casion, savait donner généreusement pour une grande infortune. Mais, et ce n’était pas sa faute, le digne homme n’avait point la chaiité aimable.
Il ouvrait sa bourse, mais en regardant de haut le quémandeur, et sans rien d’engageant dans l’œil ou dans la voix. On aimait mieux, dans ces sortes de choses, avoir affaire au frère Daniel, vieux garçon
un peu brusque aussi, un peu rude, mais dont la générosité, moins éclatante, avait une allure bon
enfant bien autrement attrayante que la charité majestueuse de l’ex-député. Surtout, les pauvres gens préféraient, et de beaucoup, recevoir une plus
modeste aumône de Mme Georges Maîtrot, bonne et douce femme, noyée dans l’éclat de son seigneur et maître, ou mieux encore, de Mlle Cécile, la blonde et gaie jeune fille, que les masures de; misérables
connaissaient bien dans le pays. Quand onia voyait arriver de loin, dans sa petite voiture attelée de deux poneys noirs qu’elle conduisait elle-même, c’était une fête : « Voilà la demoiselle ! » criaient les marmots roulés dans la poussière : et chacun
d’accourir, pour recevoir de la jolie Cécile une caresse, ou même une amicale gronderie. C’était
pendant une de ces tournées charitables que Charles l’avait aperçue pour la première fois, et, naturellement romanesque, comme tous les timides, il avait subi du premier coup le charme de celle qui lui apparaissait dans un tel cadre. Depuis ce jour-là, toujours comme dans les romans, le pauvre Charles avait perdu le sommeil et l’appétit. Il n’avait plus vécu que pour voir la belle Cécile, pour entendre sa voix, pour serrer sa main : bref, il était devenu amoureux fou.
Mais, comme je le disais tout à l’heure, il ne se faisait aucune illusion sur les résultats possibles de sa passion. Sans parler de la jeune fille, on sentait,
chez le père, une hostilité sourde qui lui eût ôté toute espérance s’il eût eu la folie d’en concevoir. M. Maîtrot, il est vrai, traitait son chimiste avec
d’autant plus d’égards qu’il le sentait indispensable à l’usine. Il paraissait le considérer plus comme un collaborateur que comme un employé, et, certes, Charles n’avait nullement à se plaindre des procé
dés de son patron. Mais il savait que M. Maîtrot
ne l aimait pas. L’ancien député, en effet, jaloux peut-être de son autorité, ne voyait pas sans un secret dépit l’importance du jeune chimiste dans la maison et l’immense ascendant qu’il avait su prendre sur les ouvriers. Maintes fois même, en
voyant Charles calmer, par la seule influence de son attitude et de sa parole, les velléités de révolte qui se faisaient jour dans les aâeliers, l’industriel avait été plus irrité que reconnaissant. Et puis, il soupçonnait le jeune homme de n’être pas parfai
tement pur au point de vue politique. Souvent, alors qu’il développait ses théories autoritaires et son programme conservateur, il avait cru surprendre, chez son auditeur, quelques indices de froi
deur. Une ou deux fois même, sans s’écarter en rien
du respect qu’il devait à son patron, Charles s’était permis d’émettre une opinion personnelle, et cela suffisait pour que M. Maîtrot, rendu ombrageux et défiant par son échec électoral, crut deviner en son chimiste un ennemi. Bref, s’il y a^ait estime mutuelle et cordialité apparente, il y avait évidem
ment antipathie naturelle. Aussi le pauvre Charles n’eut-il jamais osé se risquer à demander la main de Mlle Maîtrot si les circonstances ne l’y avaient, pour ainsi dire, forcé.
La guerre avait été déclarée, et bientôt avait commencé cette lugubre série de désastres qui marqua le début de l’année terrible. Dès les pre
miers revers, Charles, que sa myopie dispensait du service actif, avait cependant manifesté l’intention de s’engager. Mais M. Maîtrot l’avait prié d’attentendre quelque temps.
— La situation industrielle, lui avait-il dit, devient chaque jour plus difficile. J’ai besoin de toutes mes forces ici, et ce serait vouloir ma ruine immédiate que de me quitter en ce moment. Si, d ici quelques semaines, nos affaires militaires ne vont pas mieux, je serai loin de vous retenir, car
je comprends fort bien votre désir. Mais, dans la crise actuelle, vous me rendriez un véritable service en différant votre départ.
