Blondel s’arrêta devant un cabaret de rouliers, intrigué par un rassemblement.
Des passants stationnaient devant l’étroit corridor où une bière était posée sur deux chaises, avec un drap blanc, une croix d’argent et un goupillon d’eau bénite.
— Qu’est ce que c’est?
Rien du tout. La fille de Vidal qui est morte. Et il ajouta avec un clignement d’yeux : — En voilà une qui s’est amusée! — Jeune?
— Dans les vingt-cinq ans. — Jolie?
— Je peux vous le dire!
Et comme Camus, très allumé, se penchait pour avoir des détails, Blondel lui conta une histoire à l oreille.
— Non, vraiment?
— Parole d honneur.
L’instituteur souriait en essuyant ses lunettes. Il regrettait de ne pas l’avoir connue.
Médéric se détourna. Le cynisme des deux bonshommes l’écœurait. Il n’avait pas mangé le matin, il se sentait la tête vide, et, comme dans un cau
chemar, des idées l’obsédaient. C’était l’image de Lisée dans un cercueil, une main pendante, les cheveux débordant le couvercle, des lumières au
tour. La vision était si intense que le contact de la vitre lui donna le frisson.
A présent la diligence sautait sur le pavé, au milieu des tramways et du bourdonnement des fiacres. Blondel surveillait l’attelage, et le bavardage de Camus se rabattit sur son voisin.
— Je vous conseille de visiter les docks — c’est grandiose, comme à New-York. — Il y a encore l’Aquarium et le Sémaphore. On m’a d?t qu’aux grandes marées les gens qui vivent là-dedans res
taient plusieurs jours sans communication avec la jetée. C’est très curieux.
Il se sentait des aspirations contemplatives, des fringales de liberté. Il aurait voulu habiter dans un phare, naître en Amérique.
La diligence s’arrêta au pied d’une allée couverte qui montait vers le coteau, entre les jardins. Au fond, derrière une grille blanche, on apercevait une porte surmontée d une croix. De chaque côté un jardinet fleurissait, défendu par une chaîne.
Blondel désigna la grille avec le manche de son fouet.
— C’est ici.
Médéric descendit machinalement. Il avait la tête lourde, les jambes engourdies, et il entendit à peine Camus qui lui criait :
— A ce soir ! dans la cour du Bras-d’Or.
A l’appel de la cloche un pas traînant répondit dans une allée sablée et une vieille figure parut au j udas.
— Qui demandez-vous ? — Mademoiselle Maze.
— Ce n’est pas le jour du parloir.
Médéric était si ému qu’il eût été presque heureux de s’en aller. Pourtant il dit timidement :
— Je viens de la campagne pour la voir.
La tourière l’examina d’un œil soupçonneux. Son air honnête, son bouquet blanc, la rassurèrent.
— Entrez toujours. On /a tâcher de la faire descendre.
Ils traversèrent un jardin et une cour. Des balles de peau pourrissaient dans les rigoles et des vo
lants effiloqués pendaient aux sycomores par des bouts de corde. Derrière la maison ondulait le parc.
On l’introduisit dans un par’oir, coupé d’un grillage claustral. Des banquettes de cuir faisaient le tour de la salle, des dessins décoraient les murs. Au fond, une vierge en plastique découvrait son cœur, que l’artiste, par respect, avait doré.
Un pas léger, le glissement d’un rideau sur une tringle, et Médéric entendit de l’autre côté de la grille la voix de Lisée qui disait :
— C’est toi ?
Son premier mouvement fut de lui tendre les bras, mais il s’arrêta en face, devinant la présence
d’une étrangère dont il entendait la cornette frôler les rideaux de serge.
Est-ce qu’il n’allait pas l’avoir à lui seul ? lui parler à l’oreille, se payer d’une étreinte de toutes ses angoisses, de toutes ses solitudes, de toutes ses larmes, pleurées les yeux dans l’oreiller, la nuit?
— Approche, Médéric, n’aie pas peur.
Il la voyait à travers un brouillard. Comme elle était changée en quelques mois ! grandie, pâlie, les cheveux relevés par un peigne, en racines droi
tes, la taille perdue dans un sarrau sans ceinture. Elle avait beau lui sourire, il ne la retrouvait pas. Il se sentait l’air d’un enfant auprès d’elle. Et il lui sembla qu’un trou s’était creusé entre eux.
La tourière le regardait ébahie. A la fin, elle lui poussa le coude.
— Avancez donc, monsieur, elle ne va pas sortir. Il s’approcha du guichet; il était très pâle. — Comment vas-tu, Lisée? — Et nos parents ?
Ils causèrent ainsi comme des indifférents qui se croisent au bord d’un chemin. Elle demanda des nouvelles du curé, d’Angamare, du sacristain et de « cc pauvre Bourru ». Il dit que l hiver était froid et que les brugnons avaient gelé dans le potager.
— Tous?
-— Tous, ainsi que le plan de fraises le long du mur.
Et pourtant elle s’écoulait, cette heure qu’il avait tant rêvée, lorsqu’il rafraîchissait sa fièvre à ima
giner cet avenir. C’était une promenade au fond d’une allée perdue, des souvenirs évoqués, des es
poirs permis, un tête-à-tête de baisers, une ivresse de couple amoureux égaré sous les ramures hautes comme dans un paradis terrestre.
Il aurait voulu fermer les yeux. Il faisait de grands efforts pour renouer entre elles des phrases banales. Elles se succédaient sans se répondre, et, à chaque instant, la conversation tombait. Alors il n’entendait plus que la bataille des moineaux au
tour d’une croûte, le bruissement d’un chapelet contre les barreaux, et la voix de son pauvre amour, sanglottant au fond de son cœur, comme une musique lointaine. Midi sonna.
