lança une exposition de principes qui jeta un froid.
Il mangeait les bras en cerceau, la serviette sous l’aisselle, et entonnait sa cuiller avec un gloussement plaintif.
Le couvert levé, les bezigues finis, les convives reconduits, on installa des chaises devant la porte et Maze parla gravement.
Les enfants prenaient de l’âge; il fallait songer à l’avenir. Lui se faisait vieux et voulait établir Lisée avant de s’en aller. Quant à Médéric, s’il vou
lait un jour conduire habilement sa ferme, il fallait qu’il mît la main à la charrue et apprit toutes ces choses qui ne sont pas dans les livres. Mme Ferrard l’approuva; mais en même temps elle demanda une semaine de repos pour les deux enfants que les exercices de la retraite avaient fatigués.
Ils furent bien employés ces derniers jours d’enfance. Médéric et Lisée refirent toutes leurs pro
menades, visitèrent Soudri, sur le chemin d’Epouville, et un jour de beau soleil allèrent porter l ar
gent du mois au « bergué » Joli-cœur, qui paissait ses bêtes vers les plateaux.
Celui qui portait ce sobriquet était un être hirsute, étrange, objet de haine et de terreur dans le pays. Orphelin, borgne et manchot, élevé par la pitié campagnarde, qui lui vendait cher son pain noir, il avait grandi, couchant dans les porcheries, buvant à plat-ventre aux mares et volant des pom
mes vertes le long des chemins. Au crépuscule, quand sa silhouette déguenillée se découpait sur le soleil couchant, les gens faisaient un grand détour pour éviter sa rencontre.
Il passait pour jeter des sorts aux bêtes et ensorceler les personnes.
Un soir de Noël, en même temps qu’il mangeait la soupe de minuit avec les valets, un cultivateur de Manéglise l’avait rencontré sur la route de l’Hormerie. Il conduisait des moutons noirs et avait demandé l’heure en passant. Une autre fois, une laitière, qui n’avait pas répondu à son salut, s’était vu poursuivre jusqu’au Havre par un baquet plein d’eau courant sur son trépied.
Lisée et Médéric le trouvèrent couché le long de son parc, désœuvré comme à l’ordinaire. Epars autour de lui, les moutons broutaient, et le chien, toujours en éveil, rabattait « les aventureux » en faisant sonner sa clarine.
Lisée était la seule personne qui eût jamais témoigné de la pitié au berger. Il se leva pour aller au-devant d’elle, l’appela « Mamzelle Lisée» et lui offrit des « mates » qu’il tenait au frais derrière un fossé.
N’ayant qu’une cuiller, ils s’empâtèrent à tour de rôle, comme des mauviars au nid. Quand l’écuelle fut vidée, Lisée tendit sa main au sorcier.
— Joli-cœur, dis-moi ma bonne aventure. Le berger fit des façons, protesta qu’il n’y connaissait rien. Mais quand elle eut dit : — Je veux.
Il se décida.
Avec la pointe de son couteau, il suivit la ligne de cœur, la ligne de tête et la ligne de vie, mar
motta des paroles et lui promit « toutes sortes de prospérités, avec le paradis à la fin de ses jours. »
Puis, comme le soleil baissait, il cria : — A la volte !
En un clin d’œil, le chien eut ramassé les bêtes dépenaillées, qui fuyaient devant son abois avec un frôlement doux des épaules laineuses. Le berger marchait devant et la ligne mouvante du trou
peau s’achemina vers la couchée. Médéric et Lisée s’en retournèrent par les trèfles. Comme ils arrivaient au bord extrême du plateau, le soleil dispa
rut. Des hauteurs de Manéglise, un nuage accouru gardait une lueur rosée ; un souffle passa sur les bruyères. Saisis par la tristesse du soir, ils s’arrê
tèrent et Lisée posa sa tête sur la poitrine de son amoureux.
En face d’eux, la chênaie n’était plus qu’une ligne d’ombre; à leurs pieds, un brouillard montait des rivières, enroulant comme de quenouilles les peupliers tremblants; un enfant chantait dans la cavée.
