d’homme il avait affaire. Ses yeux, uu moment éblouis par la surprise, le servirent mieux dès qu’il eut repris son sangfroid, et il ne fut ni peu étonné, ni très-llatté lorsqu’il s’assura que le brigand en question était une femme ; qui pis est, une jeune [femme,
Elle n’avait pas reculé d’une semelle devant sa menace incongrue, et se tenait debout, à la même place, ses bras nus croisés sur la simple toile qui recouvrait son buste aux reliefs vigoureux.
Car, il faut le dire, son costume était des plus succints. Une chemise, un jupon de cotonnade bleue, une résille rouge sur la tête, le voilà dans toute sa simplicité. Mainte
nant, la jeune fille ou femme pouvait alléguer, comme Pauline Borghèse, qu il faisait trè-.-ehaud ce soir-là.
Quelques secondes de réflexion, après la découverte qu’il venait de faire, changèrent brusquement les idées de Lambert. Au lieu d’un vol à main année, il entrevit les agace
ries d’une hamadryade roussillonnaise; au lieu d’un combat, une idylle, et il se reprochait son début, en effet peu digne de Tircis oudeTityre; mais, après tout, il se consola quand il vil que Galathée n’avait ni bas ni souliers.
« Tu devrais prendre garde à toi, ma petite, lui dit-il avec toute l’assurance d’un habitué des bals Mabille. On n’arrête pas les gens de cette façon. J’aurais pu t’envoyer un mauvais coup par la tête, ma belle enfant; et ni toi ni moi n’en eussions été bien aises.
— Disparate, hombre... ne faut-il pas se déranger pour un habit vert?» répliqua dédaigneusement la bergère, trèspeu intimidée. Puis elle ajouta, sur un ton singulier et avec des gestes qui semblaient appris par cœur :
«Toi qui pa-ses pour passer, tu ne sais pas seulement si ces arbres sont charmés ou NOn. J’aurais pu leur dire de t’arrêier, Jaracanalli. J’aurais pu faire tomber sur toi le plus lourd d’entre eux. Ils m’aiment, ils m’obéissent, ils me par
ient. Crois-le, ou ne le crois pas, peu importe. L’un d’eux, celui-ci, m’aditce matin que tujviendrais... Tu arrives, c’est bien... Pourquoi? le sais-tu? pour frapper ou être happé? pour tuer ou pour mourir?... Vilain métier que le lien, min chabo (1). El krallis, Louis Philippe, celui que tu appelles ton roi, te donne beaucoup d’argent, mucho dinero, pour faire laguerre aux contrabandistas... Mais àquoi te servira ton ar
gent, si quelque brave busné te met six pouces d’acier froid sous la quatrième côle?... Hé! hé! min chabo, penses-y donc un peu. »
Si André Lambert s’attendait à quelque chose, ce n’était pas à cette harangue incohérente et précipitée. Elle ne lit pourtant sur lui qu’une impression très-médiocre. — Cette femme est folle, pensa-t-il, et je perdrais mon temps à lui répondre.
« Au large, la belle ! continua-t-il tout haut ; NOus causerons de tout cela un autre jour.
— Un autre jour... NOn, reprit sans se déranger l’incommode harangueuse... Tu m’as empê;hée de cueillir les her
bes dont j’avais besoin. Tu es uu cabaliero, peut-être. Faismoi gagner quelque argent. »
Ah! bon, pensa Lambert, la question s’éclaircit, et il allait exhiber sa bourse quand il songea que cette demande pourrait bien cacher un piège, si la jeune mendiante n’était pas seule, et en supposant qu’elle eût, dans ies broussailles voisines, des acolytes cachés. A tout événement, il valait mieux laisser arriver la diligence, dont les clochettes de
vaient suffire pour tenir en respect les plus hardis rnalaiteurs. Se ravisant donc :
« Pardieu! mon enfant, dis-moi ce que tu sais faire, et je verrai ce qu’on peut faire pour toi. »
Une méiamorphose complète s’opéra tout à coup dans les nanières étranges de cette nymphe des bois. Jusque-là elle avait parlé comme au hasard, et sous l’inspiration d’un mé
contentement irréfléchi... Mais, en voyant si bien accueillie une insinuation sur le succès de laquelle, sans nul doute, elle n’avait guère compté :
«Cabaliero, commença-t-elle en fixant sur Lambert ses yeux NOirs singulièrement radoucis, je ne suis pas une salteadora, une voleuse de grands chemins... »
Cet exorde fit quelque plaisir à Lambert, devenu plus attentif...
« Je ne suis pas NOn plus une chalana : je n’ai ni ânes ni mulets, ni chevaux à vendre. Et c’est pourquoi je ne mens jamais. »
Va ton train, pensa Lambert, qui avait encore dans les oreilles ies discours essentiellement mythologiques dont elle venait de le régaler.
