LA SUCCESSION CHARVET
(Suite).
Vous avez été le capitaine de mon fils. Je suis le marquis de Montbrun !
Le commandant parut enchanté de retrouver le père du brave garçon qu’il avait vu si vaillant sur la Loire et, ou
bliant que M. de Montbrun était un adversaire — quoique le marquis n’eût pas consenti à poser sa candidature — il se mit à causer, un moment, à l’ombre des maisons qui coupait géométriquement d’un trait net et noir, la clarté aveuglante de la place.
Emile Ducasse trouvait que Verdier commettait là une erreur de tactique. Sur le pas des portes, les visages paraissaient étonnés. On se montrait le candidat de Mme Herblay se mettant à parler là, familière
ment, avec le marquis. Et encore s’ü n’y.-.aKa^eu que le marquis ! Mais l’ancien secrétaire de la mairie du temps de l’empire, Carnetin, le petit homme qui suivait M. de Montbrun, était là. Evidemment, le com
mandant ignorait le passé de Carnetin, un suppôt de tous les candidats officiels, autrefois, et qui avait fait des bassesses pour être décoré.
Ducasse remarquait facilement les effarements des habitants deDammarie; et Fournerel, qui, de ses doigts osseux, se tordait la moustache, murmurait entre ses dents :
— Le commandant fait une bévue ! On ne se montre pas avec Carnetin devant tout le monde!
Carnetin se tenait, du reste, sur la réserve, et regardait avec défiance Verdier qui, naïvement, parlait à M. de Montbrun de Robert et lui disait combien il avait de joie à le revoir. Pas un mot de politique.
Les chuchottements n’en couraient pas moins sur les lèvres, autour de la place, et l’épicier n’y voulait point croire. « Est-ce possible? Il connaît M. de Montbrun!... Qu’est-ce qu’ils se disent? »
Ducasse remarqua, à ce nom, que le commandant devint très pâle. L’Anguille de Melun ! Verdier se rap
pelait la plaisanterie absurde, l’article insolent lu, le matin, sur le banc ! Et l’idée que ce colporteur avait la pochette gonflée de ces numéros insultants et que cet homme répandait, vendait au détail, comme un marchand de drogues empoisonnées, la calomnie niaise et les railleries féroces, donnait au soldat l’envie d’aller lui arracher ces papiers maculés et de les jeter, déchirés d’un coup, dans le ruisseau.
—- Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? demanda Verdier à Fournerel.
— Qui ? Le marchand de journaux? — Oui.
Chauffour eut un sourire de mépris en regardant les journaux qu’il portait.
— Pas un mot, mon commandant. A qui le ditesvous? Il faut être des galvaudeux comme ceux qui écrivassent ces machines-là pour inventer des baliver
nes pareilles sur votre compte... On me chanterait ça aux oreilles, à moi, que je les enverrais promener un peu proprement, je vous en donne mon billet.
— Et tu les distribues, les... balivernes ? Et tu les vends ?
— Heu! je les distribue... Je les distribue sans les distribuer... Je ne contresigne pas tout ça, moi... Je débite ça, mais je proteste... Je fais un métier, quoi !
— Un vilain métier, Chauffour !
— Oh ! je sais bien que c est pas pour ça qu’on me campera la croix d’honneur, mon commandant!... Mais on prend ce qu’on trouve... Faut manger...
— Et boire !
— Et boire aussi, ça, c’est le chiendent... L’habitude de lever le coude, c’est ce qui est cause de tout... Aussi, c’est la faute à M. Guénaut! — M. Guénaut ?
— Le vétérinaire de Chailly. Oui !
— Qu’est-ce qu’il a fait, M. Guénaut?
