CHIMISTE!
Midi, Il fait très chaud. Le soleil de juillet darde ses rayons les plus ardents sur la route poudreuse qui, de la fabrique aux cheminées noires, conduit au petit village, coquettement accroupi au pied de la grande colline chauve. Sur le chemin, on entend un bruit cadencé, formidable, de gros sabots heur
tant, comme en mesure, les cailloux. Les ouvriers, noirs de charbon, ou les habits couverts de la pous
sière blanche du coton, se hâtent vers les masures où les attend la soupe, tandis que les moins fortunés, ceux qui demeurent à trois, quatre, cinq kilo
mètres de l’usine, se groupent de leur mieux à l’ombre de quelques grands peupliers, au bord de la rivière, où les mioches leur apportent la pitance quotidienne. Peu de paroles : pas de causeries. Tout ce monde, déjà fatigué de six heures de tra
vail, n’a qu’une pensée : manger au plus vite, puis, s’il reste quelques minutes, dormir, en attendant que le son de la grosse cloche, là-bas, à la filature, annonce que le labeur quotidien n’est pas encore terminé.
Au milieu des rangs pressés des ouvriers, passe, en répondant, d’un coup de chapeau, aux saluts qu’on lui adresse de toutes parts, un jeune homme que, à ses vêtements et à sa démarche, on reconnaît bien vite pour n’être point le compagnon de tous
ces braves gens qui lui sourient au passage. Il a vingt-cinq ans à peu près. Il est grand, brun; tout en lui annonce la force et la santé, et son œil noir, dont les verres de son lorgnon n’altèrent point
l’éclat, montre, dans sa clarté honnête, qu’il y a là un brave cœur. Une seule chose fait peine; c’est l’air de tristesse répandu sur toute sa physionomie, et je ne sais quoi de mélancolique, de résigné, qui alourdit sa démarche et l’alanguit.
Pourtant, à entendre tous ces « bonjour, monsieur! » à voir toutes ces têtes qui se découvrent, toutes ces figures sympathiques qui, sur son pas
sage, s’éclairent d’un sourire, on sent d’abord le maître qu on respecte, ensuite l’homme qu’on aime. Pourquoi donc a-t-il l’air si triste?
Ah! pourquoi? C’est qu’on a beau, à cet âge, après de brillantes études à l’Ecole central», avoir conquis, à la force du poignet, l’une des positions les plus enviées dans l’industrie normande, on n’en
a pas moins, tout au fond du cœur, quelque chose qui navre. C’est vrai : Charles Helliard fait envie à bien des gens. Il est premier chimiste chez MM. Maîtrot et Cie; il est adoré des ouvriers, fort estimé de ses patrons; il est l homme indispensable,
le pivot de l’affaire; on compte sur lui, comme sur un homme auquel l’avenir réserve les plus brillan
tes promesses. Mais que voulez-vous? Pour être chimiste, on n’en est pas moins homme. Or, Char
les Helliard est amoureux, mais amoureux comme un fou, ou, ainsi qu’il vous le dirait lui-même,
comme un imbécile, ce qui, prétend-il, en cette matière, se ressemble d’étrange sorte.