«Si je savais d’avance que vous viendriez, ce n’est pas l’arbre qui me l’avait dit...
— Je m’en doutais, interrompit gravement le jeune homme
— Ce n’est pas l’arbre, c’est le Bengue. — Le?...
— Le Bengue... el Diablo... le Roi d’Enfer. Et la preuve, c’est qu’il m’avait ordonné de vous porter cette meligrane que j’ai cueillie pour vous dans un beau jardin. »
La meligrane était une grenade qui parut tout à coup dans la main de la jeune fille, sans que Lambert pût deviner d’où elle l’avait tirée. Comme il hésitait à l’accepter :
« Prenez, prenez, reprit-elle, et donnez-en aux belles filles dont vous voudrez être aimé... C’est un cadeau que je vous fais là, cabaliero. Ne songez pas à me payer, vous me feriez injure, et le charme serait détruit. Mais, si vous le vou
lez, je vous dirai la bahi, la bonne aventure, et vous saurez ce
qui doit vous arriver demain, après-demain, tous les jours de votre vie jusqu’à celui de votre mort.
— J’aimerais mieux autre chose, répliqua philosophiquement le sceptique Lambert.
— Eh bien! min chabo, voulez-vous un morceau de bar lachi... un remède contre le mauvais œil?... Voulez-vous, ajouta-t-elle plus bas et comme si elle eût craint l’indiscré
tion de l’écho... voulez-vous la raïzdel buen baron?... la racine du bon baron ?
— Qu’est-ce que peut être toute cette pharmacie? se demandait à part lui le jeune homme, de plus en plus étonné.
— Avec le bar lachi, mon bel habit vert, avec la pierre qui attire le fer, pas une balle ne vous frappera jamais, et la poussière aveuglera ceux qui feraient feu sur vous. Vous voyez ce morceau de corne de cerf, et ce cordon fait avec les crins d’une jument blanche... qu’il soit à votre cou, vos beaux yeux bleus y verront toujours... et la raïz, cabaliero, la ratz... un garçon0 si bien tourné doit souvent en avoir besoin, ajouta-t-elle du même ton mystérieux.
— Et qu’a-t-elle donc de si particulier? » demanda ironiquement le Parisien, qu’alléchaient, comme de raison, ces précautions oratoires.
La jeune femme tourna la tête à droite et à gauche pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls, et, se rapprochant de Lambert, — celui-ci, par parenthèse, serra de plus belle la poignée de son bâton ds voyage, — elle allait lui donner à voix basse l’explication requise (l ), lorsque le trot des chevaux, le bruit des roues et le tintement des harnais mirent brusquement fin à la conversation.
« Ohé! le Picard, attendez-moi!» s’écria Lambert dont la marchande de philtres avait saisi le bras, et qui se dégagea par un mouvement assez brusque, car il ne pouvait s’empê
cher de trouver quelques inconvénients à une familiarité si promptement établie.
Aussitôt disparurent, comme par enchantement, les regards caressants, le sourire de commande, les gestes obsé
quieux, l’accent amical et confidentiel : l Inconnue dressa de toute sa hauteur, comme un serpent irrité, sa longue taille nerveuse et souple.
« Ali ! ah ! cria-t-elle, voilà vos tours, à vous autres yabinès! va, va dam ta birdoche, et puisse-t-elle verser dans le premier fossé. Que Ion bras droit se sèche, que le sel de ton baptême se change en poison dans ta bouche ! Toi, un caballero ; toi, un seigneur ; foi qui mens et qui trompes, miséra
ble habit vert, chiNObaro maudit! gare à ton parné (argent), gare à tes os si jamais je te retrouve ! » _
Tout en vociférant ainsi, la jeune furie,— que Lambert eût de bon cœur envoyée à tous les diables,— arriva, per
çant les broussailles, jusque sur le talus qui bordait la route.
Il put entrevoir alors, aux mourantes clartés du crépuscule et à la lueur des deux lanternes que le conducteur venait d’allumer, l’héroïne de cette rencontre imprévue. Elle eût été vraimentbelie à peindre dans son attitude menaçante, rongeant les ongles de sa main gauche, tandis qu’elle étendait le bras droit, en signe danalhème, sur le malencontreux voyageur. Ses yeux NOirs, doués d’un éclat singulier, semblaient injec
tés de quelque liqueur phosphorique, et les regards irrités qu’elle jelait à son ennemi fugitif réveillaient l’idée de ces charmes malfaisants que beaucoup dépeuples superstitieux attribuent encore au coup d’œil d une magicienne. Cepen
dant, les voyageurs surpris avaient la tête aux portières, et Lambert, que sa bonne conscience rassurait à peine, vit clairement qu’il était en butte à d’assez fâcheux soupçons.