Elle leva les yeux sur les siens, et, presque sans remuer les lèvres :
— Mon Médri, m’aimes-tu ? — O Lisée !
Il sentit la taille souple se renverser sur son bras, et, dans le mouvement qu’il fit pour la saisir, elle s’abattit contre son corps. Ses deux bras dénoués pendaient comme un collier brisé. Il la sou
tenait autour des hanches, entre les genoux. Len
tement, il approcha les lèvres de cette petite bouche où les dents brillaient. Un frisson les prit. Ils se sentaient mourir.
V
Un an passa là-dessus. Ils grandissaient, naïfs, au milieu des amours des bêtes. Jamais ils n’évoquè
rent ensemble le souvenir de l’heure douce qui
avait mêlé leurs vies. Mais ils conservaient toutes ces choses dans leurs cœurs. C’était comme une émotion parfumée, un frémissement de jeunes amours, essayant leurs ailes au bord du nid, avec l’effroi de l’inconnu et de l’immensité.
Elle était heureuse par lui, il était plein d’elle, et ils s’enfonçaient dans leur tendresse comme dans une onde qui les rafraîchissait. Leur amour sans paroles, presque sans pensée, gardait le charme du mystère. Ils laissaient chanter la nature autour d’eux, et berçaient leur extase à son rêve.
Parfois un désir fou les poussait l’un vers l’autre; ils se cherchaient, s’appelaient dans la campa
gne, rougissaient en se retrouvant, et revenaient, la main dans la main, sans s’avouer leurs inquié
tudes, vaguement honteux de leur amoureux malaise.
A présent ils n’étaient plus deux enfants, libres d’aller et de vivre à leur guise sans souci des yeux
ouverts autour d’eux. Une pudeur leur était venue qui les portait à cacher leur tendresse comme une chose défendue; — et cette contrainte même leur était douce. La vie les séparait tous les jours davantage. Médéric partait pour les champs dès l’au
rore. Sur le seuil de la cuisine Lisée jetait du grain aux poules. Elle lui disait adieu de la main, car ils n’osaient plus s’embrasser sous les yeux des servantes et des garçons de ferme.
Il partait sur son cheval de labour. Le poulain, frais de sommeil, gravissait vaillamment la colline. La vallée était pleine de murmures d’eaux, de tictacs de moulins, accompagnant le chant léger des oiseaux, et l’appel des premières messes. En pas
sant près des cours le poulain hennissait, et des chevaux à l’attache lui répondaient sous les pommiers des fermes.
Quand Médéric revenait le soir, droit comme un baliveau, la brise bouffant dans sa chemise, il s’ar
rêtait au haut de la sente, la main sur les yeux. D’ordinaire il apercevait Lisée dans le potager. Elle cueillait le bouquet que l’on mettait tous les soirs sur la table.
Il l’appelait de loin. — Lisée....
Elle venait au-devant de lui, à la barrière, et, s’il n’y avait personne pour les voir, elle l’embrassait.
Médéric dînait seul avec sa mère, ensuite Maze et sa fille les rejoignaient; et l’on passait la soirée dans la salle à manger, fenêtres ouvertes. En hiver on roulait la table près du feu. Les deux femmes prenaient un ouvrage. Médéric restait accoudé de
vant elles, ou préparait avec du crin et des fils des lacets pour le passage des oiseaux.
Quelquefois M. Camus venait faire une partie d’oie avec Maze. Il parlait politique, annonçait les mariages et contait les cancans de l’arrondissement.
Il y avait de longs silences, coupés par le choc des ciseaux sur la table, la chute des dés, le bruit strident des aiguilles dans la toile neuve.
D’ordinaire Maze et Camus se querellaient.
— Trois et deux cinq. — Un, deux, trois, quatre, cinq. — La tête de mort ! vous y êtes !
— Vous trichez!
Lisez la règle.