Certes, s’il eût tenu ce langage, avec son air mélancolique, à quelque personne sage et de sens rassis, cette personne eût haussé les épaules, et, sans aucun doute, lui eût répondu : « Mais, mon pau
vre garçon, quand on a votre air, votre figure et votre talent, l’amour n’est point une calamité. Qui donc aimez-vous? La fille de l’un de vos patrons? Mais cela se voit tous les jours. Lisez quelques romans, et sur dix, vous en trouverez huit dans l’in
térieur desquels le clerc de notaire épouse la fille du tabellion, trop heureux de jeter sa progéniture dans les bras d’un beau gars qui n’est point une bête, et saura faire à sa femme la vie heureuse et fière. Les parents de la dame de vos pensées ontils, à ce sujet, des idées de 1825? Laissez-les retarder de quarante ans : aimez à votre aise, tranquil
lement; croyez à votre étoile, et c’est bien le diable si, un beau matin, l’hymen, comme on disait jadis, ne vient pas couronner la constance de vos feux ! »
A tout ce beau discours que, maintes fois, avec les meilleures intentions du monde, on lui avait tenu, Charles, sans se dérider, n’avait jamais eu qu’une réponse, qu’il disait avec un ton d’accablement navré qui faisait peine : « Je suis chimiste ! »
Chimiste! Ce titre que, pourtant, il avait laborieusement, presque glorieusement conquis, pesait sur sa tête d’un poids énorme : « Comment voulezvous, soupirait-il, qu’une jeune fille bien née, jolie, spirituelle, riche, douée de toutes les qualités pos
sibles, aille s’éprendre d’un homme qui passe sa vie à confectionner les drogues les plus sales, qui se brûle les mains dans les acides, qui.dégage toujours une odeur de laboratoire, et dont l’extérieur, même à cent lieues de son usine, ne laisse jamais oublier qu’il est chimiste! Ah! l’horrible profession! Et qu’il vaudrait bien mieux, cent fois, raboter des planches ou coudre des habits, que de porter avec soi partout, comme une tache, la marque de son métier! Et puis, qu’est-ce qu’un chimiste? Moins que rien. C’est le monsieur qui trouve le secret des couleurs, qui, après bien des jours et bien des nuits d’un travail incessant, livre aux autres le résultat de sa recherche, et voit son œuvre courir le monde, sans qu’il lui en revienne jamais ni gloire, ni pro
fit. Ah! je maudis le jour où cette idée saugrenue m’a saisi, de faire du rouge, du vert et du bleu, et de me condamner moi-même à la chimie à perpétuité! »
Certes, il y avait dans tout cela bien du paradoxe et de l’exagération. Mais, il faut en convenir,
en l’espèce, comme on dit au Palais, notre ami Charles avait quelque apparence de raison. Il y avait bien un peu de sa faute. Cette timidité fa
rouche que lui donnait, suivant son expression, la conscience de son infériorité sociale, lui nuisait parfois. Et puis,il faut connaître, pour comprendre de tels scrupules, le milieu dans lequel vivait notre héros. Qui n’a pas visité ces localités industrielles de la Normandie... ou de toute autre province (n’offensons personne!) ne peut se faire une idée de la morgue et de la suffisance des gros bonnets du tissage ou de l’impression. On parle beaucoup de la hauteur aristocratique et des dédains affectés de l’ancienne féodalité guerrière. Mais la féodalité industrielle! c’est chez elle, aujourd’hui, qu’il faut chercher ces travers qui, jadis, semblaient
être l’apanage des hobereaux. Pour les grands seigneurs de la filature, qui n’est pas filateur n’est pas un homme. Eussiez-vous travaillé trente ans de votre vie pour conquérir grades et sciences, fussiez-vous médecin, avocat, chimiste de premier ordre, vous ne serez jamais qu’un fort petit garçon. Sans doute, on vous recevra bien, car on est poli ; on vous fera accueil, car on est bien élevé ; mais, sous ce vernis aimable, vous sen
tirez bien vite percer un petit sentiment, qui n’est pas précisément du mépris, mais qui est une sorte de pitié quelque peu dédaigneuse, plus désagréable
peut-être et plus difficile à accepter. On ne vous traitera pas de Turc-à-More. Mais on vous fera comprendre que tout ce qui n’est pas fabrique, ma
chines ou affaires, n’a aucune importance ; que vos opinions politiques, quelque modérées qu’elles soient, ne conviennent qu’à des gens de bas étage,
et ne sauraient être de mise; que la liitérature, le théâtre, le mouvement des esprits, que tout cela ne compte pas; et qu’en dehors des beautés de la cote, en dehors du cours des cotons, il n’est vraiment rien au monde qui vaille la peine d’être admiré. Bref, on vous démontrera, clair comme le jour, que vous êtes un imbécile, ou peu s’en faut.
Cette digression, dont je m’excuse, n’a qu’un but : prouver que Charles Helliard n’avait pas tout à fait tort, quand il accusait sa malheureuse pro
fession. Bien des fois, dans un salon, tout près de celle qu’il aimait, sous ses yeux, il s’était senti hu
milié par cette hauteur dont je parlais, et souvent il lui avait passé dans la tête comme des envies folles de sauter à la gorge des gens sur les lèvres desquels il voyait, ou croyait voir, errer ce mot méprisant : « Chimiste! »
Encore, s’il se fût cru aimé ! Mais non. Mlle Maîtrot, car, comme on pense bien, il était classi
quement amoureux de la fille de son patron, Mlle Cécile Maîtrot ne lui faisait point, il est vrai,
mauvais accueil. Sa jolie figure rose avait même un sourire aimable quand il la saluait. Il était parfaitement libre de regarder à son aise les cheveux
blonds, toujours un peu ébouriffés, les yeux grisclairs très doux, la taille fine, le petit pied et la main blanche, toutes les merveilles enfin qu’un amoureux ne peut se lasser de compter et d’admi
rer sans cesse. Même, quand il serrait la main de la jeune fille, elle paraissait ne le point trouver
trop déplaisant, et ses bonnes petites amies, plus d’une fois, l’avaient fait rougir en la plaisantant sans pitié sur sa folle passion pour le jeune chimiste; mais celui-ci, comme je l’ai dit, était d’une timidité ridicule.il était à cent lieues de croire à un amour, même à une amitié quelconque, de la part de cette belle enfant qu’il voyait comme un rêve, de si loin et, croyait-il, de si bas.
