Elle avait regardé sa montre.
Une femme de chambre entrait.
— Ma note, une voiture, et descendez mon sac de nuit.
— Bien, madame.
Ellen se tourna vers M. de Montbrun et, le toisant des pieds à la tête, ironique et la menace insolemment aiguisée dans un petit sourire :
— Vous, à bientôt, darling!
Et ce cher nom de tendresse entrait au cœur du jeune homme comme une aiguille rougie au feu.
Il descendit en même temps qu’Ellen. On ne trouvait pas de voiture. Un des garçons du Grand Monarque avait emporté le sac de nuit de la jeune femme.
— Soit, dit-elle. J’irai au railway a pied !
Elle se retourna vers Robert, et avec son sourire narquois :
— Je ne vous demande pas de m’accompagner.
Dans la nuit, lorsqu’elle sortit avec le comte, la rue était silencieuse, et Melun endormi ; les deux hommes qui les entrevirent, en sortant de la préfecture, pas
saient presque seuls devant l’hôtel fermé et, sous le bec de gaz, Guénaut et Cappois, stupéfaits, regardèrent Ellen qu’ils ne connaissaient pas.
Et c’est alors que leur œil, très fin, avait cru reconnaître une autre femme.
Ellen, marchant très vite, s’enfonçait déjà dans la nuit, vers les rues qui menaient à la gare et Robert, se rappelant ce qu’elle avait dit en parlant de Cyprienne, rentrait à l’hôtel, écrivait en hâte une dépêche à Romain Ruaud, à Villerville, et ordonnait à son domestique de la porter au télégraphe, en toute hâte.
Il ajouta :
— Demain, nous irons à Fontainebleau. Vous avez vos cousins Debray à Avon, n’est-ce pas?
— Oui, monsieur le comte.
Ils se chargeraient bien de veiller sur un enfant? — Mais... oui, monsieur le comte. — Vous me conduirez chez eux ! — Bien, monsieur le comte.
— Allez vite !
VIII
Mme Herblay, en attendant le commandant Verdier, interrogeait depuis une demi-heure Emile Ducasse sur les incidents de la veille, à la fête de Chailly. Le jeune Pitt était enchanté. Il pouvait donner à la char
mante femme un aperçu de ses idées politiques et de la façon toute particulière dont il entendait la tactique électorale 1 Ah ! s’il avait, hier, été électeur seulement... électeur dans la circonscription ! comme il eût jeté — l’expresfion lui appartenait — l’épée de son discours dans la balance de la discussion!
— Alors, demandait Henriette, avec un peu d’inquiétude, le commandant?
Ducasse hochait légèrement sa tête blonde.
— Oh! un digne homme... Un brave homme... Un charmant homme, le commandant ... Mais la manœuvre
d’une pièce d’artillerie ne ressemblait pas à la science d’une réunion politique!... Ce satané Garousse était « sur le terrain oratoire » un tacticien supérieur à Verdier.
— Garousse?
— Oui, madame, Garousse.
— Il serait stupéfiant, dit-elle, que ce Garousse recueillît la succession Charvet... Mais c’est impossible !
Elle avait mis quelques secondes de réflexion entre la première phrase et la seconde et les yeux de Ducasse s’étaient imprégnés d’une certaine langueur at
tendrie, lorsqu’elle prononçait la succession Charvet. Les regards d’un gourmet devant un plat fin, d’un amou
reux contemplant l’objet adoré ont de ces tendresses touchantes.
Et Mme Herblay mettait tant de grâce et comme une harmonie tentatrice dans ces trois mots qui, pour des profanes, eussent évoqué des idées funèbres d’héritage tandis que, pour Ducasse, ils résumaient toute une situation glorieuse, des ambitions tribunitiennes, et une longue, longue suite de triomphes constatés par Y Officiel!...
L’honorable successeur de l honorable M. Charvet! Emile entendait bruire la phrase — qui serait évidem
ment dite au Palais Bourbon — et il n’y avait pas, au monde, de baisers de femme qui eussent, à ses oreillès, la douceur musicale de ce titre-là !...
A écouter Henriette, il oubliait presque de la regarder et cependant Mme Herblay était assez jolie pour retenir l’attention d’un jeune homme de goût,
eût-il la cervelle encombrée par les harangues de Billy et les ressouvenirs des northistes et des foxistes.
