COURRIER DE PARIS
Je voudrais bien lire les impressions personnelles des Hongrois et Hongroises qui ont visité Paris, pilotés par d’aimables confrères. C’est une bonne habitude de fraterniser ainsi sous les espèces du voyage. Il s’est formé, depuis quelques années, une société internationale de littérateurs qui, de pays en pays, promènent des congrès où l’on affirme la propriété des romans et des pièces de théâtre. Généralement le congrès coïncide avec une fête quel
conque ou une exposition, ce qui donne à ces manifestations utiles tout le charme d’un voyage d’agrément. C’est tantôt à Londres qu’on se réu
nit, à l’heure même où la troupe de la Comédie- Française y arrive sous la conduite de Sarcey et tantôt à Amsterdam, au lendemain du départ de la troupe de l’Odéon, également escortée de Sarcey. Au bout du congrès, qu’il se soit tenu en Hollande ou en Angleterre la question de la propriété lit
téraire n’a pas fait un pas, mais les membres du congrès en ont fait beaucoup. C’est toujours cela de gagné.
Il est évident que ces échanges de bons procédés entre confrères de tous les peuples ont cela d excel
lent qu’ils font une guerre à la haine. On s’estime toujours un peu plus quand on se connaît un peu mieux. Ce n’est pas pour les Hongrois que je dis cela : ils nous aiment, ils savent que nous les ai
mons. Ils n’avaient pas besoin de nous connaître pour nous être sympathiques.
Le malheur est qu’en ces sortes de circumnavigations littéraires, ce ne sont pas les gloires de tous pays qui prennent le wagon. On vient saluer Vic
tor Hugo mais, ce qui est bien naturel,1 Victor Hugo ne monte pas en raihvay pour aller saluer ses collègues et confrères. Je me rappelle toujours avec quelle anxiété les érudits, hospitaliers et char
mants professeurs d’un des collèges d’Oxford qui attendaient les littérateurs français, les congressis
tes du congrès de Londres pour leur offrir le vin d’honneur aromatisé dans une coupe d’argent de
mandaient si tel ou tel parmi les plus illustres de notre pays ne figurait point parmi les visiteurs de la vieille ville universitaire.
— Pardon, monsieur, disaient-ils, est-ce que M. Victor Hugo ne viendra pas ?
— Non, M. Victor Hugo est resté chez lui. Il sort très peu et ne voyage pas en caravane.
— Ah ! tant pis ! Et M. Renan ?
— M. Renan est à la campagne. Il travaille. Non, M. Renan n’est point du cortège.
— Je le regrette beaucoup. Et M. Taine? — M. Taine est en Savoie.
— Il est venu jadis, à Oxford. Je ne l’y ai pas vu. J’aurais été bien heureux de lui parler de son histoire de la littérature anglaise.
— Ce sera pour une autre fois. M. Taine aime à voyager, mais il voyage seul.
— Au moins M. Edmond About va-t-il arriver ?
— M. About est président de notre société, c’est vrai, mais M. About est très sollicité par ses amis de Londres. Il est demeuré avec eux!
— Ah! quel dommage! Mais décidément je joue de malheur! Et M. Sarcey?
— M. Sarcey déjeune avec des comédiens ! — Et M. Daudet ?
— Il est à Champrosay. — Et M. Pailleron ? — Il est à Dinard.
— Et M. Coppée ?
— Il est en Bretagne. — M. Sardou ?
— Il est à Marly.
— Et M. Dumas fils? Ah! que je voudrais voir M. Dumas fils ! Il est né touriste, il est alerte, vi
goureux; on joue ses œuvres à Gaiety-Theatre : il a dû certainement se joindre à vous?
— Non. Malheureusement, non. M. Dumas est à Puy, et il se soucie fort peu d’aller manifester à l’étranger; il s’en tient à son home, comme M. Augier, comme M. Sandeau (Jules Sandeau alors vivait encore), comme M. Feuillet ou M. Labiche.
— Mais alors...
Et l’aimable et savant professeur d’Oxford était stupéfait, attristé, navré et promenait ses yeux d’un bleu doux, démesurément agrandis, sur le groupe international dont nous faisions partie :
— Mais alors la littérature française est donc bien riche puisqu’elle peut, sans déplacer les maî
tres que je voulais saluer, importer en Angleterre tant de lettrés encore et sans que le vide s’en fasse sentir à Paris?