Les premiers mots par lesquels l’accueillit Picard ne lui laissèrent aucun doute à cet égard.
« Ah ben ! ah ben, disait l honnête conducteur, comme vous y allez, mon gaillard! »
Lambert ne crui pas devoir, pourle moment, se justifier. Il jeta dédaigneusement au pied du talus, avant de grimper à son poste élevé sur l’impériale de la voiture, la grenade dont il avait encore les mains embarrassées, et, voulant s’ac
quitter tout à fait, il y ajouta quelques menues monnaies, qui passèrent naturellement aux yeux des témoins de cette scène pour une offrande expiatoire...
« Allons, hue ! en route, » cria bientôt le brave Picard, qui ne voyait pas la nécessité de prolonger cette scène em
barrassante. La lourde machine s’ébranla, NOn sans quelque peine, et surtout assez lentement pour donner ample car
rière aux imprécations de l’endiablée mendiante, continuées dans une langue inintelligible.
«En dégoise-t-elle, en dégoise-t-elle !» grommelait Picard... et ses regards curieux demandaient compte au jeune voyageur de ce qui s’était passé dans l’épaisseur des taillis. Lambert, fort de son inNOcence, n’avait aucun motif de se te
nir sur la réserve. Il donna ses explications avec un sangfroid, une simplicité, qui dissipèrent peu à peu les doutes élevés sur sa vertu.
« Si c’est comme cela, de quoi donc se plaint-elle ! s’écria Picard se tournant à demi, comme si ses paroles eussent pu rétrograder à une bonne demi-lieue... Après cela, ces caracos sont des gens si drôles! — Vous dites?..
— Je dis que les Caracos ont le diable au corps... Vous ne connaissez pas ça, vous, Parisien. Mais NOus autres, ici, dans les foires, dans les marchés, NOus en voyons plus que NOus
ne voudrions... sans compter qu’avec eux il faut veiller au grain... L’an dernier encore, ils m’ont enlevé une malle sous la bâche... Et, ni vu, ni connu... bernique!... Ça m’a coûté gros... maisj’ai bien ri... L’Anglais à qui elle était, la malle, voulait forcer l’administration à lui payer cinquante mille francs... Une idée à lui... parce qu’il disait comme ça... rap
port à des papiers qui venaient de l’Inde, et qui valaient plus qu’ils n’étaient gros... lia eu ses quinze pistoles, l’Anglais... Et c’était de reste pour un mylord... pas vrai, l’habitvert?...
— C’était trop pour vous, mon brave... mais reveNOns aux Caracos.
— Ah ! les gueux... la mauvaise race ! Ça n’a pas de maisons, pas de villages, rien de rien... aujourd hui là, demain ailleurs, des vagabonds finis... et voleurs!... ils vous pren
draient un cheval entre les jambes, et vous n’y verriez que du feu!... De maquigNOns pareils, vous n’en trouverez pas
(I) La plante ainsi appelée est employée par les sages-femmes bohémiennes quand elles veulent faire disparaître les traces d’une grossesse iNOpportune.
au monde... Un Caraco vous vendrait, à vous, un âne mort plus cher qu’un cheval vivant... Dans les premiers temps, j’y ai été pris, moi qui vous parle, un malin, un dur à cuire,
un vieux troupier. C’était à la foire de Céret... Je voulais acheter une petite mule... Les voilà qui m’entourent et qui me défilent un chapelet!... Bah! des paroles à n’en plus fi
nir... Suffit, que je disais, NOus verrons bien... Je trouve bientôt mon affaire;... c’était la meilleure de toutes les bê
tes qu’ils avaient là ; aussi n’avaient-ils pas pensé à me la proposer... Je demande le prix... vingt pistoles... Bon !... j’en donne dix... Et mes gaillards de brailler... quej’étaisun ci, un là, et tout le reste... Connu, connu, pas de danger qu’on m’y prenne... Dix pistoles, ça vous va-t-il?... Quand ils me voient décidé, ils se rendent... Mais alors je me méfie... — Faut voir trotter labête, que jedis...— C’estbien, di
sent-ils. Le maître de la mule lui marmotte quelque chose à l’oreiile;, et la voilà qui lève le nez. Je saute dessus, elle part, et roule ta bosse... un train de poste... Elle revient pas plus essoufflée que vous ou moi... J’examine encore, avant de me décider... Rien ne clochait, ni les dents, ni les jambes, ni les yeux... et je m’y connais!... Bref, l’affaire se couclut; je, paye ; mon homme file son nœud tout aussitôt... Quand je vois ceci, la peur me prend... Je monte sur la mule pour le
suivre... la mule ne bouge pas... Je tape dessus... un vrai cheval de bois... Je lui lourre mes éperons dans le ven
tre... A ors, autre affaire, elle tombe à geNOux comme pour prier Dieu, me lance par dessus sa tête, et vlan! me voilà tout épaté dans la boue. Je me relève. La mule me regardait tranquillement... Les Caracos riaient comme des bossus.—Où est le voleur qui m’a vendu ça? — Il est parti pour Moscou, me répond l’un... — NOn, répond l’autre, il s’en retourné en Afrique... — Et le diable voyage avec lui, me dit un troi
sième... Ils me traitaient comme un imbécile,..T et j’étais, au fond, de leur avis... Tant y a que je fus heureux, après qu’ils eurent bien pris leur café à mes dépens,... de leur re
vendre la maudite bête pour vingt francs. En quoi ]e fis bien, car elle m’aurait joué, pour sûr, quelque méchant tour.
