IDYLLE


( Suite.)
VI
Au bas du village, près du moulin, la cour de Blondel, avec sa barrière toujours ouverte, sa mai
son blanche et son bout de jardin, est un lieu public de rendez-vous. On y vient prendre la voiture, flâner autour de l’arrivée, souhaiter bon voyage aux connaissances qui se déplacent, recommander un paquet.
Au pied de la diligence, la mère Blondel circule avec sa béquille, taquinant le valet qui attelle les
chevaux tristes. Elle est avare et dévote, plus vieille que son mari, dont elle énumère les vices, éternellement.
Il pleut depuis le matin. Les ornières sont pleines comme des ruisseaux, et les gouttières de la bâche crachent l’eau, qui rebondit en crottant les roues.
Quelques voyageurs causent sous des parapluies. L’épicier Petit-Pas va consulter au Havre pour son asthme, une personne du Carreau se rend à Montivil iers pour des couches. Une fermière en bonnet mauve rejoint une noce sur la route d’Epouville.
Son mari, debout sur le marchepied, l’embrasse à pleines joues.
— Bien du plaisir.
— Le bonjour à tout le monde. — A ce soir.
Et Médéric sent son cœur se briser, en songeant que la voiture reviendra et ne lui ramènera personne.
Lisée a embrassé son père et conservé Médéric pour la fin. Elle veut garder son baiser plus net et plus pur. La voilà installée dans le coin de la portière, son châle sur les genoux. — Tu nous écriras ?
— Oh ! oui, bien sûr. — Quand ? — Demain.
La mère Blondel vient rôder autour de la porte. — Tiens, c’est vous, Mme Ferrard. Et la santé ? Oh ! moi, je vous remercie. Ça va mal; ça va très mal. Toujours froid à la tête et chaud aux pieds; avec ça un petit train de fièvre. C’est la faute de Blondel. Un homme qui me gruge d’inquiétudes. Pas ds tête pour deux sous, et puis licheur. Mais où est-il encore passé? On n’attend plus que lui; il va être en retard pour la poste.
Médéric et Lisée se regardent les yeux pleins de larmes. Ils ne trouvent rien à se dire ; des gouttes tombent sur les parapluies, et Petit-Pas, cramoisi, apoplectique, secoué par son asthme, crache dans la paille qu’il piétine.
Oh ! la suprême minute qui rompt les rêves commencés. Ils «ongent aux douceurs des jours révo
lus, aux rendez-vous d’amour, le soir, au coin de la haie, au frisson qu’ils avaient en se donnant la main, à la tristesse de l’hiver qui les enveloppe; et leurs cœurs endoloris se fondent dans un adieu muet.
Enfin Blondel paraît, la casquette en arrière, traînant le sac de la poste. Il se hisse péniblement sur le siège.
— Y sommes-nous ?
Un violent effort àrrache la diligence à son ornière. A la vitre, Lisée lui fait signe de la main.
— Poulotte 1
Et la voiture cliquetante sort de la cour en rasant la borne.
Médéric a pris par le sentier et le bois de traverse. Il court contre le vent, la pluie dans les yeux, franchissant les branches mouillées qui lui barrent le passage. Il va tout d’une haleine jusqu’au Mou
lin-Rouge; la diligence monte la pente au pas et il reverra Lisée une dernière fois....
Le vent balayait la pluie par grandes rafales. Elle claquait dans les flaques, ruisselait au bord des fossés, et le ciel, couleur de terre, se confondait avec les champs dépouillés, la moisson fauchée. Pas un chaume. Au loin, dans la côte, la maison de Soudri.
Debout sur le fossé, Médéric attendit longtemps, battu par l’averse. La diligence était passée.