Je me demande aujourd’hui — après une réflexion de quatre ans — si l’étonnement de mon professeur était vraiment admiratif ou s’il n’était pas un peu ironique. Il y a parfois du Gascon chez le Saxon et, en parlant de la richesse des lettres françaises peut-être le fellow devenu docteur voulait-il tout simplement dire que bien des littéra
teurs à la fois étaient assez riches pour prendre leur billet pour Londres. Il faut se défier de la raillerie anglaise. Elle pince sans rire. C’est le pays d’Addison et de Swift.
Je suis trop ignorant de la littérature hongroise pour avoir pu mettre un souvenir de lec
ture émue sur chaque nom de hongrois que nous
avons fêté la semaine passée. Mais je dois dire que cette manifestation a paru touchante et qu’il serait bon que de pareils voyages fussent plus fréquents. On parle tant de libre-échange : le libre échange des bons procédés a bien sa valeur aussi.
Et puis voilà la saison des voyages, l heure où les Courriers de Paris sont datés des plages les plus mondaines ou, comme dit Don César, des pays les plus extravagants. Une amusante carica
ture, que je regardais hier, montre un journaliste de high life, assis, à Paris, devant une table de chêne dans une brasserie artistique à hublots
Moyen-Age et disant à une jolie fille très moderne qui se penche sur son épaule :
— Sapristi, un peu de tranquillité donc! Laissez-moi écrire ma chronique de bains de mer !
Tous les journalistes n’écrivent pas leur courrier balnéaire à distance et la plupart se préoccu
pent, au contraire, d’étudier quelque plage de visu. Les types de plages et de tables d’hôte défi
lent, avec plus ou moins de détails inédits, dans
les articles. Et c’est toujours nouveau, tou jours piquant, ces petits musées de baigneurs et cette collection de portraits de voyageurs que chacun de nous coudoie, et dont beaucoup peuvent souffrir.
Il n’y a plus de major de table d’hôte. C’est un type disparu. Mais il y a encore le tyran de table d’hôte, l’homme qui parle d’or, qui parle haut, qui se carre, semble présider au repas, écrase ses voi
sins de sa supériorité ou de sa corpulence, choisit les meilleurs morceaux, vide les plus fortes assiettes et méprise évidemment les gens trop timides ou les voisins trop polis. M. Renan a écrit qu’il n’osait jamais, lui, prendre la meilleure place dans un tramway ou dans un omnibus. Le tyran de table d’hôte n’est pas de cette urbanité et sa courtoisie consiste seule à ne pas vous marcher sur les pieds. Quant au reste, c’est le butor le plus insupporta
ble que je connaisse. Et vous allez le rencontrer partout, ô parisiens en tournée ! C’est une des plaies des voyages comme les moustiques et les rats.
La plupart du temps, le tyran de table d’hôte est Français, mais il est souvent Anglais aussi. Le tyran britannique est sec comme une canne ou gros comme une patate mais, gras ou maigre, il est ab
sorbant au possible et il semble, par son égotisme forcené, faire payer à tous les touristes qu’il rencontre le bombardement de Tamatave. Il est har
gneux, maussade, gourmand, insupportable. Il ne prend pas seulement la première place, il prend toute la place. Ce qui plaide pour lui les circons
tances atténuantes c’est, parfois, quelque jolie miss aux cheveux d’un noir bleu ou d’un blond de seigle qu’il traîne après lui comme une prisonnière et dont les jolis et grands yeux semblent à toute la table demander grâce pour la tyrannie du despote.
J’aime encore mieux ce tyran mécontent que le tyran jovial, le tyran Gaudissart, le tyran qui se croit drôle, fait de l’esprit et prend tous les con
vives à témoin de sa supériorité. Celui-là e;t tout simplement odieux. C’est la bêtise triomphante et envahissante. Ce tyran-là est un tyran sceptique et gouailleur. Il blague les monuments qu’on a à visiter, les tableaux qu’on s’apprête à voir, les points de vue qu’on vous a recommandés, il blague tout. Je ne sais trop pourquoi celui-là voyage, à moins
qu’il né voyage pour les vins : il ne trouve rien de passable. Tout est infect, depuis le clocher gothique de la cathédrale j usqu’au poulet de l’hôtel et comme le clocher vous a paru remarquable et que le poulet vous semble tendre, si on a le malheur de laisser transparaître cette opinion, le tyran est tout prêt à vous répondre :
— Ah! çà, mais vous n’avez donc jamais vu de clocher dans votre vie ? Ou :
— Vous mangez donc de bien mauvais poulets chez vous ?