Elle port ait, ce matin-là, une toilette crème, à dentelles blanches et, autour de sa taille, une ceinture russe, aux reflets moirés d’argent, qui semblait un serpent enroulé. Cette taille souple avait des ondula
tions d’une grâce fine d’almée arabe, mais naturelle. Les petites mains, nerveuses, tenaient un livre qu’elles tournaient, retournaient, dont elles jouaient comme d’un éventail. Et Ducasse regardait, à la fois, les mains, qui étaient jolies, et le livre qui était sérieux : Darwin !
— Mais, je vous ai interrompue, fit Emile. Vous lisiez Darwfin?
Henriette sourit.
— Je le relisais 1
Ducasse glissa sur Darwin une opinion toute faite, —- un de ces mots qu’il portait sur lui, tout préparés, pour les bonnes occasions— puis il profita de la pa
renthèse pour glisser le nom de ce compatriote de Darwfin : le grand Pitt!
— Ah! quel homme! La France n’avait pas un homme pareil !
— Ni la France, ni l’Angleterre, rectifia Mme Herblay.
Emile était bien de cet avis. Mais, du moins,la Grande Bretagne savait honorer ses grands hommes. Le pre
mier ministère de Pitt avait duré dix-sept ans. Dix-sept ans, à la bonne heure ! II valait la peine alors d’accep
ter un portefeuille ! Et lorsque Pitt était malade, oui,
lorsqu’il était malade et revenait à la santé, Londres illuminait comme s’il se fût agi d’une victoire ! Voilà un peuple 1
Et Ducasse s’exaltait.
La motion d’un vote de funérailles publiques et d’un monument élevé à Pitt passait à la majorité de 288 voix contre 89, et la Chambre des Communes votait un million tout rond, quarante mille livres, pour payer les dettes de Pitt 1 Quel pays, madamei Et quel temps!
Et, là, tout à côté de cette jolie femme élégante et qui le regardait doucement de ses grands yeuxnoirs,le vice-président de la conférence Montesquieu s’exaltait — pour qui? — pour cette séduction, ce sourire de femme, ces cheveux noirs et ces petites mains ? Pas du tout. Mais pour Pitt, William Pitt, Billy! EfDucasse récitait, commentait, détaillait le fameux discours de Bihy sur la réforme électorale et racontait comment,
en parlant de cet homme universel, un fabricant de coton de Manchester disait,après lui avoir parlé : « On croirait qu’il a passé sa vie dans une filature! »
—Et dire, ajoutait Emile, que c’est la nouvelle de là bataille d’Austerlitz qui l’a accablé... qui l’a tuél
Il en arrivait presque à maudire Austerlitz qui tombait là sur le crâne du grand ministre et détruisait ses combinaisons. Austerlitz prenait tout à coup
pour Ducasse l’apparence d’un malheur public et Mme Herblay avait toutes les peines du monde à con
soler ce jeune homme, devenu brusquement pensif, de la perte de William Pitt.
— Eh ! bien, quoi? Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Ducasse ? Il est mort, Pitt! Oui, il est mort ! Il faut en prendre son parti!
— Moi, madame? Mais je ne m’en consolerai jamais 1 répondait Ducasse qui était sincère.
Alors Henriette, qui souriait, comptait sur ses jolis doigts.
— Pitt... né en 1759... mort en 1806... Aujourd’hui, eh I que voulez-vous ? Il y a longtemps qu’il aurait disparu, aujourd’hui, même sans Austerlitz !... Il aurait cent vingt-cinq ans ! On ne s’imagine pas William Pitt à cent vingt-cinq ans I
Mais, au contraire, cette idée que, lui, Ducasse, aurait pu — car les centenaires après tout ne sont pas des êtres fantastiques — vivre en même temps que Pitt, coudoyer et saluer le grand Pitt, même à cent vingt-cinq ans, rendait le jeune homme tout pâle et il trouvait, décidément, terriblement vide le monde où ne se rencontrait plus le fils de lord Chatam.
— Après tout, conclut Henriette, gentiment, si Pitt est mort, faites-le revivre!
