Je me trouvais l’automne dernier à Bruxelles au moment de la célébration des fêtes de VIndépendancebelge. Je me rap
pelai avoir été, il y a quatre ans, dans ce recueil même, l’historien des fêtes de juillet. C’est pourquoi je fus assez aise d’assister à celles de septembre, dans la pensée que NOs lecteurs trouveraient quelque attrait de curiosité à faire la comparaison de deux solennités commémoratives d’événe
ments accomplis à si courte distance, et si proches parents l’un de l’autre, que les gouvernements ont accusé le second d’être l’imitation, le plagiat et, s’il faut lâcher le grand mot, la contrefaçon du premier.
Dans la dernière semaine de septembre 1830, deux mois presque jour pour jour après la révolution de juillet, le peu
ple de Bruxelles, à la suite d’une représentation orageuse de la Muette de Portici (cela était digne de la nation musi
cale qui a produit Grétry), s’insurge en masse et chasse les étrangers de la ville. C’était bien aussi contre l’étranger que la France s’était soulevée, mais indirectement et par procu
ration, dans la personne de ses délégués et élus. Si c’est là une contrefaçon, qu’on la pardonne à la Belgique.
Puisque NOus avions des fêtes en souvenir de NOtre révolution, NOs voisins devaient avoir les leurs. ABruxelles comme à Paris, elles furent décrétées d’enthousiasme. Je soupçonne aujourd’hui les deux gouvernements d’être assez empêchés de ces réjouissances officielles, qui, entre autres torts, ont celui de revenir trop fréquem - ment. Je me rap
pelle ce terrible memento que la rédaction aussi spirituelle que paresseuse d’un petit journal a-
vait inscrit dans ses bureaux pour la gouverne de ses membres: «Les jour
naux quotidiens paraissent tous les jours ! » — Et les anniver
saires revien - nent tous les
ans. Ce n’est as leur mont
re défaut. Le ministère belge
supporte peutêtre plus impa
tiemment en - core que le nôtre cette néces
sité de seréjouir annuellement
d’une chose as
sez effacée, par
la raison que les fêtes de l’indé
pendance bel - ge durent cinq jours au lieu de trois. Le peuple de Bruxelles a mis de la pares
se à déblayer sa
bonne ville. Il ne songeait sans doute pas aux fêtes qui de - vaient s’en suivre.
En France, à part quelques variantes dans le mode d’illu
mination et dans le feu croisé des chandelles romaines, le programme et les frais dè la fête changent peu. Deux cent mille francs : c’est un prix fait.En Belgique, les choses m’ont paru aller plus écoNOmiquement. L’ordonnateur des fêtes a cinq jours à remplir. Pour suffire à sa tâche, il a dû répartir avarâ manu les liesses mises à sa disposition. Il fallait faire durer le plaisir longtemps. Voici ce que j’ai pu démêler de plus clair et de plus substantiel dans le menu de ces cinq journées glorieuses.
La première journée, 23 septembre, ne fut guère signalée que par quelques salves d’artillerie, des services funèbres en l’honneur des victimes, et l’entrée solennelle dans la ville des membres du Vlaemsch-duitsch Zangverbond.
Deux mots, avant d’aller plus loin, sur le Vlaemsch-duitsch Zangverbond. NOs lecteurs auront peine à croire que cet abominable assemblage de consonnes est un symbole d’har
monie. Rien n’est plus exact cependant. Voici la traduction littérale en français, c’est-à-dire en belge, de cette trilogie de vocables barbares : Association de chant d ensemble flamand-allemand.
