aux examens, lorsque devant lui s’ouvrait toute une perspective de plaidoiries et de harangues... Papable aujourd’hui !... Candidat demain peut être!
Il avait envie de porter à ses lèvres les petites mains de Mme Herblay et de les baiser correctement.
Le déjeuner qui suivit fut rapide. Le commandant Verdier n’avait pas très faim et il se sentait la gorge serrée : les morceaux ne passaient pas. Tout à l’heure, il lui fallait encore aller au-devant de ses électeurs faire parade de ses opinions et, avant de sortir, rédiger décidément avec Médéric Charvet —
qui allait venir — cette profession de foi qu’on devait afficher « pour emporter le morceau ! »
Par la porte ouverte de la salie à manger, Verdier, assis à côté de Mme Herblay, regardait avec une mé
lancolie profonde ce jardin que criblait maintenant le soleil de midi, faisant étinceler, comme des fragments de verre, le sable chauffé des allées. Et, tout à l’heure, par les villages, au bras de quelque Cappois influent, qui saluerait, çà et là, avec un sourire engageant, l’ombre des électeurs rencontrés, il faudrait aller, aller, aller toujours, sous le soleil cru, à l’heure où, dans le bourdonnement de la campagne ivre de lumière,
lorsque la chaleur fait comme une vapeur danser les atomes sur la terre criblée de rayons, quand le paysan s’endort, le ventre au soleil, la tête à l’ombre, — se reposant sous une haie, lui, il faudrait, suant et pei
nant, par les routes et bravant l’apoplexie, continuer à quêter, quémander les suffrages ! Et, comme y mettant une intention ironique, Ducasse, tout en man
geant, racontait les efforts de Garousse, sa tactique, son remue-ménage éternel. Il allait partout, se mon
trait partout, Garousse ! Il entrait dans les cabarets, trempait dans du vin vert sa lèvre sèche, buvait, par
lait, pérorait, grondait, tourbillonnait, tonnait. Une fière canaille, mais un rude homme !
Et Gilberte, l’œil inquiet, regardait son oncle tandis que parlait le disciple du grand Pitt.
La jeune fille savait bien à quoi pensait le commandant. Quelle tranquillité, à cette heure, dans la rue Mansart où ils seraient maintenant si cette candida
ture... Ou plutôt, non, Verdier avait promis à sa
nièce, depuis longtemps, d’aller passer une semaine à Versailles, pour se reposer. Et ils allaient accepter l’invitation d’un ancien compagnon d’autrefois, le vieux colonel Bourgeois, retiré dans une petite maison, près du Parc, avec sa femme. Verdier avait toujours adoré Versailles. Il songeait à s’y cloîtrer. Le calme de cette ville vaste, traversée de coups de clairon, de sons de tambour, lui plaisait. Il aimait à y conduire Gilberte. Il revivait un peu de sa vie en regardant, à travers la grille de la caserne, sur la place d’Armes, les soldats du génie faire l’exercice, ou, de l’autre côté, les tas de boulets empilés, les prolonges d’artillerie, les acces
soires de la guerre endormis là, paisibles et comme
inutiles. Et partout, dans ses promenades, au bout de l’avenue de Sceaux où des artilleurs montaient éter
nellement leur faction, devant les deux guérites du Quartier, à l’horizon de l’avenue de Paris ou de l avenue de St-Cloud, il apercevait, se détachant solide
ment, énorme masse blanche, sur le ciel clair des beaux jours ou le ciel d’encre des journées d’orage, le Châ
teau, ce château peuplé de fantômes, plein d’histoire, avec des salles rayonnantes de gloire et des corridors tachés de sang. Le commandant l’aimait, ce château, où, en quelques pas, il pouvait retrouver son histoire vivante, rencontrer, jeunes, minces, avec leurs épau
lettes d’aides-de-camp, escaladant ou trouant les murs de Constantine, les maréchaux qui l’avaient commandé, les chefs qu’il avait suivis. Une odeur de pou
dre lui semblait emplir encore ces salles des guerres d’Afrique, de Crimée, d’Italie. Des uniformes démo
dés et qu’il avait portés, semblaient flamboyer là,
dans des lumières de victoires. Verdier en sortait à la fois heureux et navré, fier de tant de gloires lointaines,
anxieux des revanches futures, mais il y retournait, il y retournait souvent, attiré par l’amertume même de ces images mélancoliques comme des feux évanouis,il y revenait et revenait sans cesse comme, éternellement, l’homme retournera aux épaves de sa vie, aux fantômes de sa jeunesse et aux spectres de ses amours.
