Les journaux de Melun ! Demandez Y Anguille, la sacrée Anguille ! Demandez l’Anguille !
Les gens de Dammarie, qui entouraient Fournerel, saluèrent le commandant lorsqu’il les rejoignit en quit
tant Chauffour, et les poignées de mains qu’il leur donna firent oublier la main tendue, tout à l’heure, au marquis de Montbrun.
L’épicier, qui était un tacticien, comme Ducasse, glissa à l’oreille du commandant que Garousse étant,
là, tout près, au tir communal, il semblait prudent d’aller aussi au tir, comme Garousse. Bien des gens du pays s‘y trouvaient.
— Allons au tir, dit le commandant.
Il songeait, tout en marchant, au fusil entrevu chez Claudin et qui étincelait, là-bas, à la devanture du boulevard, comme un joyau à l’étalage d’un bijoutier.
Les coups secs de la carabine de tir lui arrivaient, plus rapprochés à mesure qu’ils avançaient. Et, peu à peu, autour de lui un petit cortège s’était formé. Le débitant, l’épicier, le boulanger, l’instituteur com
munal marchaient à ses côtés, à droite et à gauche, et Ducasse et Fournerel cédaient le pas à ces électeurs influents qui, tout en allant vers le tir, glissaient au
candidat des pétitions parlées, rapidement, semant déjà dans le souvenir du futur candidat de la graine de quémandages.
Le débitant avait eu une contravention inique... ignoble... à propos d’une batterie, chez lui, entre deux ouvriers de la fabrique de dragées. Il demandait une lettre pour le procureur de la République à Melun.
Le boulanger était « embêté ». Son gindre qui allait partir pour les grandes manœuvres ! Il fallait en prendre un autre. Est-ce qu’il le connaîtrait seulement, cet autre? tandis que celui-là! Un ouvrier modèle ! Et qui votait droit! Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen, par un « petit mot de billet » de lui avoir comme ça une dispense pour ces manœuvres? Ça se donnait, ces dispenses! Et le boulanger citait des noms.
L’instituteur était furieux contre l’architecte de la nouvelle école. Trop petite, l’école! M. Verdier verrait, s en rendrait compte. Puisque la commune s’endettait pour l’école, au moins fallait-il qu’elle fût ad
mirable, vaste, palaciale, —l’instituteur disait palaciale. Les palais des rois devaient faire place aux palais des royautés intellectuelles et l’instituteur communal vou
lait faire graver sur la porte d’entrée de l’école — M. Verdier approuverait le projet, il n’en doutait pas — : « Ici, l’on pense! »
Le commandant entendait bourdonner ces diverses confidences comme un essaim de mouches. Il essayait de répondre par un mot, ou un geste, mais les de
mandes et les pétitions continuaient. Il lui semblait qu’il tirait après lui toute une criante traînée de solliciteurs.
Lorsqu’il aperçut, de loin, Garousse, planté devant le tir et pérorant, il fut enchanté. Il éprouvait comme un soulagement. Son adversaire! Enfin! Il ne lui demanderait rien, du moins, celui-là !


Le tir était établi sur la route de Chailly, dans la cour d’une villa en construction, et les détonations partaient avec des claquements de coups de fouet.