C’était l’heure du réfectoire. Les couloirs s’emplirent de murmures et de pas. Ils se dirent adieu.
Lorsque Médéric se retrouva dans la rue, il avait encore son bouquet à la main. Ne sachant qu’en faire, il le jeta. Il passa toute la journée dans la cour du Bras-d’Or, attendant patiemment le dé
part de la voiture et il monta sur la banquette pour échapper à la conversation de Camus. qui l’obsédait.
Le.jour était bas, la nuit tombait sur la campagne. Il regardait l’ombre des chevaux, projetée par les lanternes, galoper sur les mètres de cail
loux. La succession monotone des arbres et des poteaux l’étourdissait. — Il ne pensait plus.
VI
Le lendemain, il se remit au travail à l’heureaccoutumée. Sa mère et Maze lui demandèrent de conter sa visite. Il répondit simplement que Lisée se portait bien et qu’elle leur envoyait ses respects. Mme Ferrard vit qu’il ne voulait point parler et ne le tourmenta pas.
Jusqu’à la fin de février, on ne retourna plus aux champs. Les domestiques battaient l’avoine, tra
vaillaient les .fumiers, disposaient le blé pour la halle ; Médéric avait des loisirs.
Subitement pris du désir de s’instruire, il rouvrit ses livres et s’enferma des heures entières pour travailler.
Le parloir du couvent, avec son Tableau d’honneur et ses sanguines, l’avait frappé comme une chose extraordinaire, magistrale. Il y associait la chère image de Lisée en sarrau d’é:olière. Il se rappelait une petite tache d’encre au bout de ses doigts effilés, à l’endroit où la plume touche l’ongle. Il l’évoquait courbée sur une page blanche
dans le demi-jour des salles. Elle suivait d’un air attentif la pente de l’écriture et ne s’arrêtait que pour lisser ses cheveux. Parfois, elle levait la tête et rêvait. Sans doute, elle songeait à lui. Et il re
prenait sa lecture, les sourcils froncés par l’effort, comme un homme qui peine à labourer une terre en friche.
Un soir, après souper, il alla chez M. Camus demander des livres. Ceux qu’il avait étaient trop enfantins ou dépareillés.
L’instituteur le reçut avec une importance aisée.
Son bureau était encombré de circulaires qu’on venait de lui envoyer du Havre. C était une pro
fession de foi républicaine et progressiste. Camus s’occupait à mettre les imprimés sous bande, pour les expédier aux personnes influentes de la circonscription.
Un buste de Béranger décorait l’étagère.
Camus l’honorait « comme un lare » et pensait tous ses yeux.
Il descendit quelques volumes, soigneusement alignés sur une tablette, et les recommanda à son ancien élève. C’étaient la Morale civique, le Catéchisme de Volney et une Physique récréative, ré
digée par une de « nos illustrations pédagogiques ».
— Et, maintenant, comment se portent vos amours ?
Médéric se plaignit des longs retards qui le faisaient « durer ». Sa mère lui opposait la loi ; il aurait voulu la connaître.
— Mais rien n’est plus simple.
Et le magister, après avoir mouillé son doigt et feuilleté son Code, tomba sur le titre qu’il cherchait.
— Article 124. « L’homme, avant dix-huit ans « révolus, la femme, avant quinze ans révolus, ne « peuvent contracter mariage. » Quel âge avezvous ?
— Dix-sept ans.
— Encore trois cent soixante-cinq jours de patience. Je me trompe, soixante-six, l’année est bissextile.
L’amoureux soupira. — C’est bien dur.
Et il songeait à la lenteur des jours qu’il avait vécus seul, dans l’espoir de ce bonheur, sans cesse reculé, comme un mirage.
— Attendez, il y a autre chose.
Et, tout fier d’étaler son érudition, Camus continua :
— « Néanmoins, il est loisible au Roi (ou au « Président de la République) d’accorder des dis« penses d’âge pour des motifs graves. » Voilà ! Avez-vous des motifs graves ?
— Mais, par exemple, quand on s’aime bien... Camus éclata de rire. Cette naïveté l’amusait
énormément, et il murmura dans un glapissement :
— Parbleu ! Fléchissez la loi. Elle est femme.
Après les gelées, les giboulées se succédèrent. Elles hachèrent le chaume sur les toits, l’herbe dans les cours. Les bêtes beuglaient tristement dans les étables et la chênée gémissait comme un orgue sous l’effort du vent.
Aux jours gras, des enfants d’ouvriers demandèrent à dire une farce qu’ils promenaient par les fermes. Ils la débitèrent dans la grange sur les trétaux du pressoir. On les renvoya avec des crêpes de sarrasin et un panier d’œufs.
Le vendredi de la Passion on reçut une lettre du Havre. C’était la supérieure qui écrivait, la fièvre scarlatine s’était déclarée aux Ursulines — on renvoyait les élèves. MIle Maze partirait avec ses compagnes.
Ce fut une joie immense, désordonnée, enfantine. Lisée revenait avec le printemps, on remet
trait la rallonge au guéridon d’acajou, on reverrait des fleurs dans les vases de la salle, des sourires sur les visages. D un seul coup, la tristesse était balayée, la vie élargie, les cœurs réchauffés. En l’ab
sence de Maze, qui suivait les foires du Calvados, Médéric voulait prendre le boc et partir sur l’heure