera après le poète qui a chanté la patrie.
Perdican.
COURRIER DE PARIS