Verdier s’approcha et Garousse, en le voyant, le salua d’un bonjour ironique, de sa voix de cuivre, lui demandant s’il lui conservait rancune de la première escarmouche de Chailly.
— Aucune, dit Verdier froidement. A chacun son rôle. Je fais mon devoir, vous faites votre métier !
Le mot était déco.hé avec une netteté qui fit plaisir à Fournerel et ne déplut pas à Ducasse. Garousse prit le bon parti : il ne comprit pas. Ce n’était, d’ailleurs, dit-il, que le prélude de la lutte. Le comman
dant devait en prendre son parti. Ce serait chaud, violent, emporté.
— Tant mieux ! dit Verdier.
Il mettait une telle fermeté dans ses réponses que Garousse se demandait si on lui avait changé son adversaire, depuis la veille. A moins que la piqûre de l Anguille, n’eût irrité le soldat, comme un coup de lance affole le taureau ! Alors, tant mieux ! C’est que l’article aurait porté !
Garousse n’était pas, comme la veille, accompagné de Saboureau, demeuré au bureau de rédaction de l’Anguille, mais il avait autour de lui ses claqueurs, et au premier rang, un gros garçon lourdaud et pataud, épanoui dans sa graisse et étalant, à côté du candidat
de l’Anguille, sa face barbue et son gros ventre. Une façon de rapin enragé, barbouilleur sans talent, faisant du socialisme en peinture et emplissant les auberges de Barbizon et les caboulots de Paris de ses théories encombrantes. « Assez de farceurs, de malins, de mé
diocres ? » Depuis Delacroix, ce romantique usé jus
qu’à la corde de ses tapis d’Orient et jusqu’au poil de ses tigres, vides comme des descentes de lit, jusqu’à Meissonier, cet ivoirier breveté, ce fabricant de chefsd’œuvre de poche à l’usage des millionnaires, en pas
sant par Jules Dupré, cet empâteur de nuages et par Corot, ce marchand d’eau de savon, tout, en peinture — tout et tous, des roublards, des gens à succès, des gloires à crever ! comme des ballons de magasins de nouveautés !... Ce qui était l’art vrai, l’art puissant, c’était son art à lui, Germain Trouillard,peintre de na
ture morte, et pas du Vollon, qui est un truqueur, pas même du Manet, qui, au moment de sa mort, tournait à la machine officielle et faisait les yeux doux à l’Ins
titut — Manet, un décoré, un médaillard ! — non, du vrai, du fort, du sincère — du malpropre, puisque la nature est malpropre!... L’art des pieds saies, au besoin, et des ongles noirs!... Les ongles roses, ça appartenait à Chaplin!... Des bêtises, le rose!... » Et Trouillard, apôtre de l’art canaille, avait trouvé dans Garousse le patron voulu, le législateur rêvé, le politicien qui appliquerait, au besoin, et codifierait les théories qu’il émettait,lui, Germain Trouillard, au fond des ateliers où l’on ne travaille pas, en arrosant de bocks de bière son argot de la rue et ses éructations d’insurgé de la peinture et de raté de la palette.
Ce subalterne irrité de toute supériorité s’accrochait à Garousse comme à sa revanche vivante. Il prévoyait l’heure possible où Garousse arrivant aux Beaux-Arts, les murailles des mairies verraient ce que Germain pouvait faire ! En attendant, il écrirait des articles d’art dans l’Anguille. Et ils en entendraient de belles, les Baudry et les Bonnat! Ah ! mes enfants ! quelle joie!
Trouillard examinait le commandant et il se disait qu’une bonne charge au crayon, publiée par l’An
guille et représentant Verdier avec ce nez allongé et cette barbiche pointue aurait un rude succès dans le journal. Il y penserait.
En attendant, il s’apprêtait à railler un peu l’artilleur qui venait là, imprudemment, se mesurer encore avec Garousse. Il te l’avait pourtant assez aplati, l’ar


tilleur, ce terrible Garousse, la veille ! Tombé comme par Arpin, le commandant!


Mais Trouillard et son patron se regardèrent instinctivement, avec une sorte d’ennui, lorsque Fournerel, qui avait son idée et qui tenait à faire valoir son commandant devant la foule, s’approcha du directeur du tir, et lui demanda, frisant sa moustache :
— Les candidats ont le droit de concourir, n’estce pas ?
— Comment donc! dit l’homme qui tenait à la main sa carabine. C’est ouvert à tout le monde, le con
cours!... On a trois coups à tirer! J’inscris le nom du tireur et la date dans le carton... Je glissa ça dans une boîte fermée... et quand on fait le total des points, on décerne les prix. C’est simple comme bonjour!
— Si le cœur vous en dit, commandant! ajouta-t-il en tendant la carabine à Verdier. ,
Et le commandant, instinctivement, tendait la main, lorsque Fournerel, de son air narquois d’ancien troupier, se tourna vers Garousse :


— Non! Non! L’honneur à l’adversaire’... A vous, citoyen Garousse!


Garousse, devenu tout rouge, regardait Fournerel d’un air ennuyé, irrité, un peu farouche ; mais l’ancien canonnier, avec son sourire goguenard, lui montrait la carabine et, saluant militairement l’ennemi du commandant :


— Allons, voyons, citoyen !... Par obéissance!


