front comme une condamnée, le bonhomme dit par manière d’excuse :
— Pardonnez-lui, madame Ferrard, elle a honte. Et de quoi donc avait-elle honte la petite Nor
mande ? De son petit cou, de sa peau brune, de ses pieds légers, de ses mains rondes comme des pom
mes, de ses cheveux en broussailles ou de ses yeux profonds qui regardaient en-dessous quand elle riait ? Mme Ferrard la suivait d’un air d’envie, et, malgré elle, ses yeux allaient de cette fraîcheur campagnarde à l’élégance frêle de son cher pâlot.
— Embrasse-la, Médéric, et vous, Maze, causons.
Ils laissèrent les deux enfants en tête-en-tête et s’assirent à la table pour établir le revenu, arranger la vie.
Médéric n’était pas si timide que Lisée. Il avait cette aisance de l’enfant des villes qui a poursuivi des cerceaux dans les jardins publics et joué aux quatre-coins avec des inconnus. Il entreprit la conquête de sa future campagne.
Etait-elle donc si sérieuse que cela, la belle Lisée, malgré ses neuf ans et son importance de pe
tite ménagère qui sert la soupe aux « aoûteux »? Comme elle baissait toujours le nez sous sa capote de toile, qui jetait une ombre sur ses cheveux pâles, Médéric la saisit par les hanches et se mit à genoux pour voir ses yeux.
— Elle rit, maman, elle rit !
Il venait d’écarter la main peureuse, et tout à coup, comme un lever de soleil, d’apercevoir les deux yeux clairs, étranges, enveloppés d’ombre qui brillaient. La connaissance était faite ; ils s’envolèrent par la porte ouverte, laissant le silence derrière eux.
— Oui, mon ami. La renté de cette ferme et ma pension de veuve, c’est tout ce qui nous reste, à mon enfant et à moi. Vous le savez, je n’entends
rien aux choses de la terre. Vous serez le maître comme autrefois, plus qu’autrefois. Je me confie entièrement à vous.
Bien sûr, on pouvait compter sur lui. Il était conquis, lui le Normand de vieille roche, qui finas
sait dans les marchés, par cette ignorance naïve, cet abandon les yeux fermés, cette faiblesse de petite main tendue qui disparaissait dans les siennes.
— Bien sûr, on pouvait compter.
Et, comme il ne trouvait pas autre chose à dire, il s’en alla.
III
Médéric connaissait de la nature ce qu’un enfant de dix ans peut en avoir entrevu par une fe
nêtre de caserne : des poulets, étique gibier de cantine, cherchant leur vie dans le fumier des écuries ; un coq déplumé qui s’enrouait à chanter plus haut que les dianes ; et un rucher malingre, bourdonnant autour des pois de senteur, dans le
jardin des adjudants. Aussi, à chaque pas, c’étaient des ébahissements, des questions qui divertissaient Lisée. Elle lui fit visiter tout son domaine.
La maison de ferme, en caillou noir, charpentée de chêne et de noyer, était coiffée d’un toit de chaume à lucarnes rabattu sur les fenêtres comme une casquette de fourrure sur le nez d’un garde.
Les pignons en saillie protégeaient les pieds des murs, ombrageaient les portes. Des grilles treillageaient les fenêtres à petits carreaux verts, soufflés en bouteille, et une tête mutilée grimaçait audessus de la porte.
Dans la vaste cuisine dallée, une cheminée immense occupait tout un côté de la salle. Au-dessus pendaient des fusils de chasse, des cages vides, des colliers d’œufs, des nids, cloués au mur avec leur branche. Au fond, entre l’horloge et l’armoire, un dressoir étalait au milieu des plats d’étain, un par
terre d’assiettes fleuries. Près de la porte, sur un bahut énorme, les « goujars » entassaient pêlemêle des cruches de grès, des poteries bleues, du pain de seigle, du laitage et des écuelles de noyer.
Contre la fenêtre, la table bien lavée, polie sur 1 bords par les manches des dîneurs, s’allongeait entre deux bancs de bois, et le soleil, plongeant dans cette ombre, faisait valser la poussière.