Il reprit sa vie monotone comme si rien n’était changé. On le voyait tous les jours, patient à la besogne, accomplir aux mêmes heures les mêmes travaux. Il était doux avec les domestiques, attentif auprès de sa mère; mais il avait l’œil distrait et l’allure machinale de ceux dontl’âme est loin. Sou
vent, il faisait un long détour pour revenir par la sente où il rencontrait Lis£e, autrefois. Un jour,
du haut du plateau, il crut l’apercevoir dans le potager. Il s’arrêtait à suivre du regard des femmes qui marchaient comme elle. Un son de voix, un pli de vêtement, tout lui rappelait l’absente. Et pourtant il n’en parlait jamais.
Lisée donnait régulièrement de ses nouvelles. On trouvait sa lettre le dimanche, en rentrant de l’é­
glise. On la lisait à la fin du repas. Elle écrivait sur du papier quadrillé à entête imprimé, orné d’un cœur brûlant dans un soleil, avec l’encadrement d’une devise. Et ses lettres étaient pleines de ces riens qui vont à l’âme, de ces mots que toute femme trouve, qu’on répète tout bas, et qu’on baise au passage.
Médéric emportait la page bleue et la relisait seul dans la chambre de Lisée. Il retrouvait la voix, le regard, le baiser, enfin toute la femme,et il pleurait en lisant.
Autrefois Lisée avait une écriture massive qui serpentait d’une ligne à l’autre, pleine d’hésitatio.is et de lenteurs. Au bout de deux mois de couvent, les lettres étaient transformées, embellies. — Médéric s’en attrista.
Il avait fidèlement répondu dans les premiers temps; mais, quand il sut qu’on lisait ses confidences, il cessa d’écrire, par timidité campagnarde,
pudeur de tendresse. Au fond il était inquiet. Une visite de Camus acheva de le bouleverser.
Avec le tact exquis qui inspirait ses démarches, l’instituteur lui conseilla de se défier. Il lui conta des histoires de vocations imposées. Des jeunes personnes, après avoir été enlevées à leurs fiancés,
étaient tondues de force, et ensevelies vivantes dans le mystère des couvents. Il fallait redouter les exaltations contagieuses des nonnes et l’enjolement des confessions. Et il parla avec éloge d’un feuilleton anti-clérical publié dans son journal, et qui était véritablement « tapé ».
Médéric ne savait plus que croire.
— Pensez-vous que Lisée puisse m’oublier ?
— On ne sait jamais ; ces gaillards là sont si forts. Ils en ont fait passer bien d’autres sous les Fourches Caudines !
Et il s’en alla ravi de l’effet qu’il avait produit. Depuis quelque temps ses allures étaient mysté
rieuses. Il avait donné sa démission et s’était fait nommer adjoint. On disait qu’un héritage l’avait subitement mis à l’aise et qu’il attendait la retraite
d’Angamare pour poser sa candidature à la mairie.
Il restait encore quelques beaux jours, on en profita pour semer les blés. D’ordinaire Médéric travaillait dans la compagnie de Maze: —son père c’était encore quelque chose d’elle, — et l’amoureux prenait plaisir, quand il relevait la tête, à con
templer ce rude visage de laboureur. Ils allaient, l’un devant l’autre, sans parler, pendant des heu
res. A la volée Médéric ensemençait les pièces de terre en suivant les sillons. Derrière lui, guidant les poulains, Maze traînait les herses. L’ombre de la chênée s’allongeait démesurément sur eux, et des vols de corbeaux descendaient en tournoyant des cîmes, pous s’abattre derrière les rateauxsans peur des gaules et des gamins.
La saison à blé était finie. De toutes parts les bêtes rentraient des champs passer l’hiver. La ber
gerie était pleine de bêlements, les vaches, couchées, l’œil rond, la queue molle, ruminaient dans la tiédeur des étables, ou, lasses de l’immobilité des stalles, râclaient leurs chaînes d’acier contre l’anneau des mangeoires. On récolta pour elles les ca
rottes et les bettes à tourteaux. Toutes les deux heures il fallait faire couler l’eau, rafraîchir les litières, lavèr les pis.