Emile eut sur son visage, diplomatiquement aimable, une contraction involontaire et il ne put s’empêcher de répondre, après un petit soupir et avec une
expression de regret qui vaguement ressemblait à un reproche :
— Ah! madame, en disant cela, vous ne savez pas quelle plaie vous rouvrez en moi !
— Ah ! bah ? fit Henriette.
Le pauvre Emile avait tout à fait devant elle l’attitude d’un soupirant à qui un aveu monte aux lèvres et qui tremble, et qui n’ose pas.
— Il y a une chose qui me navre, qui me torture, qui m’humilie...
— Voulez-vous un verre d’eau ? interrompit Mme Herblay.
— Merci. Mais quanl je pense qu’à mon âge, à mon âge... Pitt... le grand Pitt!... — Oui... enfin Pitt?
— Pitt avait déjà prononcé ce fameux discours dont je vous entretenais tout à l’heure, et que moi, moi...
Mme Herblay étudiait, avec une expression tout à fait nouvelle, Emile Ducasse, à mesure qu’il pariait. Elle lui trouvait la voix nette, bien timbrée, le geste sobre et l’aspect parlementaire 1
— Oh ! dit-elle, vous êtes si jeune, M. Ducasse! — Si jeune, madame?
Il avait tressailli comme si on l’eût insulté. Si jeune? Il regrettait de n’avoir pas une calvitie précoce pour excuser cette horrible jeunesse dont on osait l’accuser.
— Bah! interrompit Mme Herblay, un jour ou l’autre vous aurez votre moment à la tribune.
— Comme lui, oui, madame, et si jamais cette joie m’est accordée!...
Il y avait, dans le regard ardent d’Emile, tout un monde de périphrases futures et Mme Herblay com
mençait à trouver, en effet, que le vice-président de la conférence Montesquieu, correctement boutonné dans sa redingote, avait des allures d’homme d’Etat. Il ressemblait à M. Molé, jeune.
— S’il avait du talent, cependant? songeait-elle... L’égide que le pays cherchait, la fameuse égide,
l’égide que tour à tour avaient tenue Javouillet et Charvet et qui se trouvait, présentement, aux mains de Verdier... la tutélaire égide, peut-être était-ce Emile Ducasse qui devait l’étendre sur la circonscription tout entière...
Henriette avait remarqué avec quelle sûreté de coup d’œil Ducasse jugeait l’état des esprits. Ah! si le commandant Verdier possédait cette science particulière de la matière électoraleI Et elle ramenait Ducasse au récit des épisodes de la veille.
Emile lui racontait l’histoire du boucher qui ne voulait pas se compromettre, et il ajoutait :
— Ah ! si vous aviez été là, madame ! — Moi. Comment, moi?
— Eh ! parbleu, vous l’auriez séduit, ce boucher ! II n’aurait plus hésité!... Je gage que vous feriez,
pour votre candidat, ce que la duchesse de Devonshire fit, un jour, pour le sien!
Henriette s’était mise à rire.
— Je sais que la duchesse de Devonshire proposa à un boucher, justement, d’échanger le vote du tueur de bœufs, contre un baiser qu’elle accorderait... C’est cela que vous voulez dire ? — Oui, fit Emile.
— Mais, prenez garde... Vous savez que c’est pour Fox, et non pour votre ami Pitt, que la duchesse fai
sait voter ! Quoi qu’il en soit, vous avez raison 1 Je ferais l’impossible pour que notre candidat réussît !...
Elle s’était levée, apercevant du fond de son salon, Verdier et sa nièce qui traversaient le jardin, ensoleillé déjà.
— Le voici justement, dit-elle.
Et, pendant que Ducasse se levait aussi, correct, poli, et regardant le commandant qui venait douce
ment, Mme Herblay enveloppa d’un coup d’œil le jeune parlementaire, hocha la tête et dit tout à coup :
— C est peut-être dommage !
— Quoi donc, madame ? Qu’est-ce qui est dommage?
— Rien. Mais je réfléchis...
Elle le regardait toujours, comme si elle eût passé une inspection, puis elle ajouta :
— Vous étiez peut-être papable! Bah ! dit-elle encore, ça viendra !
Et le jeune Ducasse retrouva en lui-même l’impression de triomphe et d’espoir de ses premiers succès
Une femme de chambre entrait.