Et, s’ils n’étaient pas venus à Dammarie, chez Mme Herblay, ils seraient, se disait Gilberte, avenue de la Reine, à Versailles, chez le colonel Bourgeois ! Là, le brave homme d’oncle ne songerait à rien qu’à
parler du passé, paisiblement, en fumant sa pipe avec le colonel. Tandis que maintenant... Et elle pensait à toute la fatigue physique qui attendait Verdier, dans un moment, sans compter les soucis...
C’est qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Mme Herblay dictait au commandant le programme de la journée. De midi à deux heures, promenade à pied. Poignées de mains. Causeries familières. — Quelques cigares distribués çà et là. Emile Ducasse les emporterait; il se chargerait de ce soin particulier.
— Oh! très important, les cigares! disait-il. Je connais des gens qui sont devenus ministres pour un cigare donné à propos, comme M. Laffitte est devenu millionnaire pour une épingle ramassée en temps voulu... Soignons le cigare !
Après la connaissance faite avec les électeurs de Dammarie, visite à la fabrique de dragées, sur la route de Melun. Une apparition à Melun même. Une visite au Préfet. Retour à Dammarie. Dîner. Et, après le dîner, lecture de la profession de foi, devant un comité composé de Guénaut — opinion hardie — de Cappois — opinion modérée —et de Charvet, qui venait tout exprès, en juge plutôt qu’en conseiller, en Mentor.
— C’est de son âge ! dit Mme Herblay qui regardait Emile Ducasse involontairement.
Allons! le pauvre commandant accomplirait point par point ce qui lui était ordonné! Il avait l’habitude de la consigne. Rapportait à ce métier de candidat l’obéissance passive du militaire. D’ailleurs, Fournerel, le car
rier, son ancien soldat, le piloterait à travers le pays où il était assez populaire et lui indiquerait les portes où il pouvait frapper. Frapper aux portes ! La perspective de ce métier de solliciteur gâtait encore ce déjeuner, pour Verdier, et les affres de la veille ve
naient encore le prendre en pleine poitrine. Encore les mêmes propos au fond des cabarets, les mêmes dis
cussions avec des électeurs parlant une langue qu’il ne comprenait pas! Qu’allait-il faire dans cette galère électorale ?
Un domestique vint annoncer à Mme Herblay que Fournerel était arrivé.
— Bon, dit Henriette. Commandant, maintenant, aux armes! Votre guide est prêt ! — Et bonne chance !
Elle lui tendait cette petite main que, tout à l’heure, contemplait Ducasse.
Emile, qui s’était levé en même temps que le commandant, demanda à Gilberte :
— Vous ne nous accompagnez pas, mademoiselle? Et Gilberte, le plus naturellement du monde : — Je le ferais volontiers, si je pouvais!
— La politique doit vous intéresser, n’est-ce pas ? — La politique? Non. Mais mon oncle, qui n’est
pas l homme de ces représentations et qui va passer encore une journée pénible.
— Oui, mais lorsqu’il sera élu, tout sera compensé!.. Vous serez fière d’être la nièce d’un homme qui gouverne son pays... Vous le conseillerez, vous le dirigerez.
— Moi?
— Eh ! il ne serait pas mauvais que les femmes eussent enfin une part au gouvernement... John Stuart Mill est d’avis....
Gilberte se mit à rire, d’un beau rire clair de jeune fille et, gaiement, elle demanda ce qu’elles en feraient,
les femmes, de cette part-là, puisqu’elles ne savaient pas toujours se diriger elles-mêmes.
Et, sur ces lèvres sérieuses, comme attristées déjà par des souvenirs passés, ce rire franc, vraiment jeune, prenait pourtant un vague accent mélancolique.
Non, non, ces choses-là ne la regardaient pas. Elles n’étaient pas faites pour elle. La politique — et Gil
berte disait cela gaiement, sans y mettre de malice — c’était bon pour Mme Herblay qui était une femme supérieure... tout à fait supérieure. Mais pour le commun des mortelles, non !
— Ce n’est pas cela qui me passionne ! dit-elle.
— Et... qu’est-ce qui vous passionne, vous, mademoiselle? demanda Emile.
— Moi ? fit-elle encore, comme tout à l’heure.