Charles avait cédé, bien qu’à contre-cœur; il était resté à Criquelonne, toujours exact et faisant consciencieusement son métier; mais, dévoré d’im
patience et presque honteux de son inaction, alors que tous ses anciens camarades étaient déjà sur les champs de bataille.
Vers le milieu de septembre, enfin, il n’y tint plus. La nouvelle arriva du prochain investisse
ment de Paris; le jeune chimiste résolut de partir sur-le-champ, et, le soir même, il se rendit chez son patron pour lui faire part de sa décision.
Quand il arriva dans le vaste jardin, il ne vif, devant la maison, sous la vérandah ouverte, qu’une seule personne, la seule qu’il eût désiré ne pas voir. Cécile était assise dans un grand fauteuil, pensive, un peu triste, et ne sortit de sa rêverie qu’en en
tendant crier sur le gravier les pas du jeune homme. Elle leva la tête, et, comme à l’ordinaire, lui tendit une main qu’il serra doucement.
— Pardon, mademoiselle, dit-il d’une voix qui tremblait un peu, monsieur votre père est-il chez lui? J’aurais besoin de lui parler à l’instant même.
— Mes parents sont sortis en voiture, monsieur. Mais ils sont allés faire une visite dans le voisi
nage, et je pense qu’ils seront de retour dans un instant. Voulez-vous les attendre?
Charles n’eut pas le courage de refuser le siège qu’on lui offrait. Il frissonnait à la pensée que, peut-être, il voyait pour la dernière fois celle qu’il aimait tant. Il s’assit donc, et les deux jeunes gens restèrent un instant en face l’un de l’autre, sans parler.
Ce fut Cécile qui rompit le silence.
— Est-il arrivé quelque accident à l’usine ? Il faut, sans doute, que ce soit bien grave pour que vous vous décidiez à venir trouver mon père jusqu’ici !
Il sembla à Charles qu’il y avait, dans la voix de la jeune fille, comme un léger reproche, et cette pensée redoubla sa timidité. Ce fut donc tout bas qu’il reprit :
— Non, mademoiselle : il ne s’est rien passé dans les ateliers; mais il faut que je voie M. Maîtrot, car je dois lui annoncer mon départ immédiat.
-— Vous partez ? Quand ? Pourquoi ? dit Cécile vivement. Puis se reprenant :
— Pardon! dit-elle, je suis indiscrète, sans doute.
— Nullement, Mademoiselle. Je pars demain, et je vais m’engager. Il me semble que c’est mon devoir.
Elle le regarda.Lui qu’elle avait toujours vu hésitant et timide, presque tremblant devant elle, il était là, le regard assuré, la voix ferme maintenant, et, tout simplement, comme la chose la plus natu
relle du monde, il lui disait : «Je vais me faire tuer. » Elle fut prise d’une vive sympathie pour ce
courage calme et pour cette loyauté simple. Et de nouveau lui serrant la main : — C’est bien ! dit-elle.
Charles garda cette main dans la sienne, et, doucement, comme repris de sa timidité :
— Alors, vous m’approuvez ? Merci, Mademoiselle. Le devoir me sera, maintenant, plus facile à remplir. Je suis heureux d’avoir pu vous dire adieu ce soir et vous remercier encore du gracieux accueil que vous m’avez toujours fait. J&ne l’ou
blierai pas, soyez-en bien convaincue, et, si je ne suis pas...
Il allait dire : « tué ». Mais il s’arrêta, en voyant la pâleur de Cécile. Cette pensée que, lui, il abor
dait sans crainte, causait une vraie terreur à la pauvre enfant. Aussi reprit-il plus gaiement :
— Je reviendrai bientôt, j’espère, et je pourrai peut-être alors vous dire tout ce que vous êtes pour moi, vous montrer les sentiments que vous m’inspirez, et...
Cette fois, il ne put continuer. La voix lui manqua tout à coup, et, comme pris d’un remords, au bout d’un instant :
— Oh ! pardon ! dit-il. Je n’aurais pas dû vous parler ainsi. Pardon, Mademoiselle!
Et le pauvre garçon, tremblant comme s’il eût commis un crime s’inclina devant Cécile.