Et puis, autre malechance. Eût-il eu cette audace grande, de ne se point croire détesté, notre digne héros se serait heurté, et tout de suite, contre un obstacle bien autrement grave. Cet obstacle, de taille moyenne, de corpulence assez respectable,
orné de lunettes à branches d’or, et généralement vêtu d’un complet en molleton bleu, c’était le père de la belle Cécile : c’était M Georges Maîtrot en personne. Saluez, s’il vous plaît. M. Georges Maî
trot, dont le frère, M. Daniel, n’était que le reflet, le clair de lune, était tout simplement le potentat auquel, dans la vallée de Criquelonne, tout obéis
sait sans murmure, même son frère, qui, comme je l’ai dit, lui ressemblait étrangement, mais avec quelque chose de plus effacé, de plus indécis dans la physionomie et dans l’allure. Chez M. Daniel,
excellent homme au fond, le ventre était moins en vedette, les lunettes avaient des branches d’acier, et la bottine criait moins victorieusement sur les parquets, foulés d’un pas moins assüré. Ce n’est pas que M. Daniel n’eût sa valeur propre, sa pensée à lui ; même, quand son frère n’était pas là, il tranchait à son tour, et d’assez haut, toutes les questions, et savait, tout comme un autre, traiter d’imbéciles ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être de son avis. Mais, de mémoire d’homme, on ne l’avait vu, dès que M. Georges avait parlé, se permettre, non pas la moindre contradiction, mais la
plus légère ombre d’un doute quelconque dont se pût offenser ia majestueuse autorité du frère aîné. Aussi, ce dernier avait-il seul, dans le pays, une influence sérieuse, dont il usait, dont il abusait même, ne fût-ce que pour l’affirmer davantage encore. Ancien député officiel, battu l’année pré
cédente, en 1869, par ce gredin de Dalbert, un affreux républicain sans foi ni loi, M. Georges Maîtrot conservait son prestige d’antan auprès des âmes candides qui vivaient dans son ombre : il était resté maire de Criquelonne, et, quand il re
vêtait, aux fêtes officielles, son écharpe tricolore à glands d’or, il avait encore un certain air de toutepuissance, bien fait pour imposer aux masses po
pulaires. Ajoutez à cela que pour se faire entendre en ses discours de comices agricoles ou de distri
butions de prix, l’ancien député était doué d’un organe retentissant comme une trompette, rappe
lant, mais sans avantage, le cri du geai dans les bois. Cet organe était resté célèbre au Corps légis
latif, où, plus d’une fois, tandis que l’huissier assis au pied de la travée de droite, goûtait quelques instants d’un sommeil de contrebande, on l’avait vu se réveiller en sursaut en entendant glapir à ses oreilles un « très bien » assourdissant. C’était à ces exclamations, du reste, que se bornaient les dis
cours de l’honorable industriel. Une seule fois il avait gravi les marches de la tribune où, avec un succès modéré, il avait soutenu je ne sais quel amendement à un tarif douanier quelconque. Mais le ministère s’étant prononcé contre cette innova
tion dangereuse, M. Maîtrot, en bon député officiel,
n’avait eu rien de plus pressé que de voter contre son œuvre personnelle.