Ces histoires édifiantes et quelques autres encore amusèrent Lambert, et lui donnèrent à penser qu’il venait dé faire inpromptu connaissance avec cette race curieuse, dont les NOmbreuses tribus, sous le NOm de Chinganys, Zincali, Zigueners, Gypsies, Charamis, GitaNOs, errent par toute l’Europe et sur le littoral NOrd de l’Afrique.
« Les Caracos, demanda-t-il au conducteur, ne s’appellent-ils pas aussi des Bohémiens ?
— Bohémiens... possible... et filous, j’en réponds. — Mais les femmes?...
— Les femmes tout de même... Des drôlesses qui lout semblant de dire la bonne aventure... mais, bah !... Vous n’y croyez pas, ni moi NOn plus, à toutes ces mômeries-là... Quant a leur politesse, vous la connaissez maintenant...
— Et je crois, interrompit Lambert, qui fouillait depuis quelques instants au fond de ses poches, que leur politesse coûte cher... Ma blague, à cigares à disparu, je puis deviner comment... et je la regrette, car ils étaient bons. »
Après une recherche minutieuse, mais inutile, le tour d’a­ dresse de la bohémienne fut bien et dûment constaté. Lam
bert, prenant volonliers son malheur en patience, releva sur ses oreilles le collet de sa redingote, et s’endormit au bruit des imprécations de Picard, qui avait de meilleures raisons que l’administration des tabacs pour s’intéresser à la dis
parition des purs havane si lestement escamotés au généreux voyageur.
La suite au prochain numéro. O. N.
Grands établissements industriels de la France (l).
USINE DU CREUSOT.
NOus avons déjà conduit NOs lecteurs dans quelques-uns des grands établissements industriels qui hoNOrent la France
et lui ont permis d’entrer en concurrence avec les pays dont elle était d’abord tributaire; et en agissant ainsi, NOus avons cru satisfaire à un de leurs vœux. Car s’ils aiment à voir l Il
lustration toujours prête, toujours armée pour tous les événe
ments qui se succèdent avec tant de rapidité de NOs jours, s’ils se réjouissent de savoir que le crayon des dessinateurs, que la plume des rédacteurs, ne feront jamais défaut le jour où un événement imprévu, une scène extraordinaire, un person
nage important, réclameront leur concours, ils désirent aussi de temps en temps se reposer de cette course au clocher à travers le monde, et trouver dans NOtre journal des ensei
gnements qui restent, une instruction qui peut se graver
dans leur mémoire, enfin la preuve que l’Illustration sait ouvrir ses colonnes à toutes les gloires de la France.
Avant de continuer NOtre promenade industrielle dans l’u­ sine qui, à NOtre avis, est la plus complète de France, qu’on NOus permette de jeter un coup d’œil sur l’espace que NOus avons parcouru, et de rappeler en peu de mots siNOn l his
toire de chacune des usines dont NOus avons parlé, au moins les NOtions que NOus avons cherché à communiquer à NOs lecteurs à propos de chacune d’elles.
L’usine de Fourchambault NOus a donné occasion d’initier NOs lecteurs au traitement des minerais de fer et à la production de la fonte.
Les forges et fonderies de l’Aveyron ont montré un exemple du travail du fer au lamiNOir, et NOus y ayons aussi in
sisté sur les avantages qu’on retire du soufltage à l’air chaud, en décrivant l’ingénieux procédé imaginé par M. Cabrol.
(1) Voir tome V, page 216, Mines rte Poullaouen; page 531, Manufacture de Sèvres ; page 425, Forges rte Fourchambault ; tome VI, page 22, Verrerie de Chûisy-le-Roi; page 219, Manu
facture royale des Gobelins; page 278, Decazeville; page 393, Manufacture royale des Tabacs à Paris; tome VU, page 25, Fonderie rte Pocé; page 274, Entrepôt général des Liquides à Paris; tome VIII, page 273, Mines d’Anzin ; page 579, Usine de M. Hallette, à Arras.
(1) Mon garçon.