Garousse tournait autour de lui un regard de mauvaise humeur sotls ses gros sourcils froncés. Il devi
nait le piège de Fournerel et ne pouvait pas trop y échapper, les visages se faisant curieux, et déjà nar
quois, autour de lui. Verdier, le plus naturellement du monde, le regardait, ou, l’œil sur la cible, au loin, semblait se rendre compte de la distance et de la difficulté.
Germain Trouillard essaya de détourner le calice des lèvres de Garousse. Est-ce qu’on allait maintenant
poser sa candidature à la cible? Pourquoi pas au mât de cocagne?


Mais Fournerel releva le mot et, avec sa verve de troupier, fit rire les gens de Dammarie :


— Au fait, pourquoi pas au mât de cocagne, puisqu’il s’agit de décrocher la timbale?
Et regardant le rapin :


— Du reste, vous ne décrocheriez rien du tout ! Trop gros, mon bonhomme!


Garousse comprenait qu’il fallait s’exécuter. Il prit la carabine d’un mouvement brusque, l’épaula rapidement et, sans presque viser, fit feu.
— Trop à droite, dit le maître du tir, froidement. La balle avait passé fort loin du carton, mouchetant
le mur assez haut et les spectateurs ne disaient mot, attendant une épreuve nouvelle.


Au second coup, le tireur se rapprocha du but.


— Mieux, mais toujours trop à droite, répéla l’homme du tir.
Garousse cherchait un mot pour sauver son amourpropre et Trouillard regardait le profil impassible de Verdier.
— Cette fois, visez bien ! dit l’homme en présentant la carabine à Garousse qui avait des envies de la lui rendre, furieusement.
La balle écorna légèrement le carton — toujours à droite — et ce petit succès suffit à faire naître un murmure approbatif sur les lèvres des partisans de Garousse.
Et, lui, se redressant et promenant autour de lui sa tête crépue :
— Je tirerais toujours assez bien pour abattre qui voudrait toucher aux libertés du peuple !
— Bravo! A la bonne heure! cria Trouillard,ça suffit! Sa main chercha la main de Garousse et, autour
d’eux, on se groupait comme s’il s’agissait déjà de courir aux armes — « avec plus d’empressement même, pensait Ducasse, que s’il se fût agi de courir aux armes. »
Froidement, le maître du tir tendait maintenant la carabine à Verdier :
— A vous, monsieur!
— Allons, mon commandant! dit Fournerel. Vous rappelez-vous la manœuvre au polygone, à Bayonne ? Vous aviez un œil !
— Je l’ai toujours, fit le commandant, l’air très doux.
Il prit la carabine et, coup sur coup, avec le sangfroid d’un trappeur, le plus naturellement du monde, il fit mouche trois fois, redoublant dans le noir comme si l’arme, appuyée à son épaule maigre, n’eût pas, entre ses doigts, dévié d’une ligne.
Et c’était, à chaque coup, des exclamations et des bravos, Fournerel chauffant l’adresse du commandant avec l’enthousiasme vrai du soldat qui se ferait casser la tête pour son chef. Les spectateurs battaient des mains. Le rapin ricanait en regardant Verdier; et Ga
rousse, de sa lèvre dédaigneuse, laissait tomber dans sa barbe — assez haut pour que ses voisins comprissent, assez prudemment pour que le commandant n’entendît pas : — Qualité de soudard !
— Il fait mouche, mais il est mouche I ajouta Trouillard avec son accent de titi d’atelier.
L’homme du tir avait enlevé le carton de la tige de fer qui le soutenait et, le regardant à la lumière, s’ex
tasiait sur l’adresse du tireur. Superbe!Pas une balle n’avait varié d’un centième de millimètre. Quel coup d’œil !
— Voilà comme on est au 7e d’artillerie! s’écriait Fournerel en riant.
Et Ducasse, en voyant l’effet produit sur les gens de Dammarie par l’adresse de Verdier ne pouvait s’em
pêcher de remarquer philosophiquement combien les triomphes de la force ont d’action sur les masses. Le boulanger, qui était en même temps lieutenant de la compagnie de pompiers, proposait déjà de nommer Verdier commandant honoraire des sapeurs-pompi rs de la commune. Le sabre avait encore, en France, un prestige que Pitt lui-même posséderait difficilement.
— Je ne crois pas, dit le maître du tir en glissant dans la boîte le carton revêtu des nom et prénom du commandant, Anselme Verdier, que personne ait un meilleur carton que ça !
— Alors, demanda, railleur, Germain Trouillard,
qu’est-ce qu’il gagnera ? Un couvert d’argent !... Très