Mais ne médisons pas de ces margarinistes. Ils recevront peut être, quelque jour, cet ordre du Mérite agricole que vient de fonder un ministre des mieux intentionnés, M. J. Méline, protecteur de l’agriculture. Voilà les agriculteurs tout à fait fortunés, ainsi que les rêvait Virgile. Ils ont un ordre spécial, un ruban spécial, une décoration particulière. Vous ne pourrez porter ce ruban nou
veau que si vous avez bien mérité de la luzerne ou du bétail. «Faites-vous des naviauxf » disait Bras
seur dans la Cagnotte. C’est excellent, mais faut de l engrais !
« Faut de l’engrais » aussi, pour mériter le Meri’e agricole. Mais quand on l’a obtenu, quelle joie de se dire qu on peut nouer à sa boutonnière une certaine soie que ni Victor Hugo, ni GounoJ, ni
Robert Fleury n’auront jamais. Un ruban qui n’aura que deux mille petits bouts coupés à coups de ciseaux. Un ruban moins prodigue que la Lé
gion d’honneur, un ruban qui distance à jamais l ordre du Mérite littéraire, ce ruban violacé d’offi
cier d’Académie qu’on donne aux comédiens et qui est le succédané du ruban rouge.
Va pour l’ordre du Mérite agricole! Mais, comme pour en prouver la parfaite inutilité, le jour où M. Méline le fonda, il décora de la Légion d’hon
neur M.Margottin, le cultivateur de rosiers. Est-ce que le ruban du Mérite agricole n’eût pas été suffisant pour quelques greffes ? Il est vrai que le pépi
niériste n’étant pas agriculteur mais jardinier, il fallait créer pour lui, st on ne le décorait point du ruban rouge, l’ordre du Mérite horticole.
Ce qui revient à déclarer que, puisqu’on subdivise les mérites que la Légion d’honneur récom
pensait en bloc — je ne dis point en tas — il serait juste et logique de créer une certaine quantité de décorations spéciales, comme le Mérite maritime, le Mérite des tissus, le Mérite pictural, le Mérite postal, le Mérite médical, le Mérite pharmaceutique, le Mérite colonial — sans compter le Mérite facultatif et le Mérite transitoire.
Nous aurions pourtant autre chose à faire, dans notre France, que d’auner du ruban pour les appétits de glorioles !
Mais un ministre de beaucoup d’esprit nous disait hier :
— Que voulez-vous ? On nous demande à tous tant de croix d’honneur qu’il faudrait, pour bien faire, à chaque ministère, un ruban spécial qu’on appellerait comme on voudrait, mais qu’on bapti
serait dans le public l Ordre des Refusés. Nous jetterions ça aux plus enragés comme on jetterait un os. Cela nous rendrait de grands services !
Le Mérite agricole ! Un joli rôle pour la pauvre grosse Alphonsine dans une revue de fin d’année ! Elle eût montré sa corpulence et chanté quelque rondeau pour conter comment on l’avait décorée, absolument comme, en 1859, jouant la Carte du théâtre de la guerre, elle comptait, avec tant de finesse, toutes les piqûres dont on l’avait, à coups d’épingles, trouée çà et là. Elle faisait passer de telles gaudrioles avec infiniment d’esprit et de
tact, cette comédienne d’une gaieté si vraie et d’un comique si communicatif. Elle avait un rare talent. Dans une petite pièce de Lambert Thiboust,
l Homme n est pas parfait, elle jouait un rôle de femme du peuple d’une manière tout à fait supé
rieure. On a oublié certaine chanson stupide dont
le refrain grossier était Fallait pas qu y aille! Sur cet air absurde, avec ces paroles ineptes, Alphon
sine, cette admirable Alphonsine, trouvait moyen de faire pleurer la salle.
Et quand Alexandre Dumas eut besoin d’une actrice tout à fait étonnante, franche de nature et d’un talent rare, pour faire passer, comme on dit, ou plutôt pour créer, incarner ce type étonnant de vie, de bassesse inconsciente et de grandeur naïve,
la Mme Guichard de Monsieur Alphonse, quelle comédienne demanda-t-il ? Alphonsine, la grosse Alphonsine des Délassements-Comiques d’autre
fois, devenue 1a, remarquable actrice des Variétés d’hier.
Hélas, il date de plusieurs années cet hier-là ! Et le temps passe si rapidement et le public oublie si vite, dans son flux et son reflux de marée humaine,
qu’on risque, en parlant aujourd’hui d’Alphonsine, de n’éveiller d’autre écho que celui-ci :
— Alphonsine? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ça? Ce fut, au théâtre, une sorte de Mirai Pin
Peste soit des tyrans de table d’hôte ! Ils empoisonneraient le voyage et le séjour aux eaux plus sûrement que les fabricants de margarine n’empoisonnent le-beurre.