— Ma note, une voiture, et descendez mon sac de nuit.
— Bien, madame.
Ellen se tourna vers M. de Montbrun et, le toisant des pieds à la tête, ironique et la menace insolemment aiguisée dans un petit sourire :
— Vous, à bientôt, darling!
Et ce cher nom de tendresse entrait au cœur du jeune homme comme une aiguille rougie au feu.
Il descendit en même temps qu’Ellen. On ne trouvait pas de voiture. Un des garçons du Grand Monarque avait emporté le sac de nuit de la jeune femme.
— Soit, dit-elle. J’irai au railway a pied !
Elle se retourna vers Robert, et avec son sourire narquois :
— Je ne vous demande pas de m’accompagner.
Dans la nuit, lorsqu’elle sortit avec le comte, la rue était silencieuse, et Melun endormi ; les deux hommes qui les entrevirent, en sortant de la préfecture, pas
saient presque seuls devant l’hôtel fermé et, sous le bec de gaz, Guénaut et Cappois, stupéfaits, regardèrent Ellen qu’ils ne connaissaient pas.
Et c’est alors que leur œil, très fin, avait cru reconnaître une autre femme.
Ellen, marchant très vite, s’enfonçait déjà dans la nuit, vers les rues qui menaient à la gare et Robert, se rappelant ce qu’elle avait dit en parlant de Cyprienne, rentrait à l’hôtel, écrivait en hâte une dépêche à Romain Ruaud, à Villerville, et ordonnait à son domestique de la porter au télégraphe, en toute hâte.
Il ajouta :
— Demain, nous irons à Fontainebleau. Vous avez vos cousins Debray à Avon, n’est-ce pas?
— Oui, monsieur le comte.
Ils se chargeraient bien de veiller sur un enfant? — Mais... oui, monsieur le comte. — Vous me conduirez chez eux ! — Bien, monsieur le comte.
— Allez vite !
VIII
Mme Herblay, en attendant le commandant Verdier, interrogeait depuis une demi-heure Emile Ducasse sur les incidents de la veille, à la fête de Chailly. Le jeune Pitt était enchanté. Il pouvait donner à la char
mante femme un aperçu de ses idées politiques et de la façon toute particulière dont il entendait la tactique électorale 1 Ah ! s’il avait, hier, été électeur seulement... électeur dans la circonscription ! comme il eût jeté — l’expresfion lui appartenait — l’épée de son discours dans la balance de la discussion!
— Alors, demandait Henriette, avec un peu d’inquiétude, le commandant?
Ducasse hochait légèrement sa tête blonde.
— Oh! un digne homme... Un brave homme... Un charmant homme, le commandant ... Mais la manœuvre
d’une pièce d’artillerie ne ressemblait pas à la science d’une réunion politique!... Ce satané Garousse était « sur le terrain oratoire » un tacticien supérieur à Verdier.
— Garousse?
— Oui, madame, Garousse.
— Il serait stupéfiant, dit-elle, que ce Garousse recueillît la succession Charvet... Mais c’est impossible !
Elle avait mis quelques secondes de réflexion entre la première phrase et la seconde et les yeux de Ducasse s’étaient imprégnés d’une certaine langueur at
tendrie, lorsqu’elle prononçait la succession Charvet. Les regards d’un gourmet devant un plat fin, d’un amou
reux contemplant l’objet adoré ont de ces tendresses touchantes.
Et Mme Herblay mettait tant de grâce et comme une harmonie tentatrice dans ces trois mots qui, pour des profanes, eussent évoqué des idées funèbres d’héritage tandis que, pour Ducasse, ils résumaient toute une situation glorieuse, des ambitions tribunitiennes, et une longue, longue suite de triomphes constatés par Y Officiel!...
L’honorable successeur de l honorable M. Charvet! Emile entendait bruire la phrase — qui serait évidem
ment dite au Palais Bourbon — et il n’y avait pas, au monde, de baisers de femme qui eussent, à ses oreillès, la douceur musicale de ce titre-là !...
A écouter Henriette, il oubliait presque de la regarder et cependant Mme Herblay était assez jolie pour retenir l’attention d’un jeune homme de goût,
eût-il la cervelle encombrée par les harangues de Billy et les ressouvenirs des northistes et des foxistes.