Lisée montra à Médéric le banc sur lequel elle
montait pour servir la « panade », et elle enferma le Bourru dans le tambour de la rôtissoire pour faire voir comment tournait la broche.
Derrière la maison, il y avait un potager clos par une haie vive et une barrière blanche. C’était un jardin de curé avec des plans de cassis, des poiriers en quenouille et de l’oseille en bordure. L’ombre des toits et la pluie des gouttières y entretenaient une perpétuelle fraîcheur. Les pas s’enfonçaient dans les allées sans gravier.
Lisée prit un saladier à fleurs bleues, dit à Médéric de la suivre et courut au potager. Leurs souliers se bottaient de terre molle alourdissant les pieds légers. Ils posèrent le saladier sur une touffe de buis et Lisée dit à son compagnon :
— Attrape-moi.
Alors, comme deux poulins lâchés, ils coururent à travers les plates-bandes, tournant autour des massifs, se lassant l’un l’autre dans une chasse capricieuse; lui, tout essoufflé, elle, souple comme une anguille de haie poursuivie par des dénicheurs.
Sur le soir, après dîner, l’instituteur et le curé vinrent saluer la veuve. Il se détestaient et ne se quittaient guère, dévorés d’un feu de dispute qui renaissait de ses cendres. L’un représentait à Rolle
ville, l’élément du progrès et des réformes, l’autre la routine et les traditions.
L’abbé Breutôt s’occupait d’archéologie. Il gardait précieusement, dans un coffret de coquillages, quatre lettres de l’Abbé Cochet avec lequel il avait échangé une correspondance au sujet d’un vitrail.
C’était uu brave homme indulgent et charitable. Il avait des prétentions à la musique, et lui sacri
fiait volontiers les prédications. Les jours de fête il faisait chanter la grand’messe à quatre parties, l’une après l’autre, pour simplifier, M. Camus était le premier instituteur de Rolleville qui eût refusé de s’asseoir au lutrin. Cette impiété dis
simulait de profondes ambitions politiques. Il était
pour les idées neuves, possédait une érudition de manuel, citait Larousse, raisonnait pédagogie, et professait un beau mépris pour le latin, à cause de ses « accointances cléricales ». Il recevait un journal de Paris, ce qui lui attirait beaucoup de considération.
Ces deux personnages emplissaient la salle de leur importance. On avait allumé les bougies sur la cheminée, et l’on causait lentement, avec cette gêne secrète des gens qui s’étudient. Médéric était assis entre sa mère et M. le curé. Le prêtre lui posait la main sur la tête avec un geste bénisseur.
— Et quand ferons-nous notre première communion?
Oh! on n’était pas pressé; l’enfant avait du temps devant lui, n’étant pas obligé de gagner sa vie. On attendrait bien un an de plus. D’ici-là, il se fortifierait, il prendrait des couleurs, il s’instruirait un peu, ses leçons ayant été terriblement négligées pendant les derniers temps.
Alors M. Camus offrit ses services. L’école communale ne convenait pas à un enfant « de sa sphère ». Il y ferait des connaissances de va-nupieds. Et, d’ailleurs, que pouvait-on bien enseigner à de jeunes campagnards, ignorants, paresseux, pressés de fermer l’Abécédaire pour aller « trâcher les vaques ». On leur apprenait à lire, tout au plus — et quelques leçons de choses. Mais la botani
que, la géographie, les sciences naturelles, l’agrono
mie, tout ce qui pourrait déraciner la routine « dans notre bon pays des Calates, » il n’y fallait pas songer.
Et il citait toutes ces sciences, comme s’il les eût possédées.
Neuf heures sonnèrent.
On convint que le magister viendrait tous les jours donner une leçon à Médéric et que Lisée y assisterait.
Puis les deux visiteurs se levèrent.
Sur le seuil de la porte, l’abbé Breutôt, redressant sa grande taille, donna une petite tape sur la joue de Médéric.
— Nous en ferons un chrétien, madame. — Et un savant, reprit l’instituteur.