Flamand-Allemand, ce trait d’union vaut pour moi toute une découverte. NOus NOus figurons généralement que les Belges sont des Français dénationalisés, mais soupirant tou
jours après une patrie absente. C’est là une des chimères que caresse volontiers NOtre vanité ingénue. La Belgique est une grande coquette, qui est à tous et à personne. Elle a été successivement espagNOle, hollandaise, autrichienne, française, et elle est aujourd’hui prussienne. Le ciel, pour la
punir de ses déportements, ne lui a refusé qu’une chose : le don de s’appartenir en propre. 11 faut toujours qu’elle ait un maître; alors même qu’on la croit veuve, ce qui est le cas aujourd’hui, elle est toujours fiancée à quelqu’un par ma
riage morganatique. Elle a gagné à ce métier équivoque,
mais lucratif, les trésors, l’industrie, la population et les richesses artistiques qui la rendent si désirable. Elle prend de toute main et se jette ensuite à la tête du premier venu,
qu’elle fait semblant d’enrichir, mais c’est pour mieux le dépouiller. Qu’a-t-elle à faire maintenant de demeurer fran
çaise? NOus lui avons donné NOs lois, NOs institutions, NOtre littérature et NOtre langue, ou à peu près. NOus ne sommes plus pour elle que des Fransquillons, et, qui pis est, des gens ruinés. Célimène flamande, prenant les chemins de fer, s’est donc allée jeter dans les bras de la Prusse, dont elle espère apparemment quelque joyau pour son écrin, et la voilà maintenant prussienne dé par le Zollverein et le Zangver
bond. A la bonne heure ! mais le feu du ciel ne tonnera-t-il pas sur ce don Juan femelle? N’est-il donc réservé qu’à châtier les frasques et les inNOcentes peccadilles des Lovelaces espagNOls?
Le Zangverbond, venu de la Prusse rhénane et de tous les points de fa Belgique, et composé de douze cents membres (deux tiers environ se rendirent à l’appel), fit son entrée à Bruxelles sous une pluie battante, qui nuisit NOn-seulement
à la pompe du cortège, mais aux cordes vocales de messieurs les membres, qu’elle détendit singulièrement, ainsi qu’on en jugea le lendemain.
Arrivé ce jour-là même de Gand (24 septembre), j’eus le plaisir de rencontrer à la table d’hôte de l’hôtel de Suède, l’une des meilleures de Bruxelles et du monde civilisé, M. Didron, l’archéologue, M. Gérente, peintre français, et M. Alfred Michiels, et de m’adjoindre à ces messieurs pour entendre le grand concert du Zangverbond par lequel on inaugurait la NOuvelle salle du cirque, et que la famille royale (anNOncée sur l’affiche) devait hoNOrer de sa présence. Cette salle blanc et or, d’une ornementation riche et grandiose, quoique simple, paraît beaucoup plus vaste que cellede NOtre Opéra, et doit pouvoir contenir près de trois mille personnes. Néanmoins, NOus la trouvâmes à peu près comble, et, après avoir fastueusement sollicité des billets de premières loges, NOus fûmes infiniment heureux d’obtenir des cartes bleus (sic) et de NOus glisser aux quatrièmes. Le coup d’œil de la salle, brillante de fraîcheur, parée de splendides toilettes, était radieux et imposant. Les chanteurs occupaient la scène proprement dite; clans le parterre était groupé l’orchestre,
composé de deux cents exécutants militaires, empruntés aux musiques de divers régiments, et conduits par M. Bender, chef de la musique des guides et directeur de celle du roi.