Elle, très émue, l’avait écouté. Elle savait bien
qu’il l’aimait. Mais, le voyant timide et modeste à l’excès, elle ne s’attendait pas à cette déclaration naïve qui avait jailli pour ainsi dire des lèvres de Charles. Elle se rendit compte, elle-même, de ce qu’elle éprouvait, et, pendant un instant, tous deux restèrent là, lui, triste et comme honteux, elle, écoutant dans son cœur la voix qui répondait à celle du jeune homme.
Le bruit de la grille qui s’ouvrait devant la voiture les tira de leur rêverie.
— Pardon ! répéta-t-il tout bas, sans lever les yeux.
— Je n’ai rien à vous pardonner, dit-elle doucement. Et elle rentra dans le salon, au moment où M. Maîtrot mettait pied à terre devant le perron.
— Comment! C’est vous, mon cher Helliard. A cette heure-ci? Qu’y a-t-il donc de nouveau?
Rappelé, par cette voix criarde, au sentiment de la réalité, Charles tressaillit.
— Je désire vous parler, monsieur, répondit-il. — Je suis à vos ordres, dit l’industriel. Venez dans mon cabinet, nous pourrons causer plus à l’aise.
Et il introduisit le jeune homme dans une vaste pièce, aux boiseries sombres; puis, lui montrant un siège :
— Je vous écoute, dit-il.’
En ce moment, Charles sentit sa timidité s’évanouir. Dans sa délicatesse scrupuleuse, il jugeait sévèrement l’aveu qui venait de lui échapper, et sa loyauté l’obligeait, croyait-il, à se confesser sans
retard au père de Cécile. Aussi fût-ce d’une voix assez ferme qu’il dit :
— Monsieur, je compte partir demain pour rejoindre l’armée. Mais avant de vous quitter, je dois vous avouer une chose que j’ai commis la faute, tout à l’heure, de dire à mademoiselle votre fille : Je l’aime!
— Vous l’aimez! glapit M. Maîtrot. Et vous le lui avez déclaré! Mais c’est un abus de confiance, monsieur, une inconvenance, une indélicatesse, et de tels procédés me surprennent à bon droit de la part d’un homme que j’ai reçu chez moi, qui a été mon hôte autant que mon employé. Et je vous trouve singulier de venir me faire, à moi, l’aveu d’une telle faute!
— Veuillez m’écouter, monsieur, reprit le jeune homme, et ne point vous emporter ainsi. Je me suis accusé moi-même, vous l’avez vu, et mon remords avait devancé vos reproches. Mais, puisque vous le prenez sur ce ton, laissez-moi vous dire que l’a­
mour d’un honnête homme, et je le suis, n’est pas pour offenser Mlle Cécile, non plus que vous. Je ne suis pas riche, sans doute, et j’occupe une posi
tion bien humble, mais je puis offrir, à celle qui sera ma femme, un nom sans tache et un passé de travail et de probité. J’ai donc l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille.
L’industriel suffoquait. Tant d’audace de la part de son employé l’étourdissait. Ses idées se brouil
laient. Il n’y voyait plus, il entendait à peine, et ne put que laisser échapper comme un sifflement, avec un accent de mépris indicible, ce mot que Charles redoutait : « Chimiste! »
Le pauvre garçon pâlit. Mais il était résolu à aller jusqu’au bout; il reprit :
— Monsieur, j’ai l’honneur de vous réitérer ma demande, en vous faisant observer que je pars dans quelques heures.
— Partir ! Oui, certes, vous partirez ! cria M. Maîtrot. Mais vous partirez pour ne plus reve
nir. Car je vous chasse, entendez-vous ? Je vous chasse !
Et ses petits yeux étincelaient derrière ses lunettes, et sa voix glapissante avait des intonations de fausset strident, et l’on eût presque dit qu’il allait se jeter sur Charles pour le précipiter au dehors.
Le jeune chimiste, toujours calme, reprit :
— Vous pouvez me congédier, monsieur, mais non me chasser comme un valet, et moins encore m’insulter. Pour la dernière fois, je vous le de
mande : voulez-vous m’accorder la faveur que je sollicite de vous?
— Non! Non! Cent fois non ! Allez-vous-en !