— Les deux choses ne s’excluent pas, monsieur Camus.
Puis, comme Mme Ferrard élevait la lampe pour éclairer les marches, le curé la remercia d’un geste :
— Nevous dérangez pas, madame, nousy vor ons. Et ils s’en allèrent en se querellant.
IV
Pendant toute une année, ce fut une bonne vie d’enfants, joyeuse comme un printemps coupé de rares averses. Les leçons de M. Camus ne les em
barrassaient guère; et quand, l’heure finie, le maître s’en allait gravement, ses bouquins sous son bras, ils reprenaient leur volée vers la liberté et les jeux. Ils s’aimaient pour le plaisir qu’ils avaient ensem
ble, les niches qu’ils se faisaient, pour leurs grosses
querelles, leurs réconciliations, leurs malices et leurs bouderies.
Le matin, quand la ferme, tôt levée, s’animait au départ du travail, ils couraient aux écuries voir garnir les bêtes.
Une forte odeur qui prenait à la gorge s’exhalait des étables ouvertes. Sous la remise, les goujars attelaient les gros chevaux ardoisés,la queue nouée
secouant leurs tapis de laine bleue, et les chaînettes des harnais lourds.
Médéric se hissait sur leur dos, cramponné à la danse du collier, et Lisée montait dans les voitures pour faire « un bout de conduite aux charrois ».
Quelquefois on se laissait emmener trop loin; et il fallait revenir en se tenant parla main, au galop, à travers les fossés et les haies, pour ne pas manquer l’heure du catéchisme.
Le fossoyeur Placide le sonnait régulièrement à midi.
Le ciel était lourd, la campagne silencieuse. En chemin, par les colzas fleuris, ils repassaient la leçon mal sue. Des bandes d’enfants arrivaient des hameaux et des fermes. Il en venait de Manéglise, de la Sente et de l’Harmerie; des marmots blonds
comme de l’étoupe, avec des yeux clairs, des teints d’argile, des pieds nus, des chemises ouvertes, sans gilet, sans chapeau, vêtus d’un pantalon tiré par des bretelles.
Et ils ânonnaient!
L’abbé Breutôt donnait le ton des cantiques. Médéric et Lisée suivaient sur le même livre, mêlant leurs cheveux dans une inclinaison attentive. Le curé passait entre les rangs, son psautier à la main, et mettait les rieurs à genoux sur les dalles.
Enfin toute la troupe s’échappait de l’église avec un grand fracas de sabots, d’abord alignée sur deux files, marquant le pas, puis débandée avant d’arri
ver à la chaire, escamotant la génuflexion de la porte et barbottant dans les bénitiers. Ils couraient
autour du clocher, comme un vol de martinets, et agrandissaient tous les jours le trou delà haie. On revenait par la grande route.
Chemin faisant, on rencontrait le cantonnier Soudri qui cassait son caillou. C’était une douce créature, malgré l’air rébarbatif que lui donnait son masque de grillage et la torture du Chapeau de toile cirée, trop étroit pour son crâne dénudé. Il s’obstinait à le porter, par fierté de vieux soldat,
en souvenir de l’uniforme, et à cause de la plaque de cuivre.
Depuis quinze ans on voyait son bourgeron sur la route, entre Rolleville et Montivilliers. Il allait,
poussant sa maison roulante, travaillant seul et muet, avec la rare distraction d’une prise, offerte par le facteur rural, d’un bonjour de passant, et du
« Ohé! » de Blondel, lancé du haut du siège entre deux claquements de fouet.
Les enfants l’aimaient pour ses histoires et pour ses cadeaux. C’étaient toutes ces choses merveil
leuses que l’on trouve sur les tas de cailloux ; des cristaux de mica, le fer à cheval qui porte chance. Une fois même il avait ramassé une vieille pièce, que M. Camus avait portée lui-même au musée du Havre, où elle est encore visible sous une vitrine avec le nom du donateur. Du plus loin qu’ils l’apercevaient, Médéric et Lisée accouraient à toutes jambes : — Voilà Soudri !
Et ils faisaient glisser sur ses rainures l’espèce