Une à une les dernières feuilles étaient tombées. Les arbres noirs montaient dans le ciel sans oi
seaux. On grêla les pommes hâtives et l’on dressa le pressoir à cidre. Puis vinrent les neiges de Toussaint et les passages d’étourneaux. Ils s’abattaient par troupes dans les filets et mouraient l’aile pen
dante, les pattes roidies, avec un mouvement gracieux de leurs cous hérissés. Les bergers en con
clurent que l’hiver serait rigoureux. La terre se bombait, sous la gelée.
Médéric ne passait plus une seule soirée au coin du feu. Il ne pouvait supporter la vue de la chaise
de Lisée, vide en face de lui. Il allait surveiller les valets, qui, réunis dans la grange, passaient le blé à la vanneresse, et chaulaient le grain, remué par grands tas, à la pelle. A terre, des chandelles fu
meuses éclairaient la besogne, et, las de leur journée, ils travaillaient avec des mouvements endormis.
Quand les gens étaient couchés Médéric errait comme une âme en peine à travers la chênée et le petit bois. Il allait seul, par les claires nuits de gelée revoir tous les endroits où ils avaient été heureux. C’était une douleur intérieure, sans révolte, plèine de voix éloignées, pleurant sur les souvenirs, comme sur un tombeau; puis des apaisements mé
lodieux qui endormaient le souci dans le silence de la pensée.
Un soir qu’il rentrait du marché, il entendit derrière lui le pas égal et lourd d’un laboureur. C’était Maze, qui s en revenait tenant une génisse par la corne.
Ils firent route ensemble jusqu’à la ferme, et le bonhomme, qui le voyait dépérir, se mit en frais de consolation.
Tu as de là peine, tu t’ennuies de la petite, je comprends ça. Moi aussi j’ai connu ces chagrins-là,
autrefois, quand je suis parti pour le service. Je pensais à mon bourg, je pensais à ma défunte, et je me disais : ils font la moisson, ils brassent le cidre;
— ils danseront sans moi. Mais je n’avais pas peur qu’un gars vint prendre ma promise par la taille,
et lui conter la bagatelle. Tu n’as pas besoin non plus de te tourmenter; Lisée ne t’oubliera pas — c’est du sang de brave homme.
Aux approches du jour de l’an, Médéric parla d’aller voir la pensionnaire à son couvent; mais il fallait préparer la saison d’avoine, et Maze lui conseilla de reculer sa visite jusqu’aux fêtes des Rois.
Le cinq janvier, au soir, les domestiques s’en alièrent dans leurs villages après avoir reçu le gigot et la part-à-dieu. Médéric ne dormit pas de la-nuitT se leva tôt et se rendit dans le potager pour cueillir un bouquet.
La terre gelée brillait d’un éclat vitreux.
Les baguettes de poirier s’effilaient en quenouilles, fragiles et nues. Au pied des cassis quelques roses de Ncël s’épanouissaient. Il en fit une botte, maladroitement serrée dans des rameaux de buis, et descendit au-devant de la diligence, sur la route.
M. Camus, installé dans le coupé, lui fit signe avec son journal.
— Vous allez au Havre? quelle heureuse coïncidence. Je vais vous faire une place à côté de mon carton à chapeau.
Camus portait une calotte pour voyager, « comme les Anglais ».
Les sabots des trois bêtes résonnaient sur la chaussée éblouissante. Blondel, piqué par le froid, faisait claquer son fouet.
Le magister se récriait à chaque ornière.
Il aurait voulu voir profiter du dégel « pour engraver les chemins de grande vicination. » Et il blâmait l’incurie du maire.
A mesure qu’on approchait de la ville, Médéric se sentait envahir par une vague tristesse. L’étourdissement du bruit, la solitude dans la foule, le dé
filé des visages inconnus, l’inquiétaient. Et puis comment allait-il retrouver Lisée ? Les histoires de Camus lui trottaient dans la tête. Avait-elle gardé comme lui le souvenir des jours passés ; avec quel regard lui tendrait-elle la main?
Ils venaient de gravir la côte d’Harfleur Et la
ville commençait par les faubourgs.