Elle le regarda bien en face, de ses beaux yeux limpides, sans même avoir l’air de comprendre ce que la question, un peu trop intime, avait de déplacé, et, très franchement :
— Moi ? Tout et rien.
— C’est beaucoup et ce n’est pas assez! — Croyez-vous ?
Henriette s’approchait, instinctivement curieuse de ce que pouvaient se dire ces deux jeunes gens et, un peu intriguée, sans savoir pourquoi, elle demanda à Gilberte si elle parlait de l’élection.
— A peu près, dit la jeune fille. Mais ce qui est certain, c’est que je serai très reconnaissante à M. Du
casse s’il veut bien mettre son talent au service de mon oncle !
— Eh ! mademoiselle, fit Emile en hochant la tête. Je le voudrais bien... Mais c’est impossible. Je ne suis pas électeur. C’est même assez ironique (il regardait Mme Herblay) je pourrais ici prendre la parole comme éligible... Comme électeur, cela m’est interdit!
Et il semblait être, tout à coup, devenu rêveur après avoir prononcé ce doux mot, harmonieux pour lui comme un son de harpe éolienne : éligible !
Mme Herblay disait tout bas à Gilberte :
— Vous avez raison de lui recommander votre oncle! Très bon avocat, M. Ducasse! Vice-président de la conférence Montesqu+ieu !
Elle ajouta, avec son habitude de chercher le mot... — Montesquieu, qui faisait de l’esprit sur les lois...ce qui le distingue de ceux qui font des lois sans esprit !
Le commandant était prêt à partir. Il mettait et remettait ses gants, se demandant ce qui était, en pareil cas, le plus convenable. M. Ducasse traita la question.
Avoir des gants était plus poli, n’en avoir pas était plus démocratique.
— Tranchez la question, commandant, dit-il. N’en mettez qu’un !
Il sourit, et regardant Mme Herblay
— Voilà de l’opportunisme ou je ne m’y connais pas !
Henriette commençait à le trouver spirituel.
Elle accompagna Emile et le commandant jusqu’à la grille. Fournerel, endimanché, sanglé dans sa redingote, attendait Verdier, comme au port d’armes.
Ce Fournerel, grand diable sec comme un pendu et fort comme un chêne, la face taillée à coups de serpe, les doigts noueux comme des ceps de vigne,
semblait farouche avec ses cheveux en broussaille, pleins de poudre de grès et ses moustaches noires; en réalité c’était le plus doux des hommes, passionné seulement en politique et s’y mettant, comme au travail, de tout cœur, de tous bras, hardiment.
Il devait aller sur la cirquantaine.
— Salut, mon commandant, dit-il en portant la main à son front. Il avait ôté son chapeau de feutre.
— Nous allons avoir du coton, mon commandant. Garousse est à Dammarie! — Ah! dit Verdier.
— Ohl il faut s’attendre à le rencontrer comme ça jusqu’à la fin, dans nos jambes!... Il a tenu ce matin une réunion, à Melun, chez Carnetin, le monteur de
bror.ze de la rue de la Juiverie... Monteur en bronze? plutôt un monteur de coups en bronze! Enfin! Quoi! nous sommes là, mon commandant, et d’attaque !
Il parlait, tout en marchant hors du château et Verdier se retournait de temps à autre pour revoir Gil
berte et il la saluait encore, à chaque pas, comme s’il lui en eût coûté de s’éloigner d’elle. Ducasse trouvait même le commandant passablement sentimental. Tant d’émotion pour une si petite aventure ! Des adieux comme s’il s’agissait de faire le tour du monde! Pas
du tout coulé dans le moule du great commoncr, le bon commandant!
Et déjà, allongeant leurs ombres sur le chemin blar.c de soleil et poudreux comme une route d’Italie, le candidat et son agent électoral traversaient le village et arrivaient sur la place de la Mairie.
Le bâtiment neuf de la mairie, s’élevait là, droit au centre du village, près de l’église, l’ancienne abbaye du Lys, entre plusieurs rues qui venaient toutes abou
tir en ce même centre comme autant de petites artères. La rue de Melun à gauche, à droite la rue de la Fon
taine où sur les cailloux courait gaiement une eau vire avec des lavandières penchées sur le courant clair, les bras nus trempant le linge blanc dans le ruisselet. La rue de Farey, en face de la mairie, menait encore à un bout de ruisseau, canalisé, et à une sente qui s’appe
lait la rue du Moulin. Autour de la façade rouge et blanche de la mairie, toute la vie de Dammarie se grou