Bientôt la reine parut sur le devant de sa loge, précédée de ses deux beaux enfants, le duc de Brabant et le comte de Flandre. Aussitôt les applaudissements éclatèrent dans toute la salle avec une sorte de frénésie. La reine Louise est
aimée et vénérée en Belgique. Sa sœur, madame la princesse Clémentine, l’accompagnait avec le duc de Wurtemberg, et partagea son ovation. Le roi ne parut pas à ce concert, NOn plus qu’aux autres fêtes de ces journées de septembre des
quelles date et procède son règne. On en fit assez hautla re
marque. Dès que les battements de mains eurent cessé, ce qui n’eut pas lieu sans peine, le chef de la musique mili
taire du roi donna le signal à l’orchestre, et l’ouverture à Obéron fut enlevée avec une fougue et un ensemble merveilleux par ces deux cents instruments à vent où domi
naient ces cuivres, tour à tour bruyants et doux, si chers à l’auteur du Freyschutz. Après cette brillante entrée en matière, ce fut au tour du Zangverbond de faire les frais de la soirée. Hélas ! NOtre tympan rancuneux garde en
core la mémoire des détonneinents et des cacophonies sans NOmbre qui signalèrent, de prime abord, cette tentative d’ensemble. Il y avait autant de maîtres de chapelle que de groupes d’exécutants. Chacun tirant de son côté , ce fut une débandade complète. Néanmoins, on parvint à se raffermir peu à peu et à exécuter fort inégalement diffé
rents chœurs allemands, entre autres l Iris et l’Osiris de Mozart, qui produisit fort peu d’effet et fut impitoyablement massacré; Vive le chant allemand! par M. Rochlitz; un hymne de M. Sladfeld ; deux ou trois chœurs de Mendel
sohn; la cantate du Zangverbond l arM. Busschop, qui, bien
que médiocre, alla aux nues, et enfin le Chant de guerre de la Prusse rhénane (après la Marseil
laise, hélas!) par M. F. Weber,
qu’il ne faut pas confondre avec
Charles - Marie Weber. . .
Dans tout cela, pas un mor
ceau de chant en français, ni
même d’un au
teur français. A l’entrée de la reine , j’avais
oublié de dire qu’on avait joué d’enthousiasme
la Brabançonne, qui est la Pa
risienne belge. A cette galante
rie politique succéda la Marseil
laise de laPrusse. Ce fut tout,
et ce choix est significatif. Au reste, les mem
bres du Zang
verbond se van -
taient haute - ment de ne par
ler entre eux qu’allemand et flamand; je crois qu’en effet ils eussent été em
pêchés pour se servir de NOtre langue. C’est en
core une de NOs illusions de croi
re qu’on parle français en Bel
gique. Voici quelques échan
tillons de la façon dont NOtre idiome est pratiqué dans ce pays. J’ai dit plus haut les cartes bleus. A l’entrée du théâtre,
on lisait sur la muraille ces mots, fastueusement inscrits en majuscules : Police des théâtres : défense d’\ fumer. En cer
tain lieu plus secret, NOus lûmes avec joie cet avis naïf : Pour le proproté, on a recommande à le générosité des per
sonnes. Le lendemain de la solennité musicale, on lisait dans un grand journal : « La reine et ses augustes parents ont restés jusqu’à la fin (au concert). » Ainsi du reste, dans la langue NOn pas seulement populaire, mais littéraire et officielle.
La journée du lendemain, 28, fut remplie par des courses de chevaux dont je ne m’occuperai pas, les courses étant partout les mêmes ; par les promenades et les défilés processifs des différents corps d’arbalétriers et d’archers civi
ques accourus de toutes les parties de la Belgique pour disputer les prix de septembre, dont je dirai plus bas quel
ques mots ; et enfin, par des pèlerinages NOmbreux à la place des Martyrs que représente NOtre gravure.
Le monument dédié aux héros de septembre n’a, il faut le dire, aucune analogie avec celui de juillet. Les Belges se sont cette fois préservés de l’imitation. NOus avons érigé une colonne ; ils ont creusé une crypte. Du fond de cette crypte à ciel découvert, surgit un bloc quadrangulaire au haut du
quel s’élève la statue colossale de la Belgique foulant aux pieds ses chaînes et flattant d’une main le lion. Quatre basreliefs doivent décorer les faces de ce piédestal : deux sont déjà posés, et représentent, l’un, la bénédiction religieuse des
Fêtes de l’Indépendance belge — Place des Martyrs, à Bruxelles.
Les Fêtes de l Indépendance à Bruxelles.