— Ce qu’il a fait ! Je lui ai demandé de distribuer vos bulletins quand le moment serait venu... Alors il m’a répondu que j’étais trop ivrogne; le fait est que j’avais du raisin cassé dans la tête quand je lui deman
dais ça, à M. Guénaut! Tout de même je me suis senti vexé. . Et j’ai dit : « Ah ! tu me refuses les bul
letins du commandant, toi ? Eh bien, je prendrai ceux de Garousse». Et comme Garousse a fait un journal...
alors, quoi ! je vends le journal ! Mais ce n’est pas contre vous, mon commandant, que j’ai fait ça. Je me moque de Garousse comme d’une guigne et même, je vais vous dire, mon commandant, et même il ne serait pas nommé, Garousse, je serais encore dans ceux qui seraient enchantés... Parole! Je distribue ses numé
ros... je vends l’Anguille... oui, mais que ce soit moi ou un autre qui la vende, l’Anguille, ça ne lui donnera pas une voix de plus, à Garousse, il n’y aura pas plus pour ça de bulletins pour lui au fond de la boîte... Il me vient même une idée, tenez... Oui, si ce n’était pas voler l’argent de Garousse, je me paierais de m’a­ muser avec mon idée... Je tendrais comme ça les nu
méros de l’Anguille en disant : « Prenez... lisez... et n’en croyez pas un mot... C’est une canaille, Garousse, et tout ce qu’il dit du commandant — j’en sais quelque chose, moi — c’est des blagues! Voilà !
Le commandant était désarmé par cette stupéfiante inconscience. Il n’avait plus ni rancune contre Chauf
four, ni colère même contre les rédacteurs de l’Anguille. Tout cela lui paraissait quelque chose comme une ironique bouffonnerie dont il n’avait qu’à se moquer! Ah! politique!
Il haussa les épaules et tourna les talons, ne répondant pas à l’ancien artilleur, qui lui disait de sa voix d’alcoolique :
— M’en voulez pas, au moins, mon commandant ? Si m’en vouliez, je flanquerais le paquet de journaux dans la Seine! M’en voulez pas, dites?... Canaille de Garousse, val...
Et, comme s’il continuait à parler à Verdier :
— Demandez ! Demandez les journaux de Paris!...
tique du scrutin comme dans le jeu des révolutions... tout a une importance... tout. Et je ne réponds point que vous ne regrettiez pas un jour la poignée de main donnée à M. de Montbrun!
— On ne regrette jamais, cher monsieur, fit Verdier simplement, d avoir serré la main d’un homme d’honneur !
Ducasse laissa échapper un petit geste qui signifiait : « A votre aise, et cela vous regarde ! »
— Et maintenant, dit Fournerel, allons dire bonjour aux débitants !
Les coups de feu, secs et réguliers, du tir voisin retentissaient toujours, à des intervalles rapprochés.
M. de Montbrun avait disparu, avec Carnetin, du côté de Melun et, à l’angle même de la rue par la
quelle il s’en allait, un homme apparaissait, portant, suspendus à son côté dans une large poche de cuir,
des tas de journaux, et le chef coiffé d’une casquette de cuir à bande écarlate sur laquelle se détachait, en lettres noires, le titre du journal de Garousse : l’Anguille de Melun.
L’homme, d’une voix enrouée, criait dans le grand silence de la place tout ensoleillée :
— Demandez les journaux de Paris!... Achetez le nouveau journal du département ! Demandez l’Anguille !
que Verdier avait envie de saisir et de jeter au diable.
— Oh ! pensait Ducasse qui devinait la colère du commandant. Trop poli tout à l’heure. Trop violent, maintenant ! Il n’a décidément pas le flegme politique !
Fournerel, que les gens de la place entouraient, profitait de l’occasion pour raconter que la politique n’avait rien de commun avec les rapports du comman
dant et du marquis. Affaires de service, du temps de la guerre.
— C’est égal, disait l’épicier, se coller comme ça des poignées de mains, des gens qui représentent deux principes... C’est drôle!
Verdier regardait dans les prunelles Chauffour très embarrassé.
— On te paye cher, pour ce métier-là ? L’ancien soldat ne répondait pas.
— Voyons, Chauffour, dit le commandant, tu sais bien qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que ce petit papier raconte contre moi ?
— Commandant, fit le marquis après un moment, je ne regrette pas d’avoir refusé de poser ma can
didature dans la circonscription puisque j’aurais eu l’honneur de vous avoir pour adversaire! Battu,
j’aurais du moins été certain que notre coin de terre aura pour représentant un homme de cœur! — Voulez-vous me faire l’honneur de me donner la main, avant le tournoi?