Elle port ait, ce matin-là, une toilette crème, à dentelles blanches et, autour de sa taille, une ceinture russe, aux reflets moirés d’argent, qui semblait un serpent enroulé. Cette taille souple avait des ondula
tions d’une grâce fine d’almée arabe, mais naturelle. Les petites mains, nerveuses, tenaient un livre qu’elles tournaient, retournaient, dont elles jouaient comme d’un éventail. Et Ducasse regardait, à la fois, les mains, qui étaient jolies, et le livre qui était sérieux : Darwin !
— Mais, je vous ai interrompue, fit Emile. Vous lisiez Darwfin?
Henriette sourit.
— Je le relisais 1
Ducasse glissa sur Darwin une opinion toute faite, —- un de ces mots qu’il portait sur lui, tout préparés, pour les bonnes occasions— puis il profita de la pa
renthèse pour glisser le nom de ce compatriote de Darwfin : le grand Pitt!
— Ah! quel homme! La France n’avait pas un homme pareil !
— Ni la France, ni l’Angleterre, rectifia Mme Herblay.
Emile était bien de cet avis. Mais, du moins,la Grande Bretagne savait honorer ses grands hommes. Le pre
mier ministère de Pitt avait duré dix-sept ans. Dix-sept ans, à la bonne heure ! II valait la peine alors d’accep
ter un portefeuille ! Et lorsque Pitt était malade, oui,
lorsqu’il était malade et revenait à la santé, Londres illuminait comme s’il se fût agi d’une victoire ! Voilà un peuple 1
Et Ducasse s’exaltait.
La motion d’un vote de funérailles publiques et d’un monument élevé à Pitt passait à la majorité de 288 voix contre 89, et la Chambre des Communes votait un million tout rond, quarante mille livres, pour payer les dettes de Pitt 1 Quel pays, madamei Et quel temps!
Et, là, tout à côté de cette jolie femme élégante et qui le regardait doucement de ses grands yeuxnoirs,le vice-président de la conférence Montesquieu s’exaltait — pour qui? — pour cette séduction, ce sourire de femme, ces cheveux noirs et ces petites mains ? Pas du tout. Mais pour Pitt, William Pitt, Billy! EfDucasse récitait, commentait, détaillait le fameux discours de Bihy sur la réforme électorale et racontait comment,
en parlant de cet homme universel, un fabricant de coton de Manchester disait,après lui avoir parlé : « On croirait qu’il a passé sa vie dans une filature! »
—Et dire, ajoutait Emile, que c’est la nouvelle de là bataille d’Austerlitz qui l’a accablé... qui l’a tuél
Il en arrivait presque à maudire Austerlitz qui tombait là sur le crâne du grand ministre et détruisait ses combinaisons. Austerlitz prenait tout à coup
pour Ducasse l’apparence d’un malheur public et Mme Herblay avait toutes les peines du monde à con
soler ce jeune homme, devenu brusquement pensif, de la perte de William Pitt.
— Eh ! bien, quoi? Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Ducasse ? Il est mort, Pitt! Oui, il est mort ! Il faut en prendre son parti!
— Moi, madame? Mais je ne m’en consolerai jamais 1 répondait Ducasse qui était sincère.
Alors Henriette, qui souriait, comptait sur ses jolis doigts.
— Pitt... né en 1759... mort en 1806... Aujourd’hui, eh I que voulez-vous ? Il y a longtemps qu’il aurait disparu, aujourd’hui, même sans Austerlitz !... Il aurait cent vingt-cinq ans ! On ne s’imagine pas William Pitt à cent vingt-cinq ans I
Mais, au contraire, cette idée que, lui, Ducasse, aurait pu — car les centenaires après tout ne sont pas des êtres fantastiques — vivre en même temps que Pitt, coudoyer et saluer le grand Pitt, même à cent vingt-cinq ans, rendait le jeune homme tout pâle et il trouvait, décidément, terriblement vide le monde où ne se rencontrait plus le fils de lord Chatam.
— Après tout, conclut Henriette, gentiment, si Pitt est mort, faites-le revivre!