Au demeurant, M. Georges Maîtrot, s’il avait des ridicules, n’était ni un méchant homme, ni un homme inintelligent. Il avait su fort bien mener sa barque et, comme il le disait en ses heures d’épanchement familier, arrondir sa pelotte. Il était im
mensément riche et ne faisait point un mauvais
usage de sa fortune. Il supportait aisément que sa femme et sa fille, de ses deniers, fissent largesse aux pauvres gens de la vallée, et lui-même, à l’oc
Midi, Il fait très chaud. Le soleil de juillet darde ses rayons les plus ardents sur la route poudreuse qui, de la fabrique aux cheminées noires, conduit au petit village, coquettement accroupi au pied de la grande colline chauve. Sur le chemin, on entend un bruit cadencé, formidable, de gros sabots heur
tant, comme en mesure, les cailloux. Les ouvriers, noirs de charbon, ou les habits couverts de la pous
sière blanche du coton, se hâtent vers les masures où les attend la soupe, tandis que les moins fortunés, ceux qui demeurent à trois, quatre, cinq kilo
mètres de l’usine, se groupent de leur mieux à l’ombre de quelques grands peupliers, au bord de la rivière, où les mioches leur apportent la pitance quotidienne. Peu de paroles : pas de causeries. Tout ce monde, déjà fatigué de six heures de tra
vail, n’a qu’une pensée : manger au plus vite, puis, s’il reste quelques minutes, dormir, en attendant que le son de la grosse cloche, là-bas, à la filature, annonce que le labeur quotidien n’est pas encore terminé.
Au milieu des rangs pressés des ouvriers, passe, en répondant, d’un coup de chapeau, aux saluts qu’on lui adresse de toutes parts, un jeune homme que, à ses vêtements et à sa démarche, on reconnaît bien vite pour n’être point le compagnon de tous
ces braves gens qui lui sourient au passage. Il a vingt-cinq ans à peu près. Il est grand, brun; tout en lui annonce la force et la santé, et son œil noir, dont les verres de son lorgnon n’altèrent point
l’éclat, montre, dans sa clarté honnête, qu’il y a là un brave cœur. Une seule chose fait peine; c’est l’air de tristesse répandu sur toute sa physionomie, et je ne sais quoi de mélancolique, de résigné, qui alourdit sa démarche et l’alanguit.
Pourtant, à entendre tous ces « bonjour, monsieur! » à voir toutes ces têtes qui se découvrent, toutes ces figures sympathiques qui, sur son pas
sage, s’éclairent d’un sourire, on sent d’abord le maître qu on respecte, ensuite l’homme qu’on aime. Pourquoi donc a-t-il l’air si triste?
Ah! pourquoi? C’est qu’on a beau, à cet âge, après de brillantes études à l’Ecole central», avoir conquis, à la force du poignet, l’une des positions les plus enviées dans l’industrie normande, on n’en
a pas moins, tout au fond du cœur, quelque chose qui navre. C’est vrai : Charles Helliard fait envie à bien des gens. Il est premier chimiste chez MM. Maîtrot et Cie; il est adoré des ouvriers, fort estimé de ses patrons; il est l homme indispensable,
le pivot de l’affaire; on compte sur lui, comme sur un homme auquel l’avenir réserve les plus brillan
tes promesses. Mais que voulez-vous? Pour être chimiste, on n’en est pas moins homme. Or, Char
les Helliard est amoureux, mais amoureux comme un fou, ou, ainsi qu’il vous le dirait lui-même,
comme un imbécile, ce qui, prétend-il, en cette matière, se ressemble d’étrange sorte.