Il souriait, aimable et un peu ému, en tendant à Verdier une main que le soldat serra en toute franchise.
— Diable, pensait Ducasse, les électeurs n’y doivent plus rien comprendre!
Et il regardait, autour de la place, les braves gens de Dummarie-les-Lys que cette poignée de mains entre gens d’opinions différentes déconcertait. M. de Mont
brun avait salué Verdier et s’éloignait, du côté de Melun, suivi de Carnetin qui trottinait d’un air rageur derrière l’ombre maigre du marquis allongée sur le sol de la place.
— Un charmant homme! dit le commandant qui le regardait s’éloigner. Et, son fils, un crâne garçon!
—- Inutile à dire, cela! mon cher commandant, fit Emile. A moi, passe! mais si l’on vous entendait!
— Comment! Si l’on m’entendait? Eh! bien, si l’on m’entendait ?
— Légitimiste, le marquis!
— Bon ! Ça l’empèche-t-il d’être charmant ?
— Consultez M. Fournerel, dit le jeune parlementaire, comme s’il dégageait sa personnalité du débat.
L’ancien soldat trouvait, en effet, que « monsieur » n’avait pas tort. Il était évident que des poignées de mains comme ça, oui, ça devait paraître drôle. Encore si le marquis avait été seul ! Mais le Carnetin ! Parler à Carnetin ! Connaître Carnetin !
— Mais, fit Verdier, je ne le connais pas, moi, Carne in! Qui est-ce, Carnetin?
— L’ancien agent électoral de Dulaurier et de Balieydier !
Tous ces noms tombaient sur Verdier comme des vocables d’une langue étrangère. Balleydier ! Dulau
rier! Carnetin! Jamais il ne les avait entendus de sa vie, ces noms-là!
— Eh bien! qu’est-ce que me font Ballaurier ou Dulaurier, est-ce que je sais, moi?
— Commandant, dit le jeune Ducasse, dans la tac
— Mais vous le connaissez, mon commandant. C’est un ancien de la batterie. C’est Chauffour !
— Chauffour ! dit l’officier, à qui le nom, cette fois, rappelait un souvenir. Mais c’était pourtant un bon soldat, Chauffour!
— Très bon, mon commandant. Seulement, depuis... il a un trou sous le nez, Chauffour ! Et il s’est habitué à lamper ferme. Alors...
Le vendeur de l Anguille continuait à crier, de sa voix d’ivrogne :
— Les journaux de Paris !... Le nouveau journal de Melun !... L’Anguille! Demandez l’Anguille!
Il s’arrêtait devant les portes, prenait un numéro dans sa pochette et recevait la monnaie avec un lazzi, puis continuait sa tournée en faisant son annonce : L’Anguille de Melun ! Demandez ! »
— Est-ce qu’il sait au moins ce qu’il débite ? dit, tout haut, Verdier, que la vue de ce journal, acheté çà et là par ces gens, exaspérait.
On allait rire de lui, Verdier, dans ces cabarets et ces épiceries ! Ces gens se répéteraient tout à l’heure la plaisanterie bête du gazetier : « Qu’est-ce que cet artilleur qui est payé pour tuer les hommes et qui les sauve ? Rendez l’argent ! Rendez les galons ! »
Il marcha droit à Chauffour, sous le soleil, et s’arrêta, au milieu de la place, devant l’ancien canonnier qui, rouge, couturé, le visage tressé comme un filet mince de fibrilles violacées, pareilles à des mailles serrées, le regardait, la bouche ouverte sous sa mous
tache — et la main à la coiffure instinctivement, la main portée, comme à la visière d’un schako, à cette casquette où se lisait le titre du journal de scandale.
— Mon commandant... Comment, c’est vous, mon comm......
— Et c’est toi, dit Verdier, qui te fais le colporteur de l Anguille?
— Mon commandant, vous savez...
— Un joli journal, l Anguille ! Tu sais ce qu’il contient contre moi ?
— Je le sais, mon commandant, sans le savoir, vous savez... Je le sais, si vous voulez, mais je ne sais pas trop...
Et Chauffour balbutiait, cherchait ses mots tout en regardant, pendu à son côté, le paquet de journaux