Et l’instituteur déclamait avec emphase :
— « Tout joueur qui atteint le numéro cent, « où est figurée une tête de mort, paie la mise, et « recommence comme si de rien n’était. »
Et le fermier reprenait le cornet en grommelant.
Médéric contemplait Lisée.
Il s’enivrait des ondulations de sa robe sur ses genoux, des plis d’étoffe au coin du corsage, des mouvements du cou, de l’épaisseur des nattes.
Car elle avait singulièrement embelli la Lisée. On ne se souvenait plus de la fillette au minois chaffouin qui courait « à noisette » en bonnet de bure.
C’était un type pur de l’ancienne race, une beauté normande, grave et simple. Ses cheveux légers, presque blancs, ondulaient sur les tempes. Elle les lissait avec un geste doux, et ses yeux pers gardaient dans leur profondeur un reflet des mers du nord, berceau des aïeux. Sa démarche était lente, ses gestes rares....
....Enfin le printemps revint, plein de sensations tièdes, de désirs confus. A la campagne c’est l’é­
poque des longs loisirs. Tout l’hiver le cultivateur a besogné dans les étables et dans les granges; en mai, il se croise les bras et la terre, réveillée, travaille seule. Les champs bleutés d’avoines alter
nent avec la pourpre sombre des trèfles incarnats. Les reins courbés sur les houes, les valets sarclent dans les champs sans ombre; ils avancent par ligne, en tirailleurs, le soir ils laissent derrière eux des brasiers de mauvaises herbes, fumants comme des villages incendiés.
En juin, les charrues et les herses retournent les pâturages, et la terre, qui recevra en septembre la semence huileuse des colzas, reste tout l’été en friche, voluptueuse, ouverte aux caresses du soleil, étalant sa nudité. Puis les aouteux raffilent leur faux et la moisson commence par les fenaisons.
Les pâturages des Ferrard montaient vers les hautes terres, tout près de la ferme Boivin, à une heure de l’Abbaye. Le soir, à cause de la distance, et pour ne pas prendre sur le sommeil, les gens ne rentraient pas à la ferme. Ils couchaient dans une grange, où les servantes leur portaient la soupe et le goûter.
Médéric partit avec les autres, la corne à la ceinture, la faux à l’épaule. Pour la première fois de sa vie il allait être séparé de Lisée, et ils se dirent adieu comme s’ils ne devaient pas se revoir.
La semaine leur parût longue, démesurément. Lisée enviait la fillette qui s’en allait, pieds nus, la cruche à l’épaule, verser le cidre aux moissonneurs. Elle lui donnait des commissions pour Médéric.
— Tu lui diras bonjour de ma part.
Ou bien elle lui envoyait son couteau qu’il avait oublié sur la table de la cuisine; et Médéric, en le recevant, se cachait pour baiser sur le manche de corne la place où Lisée l’avait tenu.
Souvent il s’arrêtait au milieu de sa besogne pour penser à elle. Autour de lui la moisson tom
bait. Cous nus, bras nus, les aouteux versaient les seigles. Les faux rasaient en sifflant et les hommes avançaient d’un beau geste, fort et monotone, fou
lant les gerbes couchées qui dessinaient des vaguettes sur les sillons.
Le samedi soir le travail cessa. Les moissonneuses lièrent les bottes et les dressèrent verticalement comme des huttes. Elles formaient des car
refours et des allées. A l extrémité, le disque du soleil plongeant éclairait les silhouettes par les pieds, et la majesté du crépuscule agrandissait les choses.
Médéric et Lisée se revirent avec délices. Le gars était tout hâié de soleil, Lisée le trouva embelli; elle lui prenait la tête à pleines mains et caressait
les cheveux tièdes avec sa joue. La moisson serait longue; jamais ils ne pourraient passer d’autres semaines aussi désolées.
— Ah ! si tu voulais !
Ils convinrent de se retrouver tous les soirs au coin du fossé. Justement la lune dans son plein donnait, et Médéric pourrait prendre à travers champs saas crainte de se perdre. Ils n’imaginaient pas qu’il y eût quelque danger à se voir ainsi, tous