Emile eut sur son visage, diplomatiquement aimable, une contraction involontaire et il ne put s’empêcher de répondre, après un petit soupir et avec une
expression de regret qui vaguement ressemblait à un reproche :
— Ah! madame, en disant cela, vous ne savez pas quelle plaie vous rouvrez en moi !
— Ah ! bah ? fit Henriette.
Le pauvre Emile avait tout à fait devant elle l’attitude d’un soupirant à qui un aveu monte aux lèvres et qui tremble, et qui n’ose pas.
— Il y a une chose qui me navre, qui me torture, qui m’humilie...
— Voulez-vous un verre d’eau ? interrompit Mme Herblay.
— Merci. Mais quanl je pense qu’à mon âge, à mon âge... Pitt... le grand Pitt!... — Oui... enfin Pitt?
— Pitt avait déjà prononcé ce fameux discours dont je vous entretenais tout à l’heure, et que moi, moi...
Mme Herblay étudiait, avec une expression tout à fait nouvelle, Emile Ducasse, à mesure qu’il pariait. Elle lui trouvait la voix nette, bien timbrée, le geste sobre et l’aspect parlementaire 1
— Oh ! dit-elle, vous êtes si jeune, M. Ducasse! — Si jeune, madame?
Il avait tressailli comme si on l’eût insulté. Si jeune? Il regrettait de n’avoir pas une calvitie précoce pour excuser cette horrible jeunesse dont on osait l’accuser.
— Bah! interrompit Mme Herblay, un jour ou l’autre vous aurez votre moment à la tribune.
— Comme lui, oui, madame, et si jamais cette joie m’est accordée!...
Il y avait, dans le regard ardent d’Emile, tout un monde de périphrases futures et Mme Herblay com
mençait à trouver, en effet, que le vice-président de la conférence Montesquieu, correctement boutonné dans sa redingote, avait des allures d’homme d’Etat. Il ressemblait à M. Molé, jeune.
— S’il avait du talent, cependant? songeait-elle... L’égide que le pays cherchait, la fameuse égide,
l’égide que tour à tour avaient tenue Javouillet et Charvet et qui se trouvait, présentement, aux mains de Verdier... la tutélaire égide, peut-être était-ce Emile Ducasse qui devait l’étendre sur la circonscription tout entière...
Henriette avait remarqué avec quelle sûreté de coup d’œil Ducasse jugeait l’état des esprits. Ah! si le commandant Verdier possédait cette science particulière de la matière électoraleI Et elle ramenait Ducasse au récit des épisodes de la veille.
Emile lui racontait l’histoire du boucher qui ne voulait pas se compromettre, et il ajoutait :
— Ah ! si vous aviez été là, madame ! — Moi. Comment, moi?
— Eh ! parbleu, vous l’auriez séduit, ce boucher ! II n’aurait plus hésité!... Je gage que vous feriez,
pour votre candidat, ce que la duchesse de Devonshire fit, un jour, pour le sien!
Henriette s’était mise à rire.
— Je sais que la duchesse de Devonshire proposa à un boucher, justement, d’échanger le vote du tueur de bœufs, contre un baiser qu’elle accorderait... C’est cela que vous voulez dire ? — Oui, fit Emile.
— Mais, prenez garde... Vous savez que c’est pour Fox, et non pour votre ami Pitt, que la duchesse fai
sait voter ! Quoi qu’il en soit, vous avez raison 1 Je ferais l’impossible pour que notre candidat réussît !...
Elle s’était levée, apercevant du fond de son salon, Verdier et sa nièce qui traversaient le jardin, ensoleillé déjà.
— Le voici justement, dit-elle.
Et, pendant que Ducasse se levait aussi, correct, poli, et regardant le commandant qui venait douce
ment, Mme Herblay enveloppa d’un coup d’œil le jeune parlementaire, hocha la tête et dit tout à coup :
— C est peut-être dommage !
— Quoi donc, madame ? Qu’est-ce qui est dommage?
— Rien. Mais je réfléchis...
Elle le regardait toujours, comme si elle eût passé une inspection, puis elle ajouta :
— Vous étiez peut-être papable! Bah ! dit-elle encore, ça viendra !
Et le jeune Ducasse retrouva en lui-même l’impression de triomphe et d’espoir de ses premiers succès