Certes, s’il eût tenu ce langage, avec son air mélancolique, à quelque personne sage et de sens rassis, cette personne eût haussé les épaules, et, sans aucun doute, lui eût répondu : « Mais, mon pau
vre garçon, quand on a votre air, votre figure et votre talent, l’amour n’est point une calamité. Qui donc aimez-vous? La fille de l’un de vos patrons? Mais cela se voit tous les jours. Lisez quelques romans, et sur dix, vous en trouverez huit dans l’in
térieur desquels le clerc de notaire épouse la fille du tabellion, trop heureux de jeter sa progéniture dans les bras d’un beau gars qui n’est point une bête, et saura faire à sa femme la vie heureuse et fière. Les parents de la dame de vos pensées ontils, à ce sujet, des idées de 1825? Laissez-les retarder de quarante ans : aimez à votre aise, tranquil
lement; croyez à votre étoile, et c’est bien le diable si, un beau matin, l’hymen, comme on disait jadis, ne vient pas couronner la constance de vos feux ! »
A tout ce beau discours que, maintes fois, avec les meilleures intentions du monde, on lui avait tenu, Charles, sans se dérider, n’avait jamais eu qu’une réponse, qu’il disait avec un ton d’accablement navré qui faisait peine : « Je suis chimiste ! »
Chimiste! Ce titre que, pourtant, il avait laborieusement, presque glorieusement conquis, pesait sur sa tête d’un poids énorme : « Comment voulezvous, soupirait-il, qu’une jeune fille bien née, jolie, spirituelle, riche, douée de toutes les qualités pos
sibles, aille s’éprendre d’un homme qui passe sa vie à confectionner les drogues les plus sales, qui se brûle les mains dans les acides, qui.dégage toujours une odeur de laboratoire, et dont l’extérieur, même à cent lieues de son usine, ne laisse jamais oublier qu’il est chimiste! Ah! l’horrible profession! Et qu’il vaudrait bien mieux, cent fois, raboter des planches ou coudre des habits, que de porter avec soi partout, comme une tache, la marque de son métier! Et puis, qu’est-ce qu’un chimiste? Moins que rien. C’est le monsieur qui trouve le secret des couleurs, qui, après bien des jours et bien des nuits d’un travail incessant, livre aux autres le résultat de sa recherche, et voit son œuvre courir le monde, sans qu’il lui en revienne jamais ni gloire, ni pro
fit. Ah! je maudis le jour où cette idée saugrenue m’a saisi, de faire du rouge, du vert et du bleu, et de me condamner moi-même à la chimie à perpétuité! »
Certes, il y avait dans tout cela bien du paradoxe et de l’exagération. Mais, il faut en convenir,
en l’espèce, comme on dit au Palais, notre ami Charles avait quelque apparence de raison. Il y avait bien un peu de sa faute. Cette timidité fa
rouche que lui donnait, suivant son expression, la conscience de son infériorité sociale, lui nuisait parfois. Et puis,il faut connaître, pour comprendre de tels scrupules, le milieu dans lequel vivait notre héros. Qui n’a pas visité ces localités industrielles de la Normandie... ou de toute autre province (n’offensons personne!) ne peut se faire une idée de la morgue et de la suffisance des gros bonnets du tissage ou de l’impression. On parle beaucoup de la hauteur aristocratique et des dédains affectés de l’ancienne féodalité guerrière. Mais la féodalité industrielle! c’est chez elle, aujourd’hui, qu’il faut chercher ces travers qui, jadis, semblaient
être l’apanage des hobereaux. Pour les grands seigneurs de la filature, qui n’est pas filateur n’est pas un homme. Eussiez-vous travaillé trente ans de votre vie pour conquérir grades et sciences, fussiez-vous médecin, avocat, chimiste de premier ordre, vous ne serez jamais qu’un fort petit garçon. Sans doute, on vous recevra bien, car on est poli ; on vous fera accueil, car on est bien élevé ; mais, sous ce vernis aimable, vous sen
tirez bien vite percer un petit sentiment, qui n’est pas précisément du mépris, mais qui est une sorte de pitié quelque peu dédaigneuse, plus désagréable
peut-être et plus difficile à accepter. On ne vous traitera pas de Turc-à-More. Mais on vous fera comprendre que tout ce qui n’est pas fabrique, ma
chines ou affaires, n’a aucune importance ; que vos opinions politiques, quelque modérées qu’elles soient, ne conviennent qu’à des gens de bas étage,
et ne sauraient être de mise; que la liitérature, le théâtre, le mouvement des esprits, que tout cela ne compte pas; et qu’en dehors des beautés de la cote, en dehors du cours des cotons, il n’est vraiment rien au monde qui vaille la peine d’être admiré. Bref, on vous démontrera, clair comme le jour, que vous êtes un imbécile, ou peu s’en faut.
Cette digression, dont je m’excuse, n’a qu’un but : prouver que Charles Helliard n’avait pas tout à fait tort, quand il accusait sa malheureuse pro
fession. Bien des fois, dans un salon, tout près de celle qu’il aimait, sous ses yeux, il s’était senti hu
milié par cette hauteur dont je parlais, et souvent il lui avait passé dans la tête comme des envies folles de sauter à la gorge des gens sur les lèvres desquels il voyait, ou croyait voir, errer ce mot méprisant : « Chimiste! »
Encore, s’il se fût cru aimé ! Mais non. Mlle Maîtrot, car, comme on pense bien, il était classi
quement amoureux de la fille de son patron, Mlle Cécile Maîtrot ne lui faisait point, il est vrai,
mauvais accueil. Sa jolie figure rose avait même un sourire aimable quand il la saluait. Il était parfaitement libre de regarder à son aise les cheveux
blonds, toujours un peu ébouriffés, les yeux grisclairs très doux, la taille fine, le petit pied et la main blanche, toutes les merveilles enfin qu’un amoureux ne peut se lasser de compter et d’admi
rer sans cesse. Même, quand il serrait la main de la jeune fille, elle paraissait ne le point trouver
trop déplaisant, et ses bonnes petites amies, plus d’une fois, l’avaient fait rougir en la plaisantant sans pitié sur sa folle passion pour le jeune chimiste; mais celui-ci, comme je l’ai dit, était d’une timidité ridicule.il était à cent lieues de croire à un amour, même à une amitié quelconque, de la part de cette belle enfant qu’il voyait comme un rêve, de si loin et, croyait-il, de si bas.
Et puis, autre malechance. Eût-il eu cette audace grande, de ne se point croire détesté, notre digne héros se serait heurté, et tout de suite, contre un obstacle bien autrement grave. Cet obstacle, de taille moyenne, de corpulence assez respectable,
orné de lunettes à branches d’or, et généralement vêtu d’un complet en molleton bleu, c’était le père de la belle Cécile : c’était M Georges Maîtrot en personne. Saluez, s’il vous plaît. M. Georges Maî
trot, dont le frère, M. Daniel, n’était que le reflet, le clair de lune, était tout simplement le potentat auquel, dans la vallée de Criquelonne, tout obéis
sait sans murmure, même son frère, qui, comme je l’ai dit, lui ressemblait étrangement, mais avec quelque chose de plus effacé, de plus indécis dans la physionomie et dans l’allure. Chez M. Daniel,
excellent homme au fond, le ventre était moins en vedette, les lunettes avaient des branches d’acier, et la bottine criait moins victorieusement sur les parquets, foulés d’un pas moins assüré. Ce n’est pas que M. Daniel n’eût sa valeur propre, sa pensée à lui ; même, quand son frère n’était pas là, il tranchait à son tour, et d’assez haut, toutes les questions, et savait, tout comme un autre, traiter d’imbéciles ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être de son avis. Mais, de mémoire d’homme, on ne l’avait vu, dès que M. Georges avait parlé, se permettre, non pas la moindre contradiction, mais la
plus légère ombre d’un doute quelconque dont se pût offenser ia majestueuse autorité du frère aîné. Aussi, ce dernier avait-il seul, dans le pays, une influence sérieuse, dont il usait, dont il abusait même, ne fût-ce que pour l’affirmer davantage encore. Ancien député officiel, battu l’année pré
cédente, en 1869, par ce gredin de Dalbert, un affreux républicain sans foi ni loi, M. Georges Maîtrot conservait son prestige d’antan auprès des âmes candides qui vivaient dans son ombre : il était resté maire de Criquelonne, et, quand il re
vêtait, aux fêtes officielles, son écharpe tricolore à glands d’or, il avait encore un certain air de toutepuissance, bien fait pour imposer aux masses po
pulaires. Ajoutez à cela que pour se faire entendre en ses discours de comices agricoles ou de distri
butions de prix, l’ancien député était doué d’un organe retentissant comme une trompette, rappe
lant, mais sans avantage, le cri du geai dans les bois. Cet organe était resté célèbre au Corps légis
latif, où, plus d’une fois, tandis que l’huissier assis au pied de la travée de droite, goûtait quelques instants d’un sommeil de contrebande, on l’avait vu se réveiller en sursaut en entendant glapir à ses oreilles un « très bien » assourdissant. C’était à ces exclamations, du reste, que se bornaient les dis
cours de l’honorable industriel. Une seule fois il avait gravi les marches de la tribune où, avec un succès modéré, il avait soutenu je ne sais quel amendement à un tarif douanier quelconque. Mais le ministère s’étant prononcé contre cette innova
tion dangereuse, M. Maîtrot, en bon député officiel,
n’avait eu rien de plus pressé que de voter contre son œuvre personnelle.
Au demeurant, M. Georges Maîtrot, s’il avait des ridicules, n’était ni un méchant homme, ni un homme inintelligent. Il avait su fort bien mener sa barque et, comme il le disait en ses heures d’épanchement familier, arrondir sa pelotte. Il était im
mensément riche et ne faisait point un mauvais
usage de sa fortune. Il supportait aisément que sa femme et sa fille, de ses deniers, fissent largesse aux pauvres gens de la vallée, et lui-même, à l’oc