COURRIER DE PARIS
J’aime cette France — et ce Paris — qui en est comme le résume — je les aime parce que jamais un malheur ne les laisse indifférents. Des maisons s’écroulent à Ischia et il semble à nos cœurs fran
çais que ce soit chez nous que la catastrophe ait eu lieu. Aussitôt des comités s’organisent, et, pour
venir en aide aux malheureux, M. Clovis Hugues se trouve marcher côte à côte avec M. Edouard Hervé, et M. Arthur Meyer avec M. Francis Magnard ou M. Dumont. Plus de rivalités de jour
naux ou de dissentiments politiques. On donnera
une représentation grandiose aux Tuileries ou à l Opéra et on conviera leTititn, Véronèse, Raphaël
et Michel-Ange à attirer la foule au bénéfice de leurs petits-neveux si terriblement éprouvés. L’idée est même poétique et touchante : ces grands aïeux venant, par leurs chefs-d’œuvre, en aide à leurs descendants. Reste à savoir seulement si le Vatican et les Uffizzi voudront prêter leurs toiles les plus célèbres. Mais, après tout, il se trouve des Raphaël et des Tintoret dans nos collections françaises, et on organiserait bien vite une exposition de plus de cent chefs-d’œuvre.
Pauvre Ischia ! C’est à Ischia que M. Ernest Renan a écrit son Caliban. Il aimait ce coin de terre ; il y prit les eaux pendant deux années et peu s’en est fallu qu’il n y allât, cette fois encore, passer son été. Il y aurait eu un Français éminent atteint en même temps que tant de malheureux Italiens.
Mais le mouvement généreux qui entraîne ainsi la piesse parisienne et les esprits français arrive tout à fait à point pour montrer aux Italiens ce que nous sommes et que lts idées de dévouement ne nous ont point abandonnés, malgré tant de malheurs et d’ingratitudes. Je trouvais, l’autre jour, dans un journal italien très vaillant, fort bien rédigé, par des écrivains d infiniment de talent et de verve, le Capilan Fracassa, un article qui, rencontré dans une feuille libérale et point fana
tique, m’a semblé souverainement injuste et m’a fait peine. Le titre était Cose di Francia « Choses de Fran ce » ; le Capitan Fracassa, faisait le procès à la littérature française actuelle finie et décadente.
La poésie en France ? Nulle. Le roman ? Perdu. La critique? Morte. « En vérité, dit l’auteur, la décadence ne peutêire plus complète. Malgré les parfums dont on cherche à l’embaumer, on sent le ca
davre; on aperçoit sa lividité malgré le rouge et le Kohl. » Et le journaliste italien voit dans la littérature française «lesigne de sa suprême catastro
phe ». Ce verdict appliqué, notez-le bien, à tout ce que nous aimons et à tous ceux que nous admirons le plus.
Il n’y a pas à discuter de tels arrêts. Renan, l’hôte d’ischia, est là pour en sourire. Mais on peut ré
pondre au critique italien qu’il nous reste, du moins, la poésie en action, le dévouement et la pitié, et que nous avons tressailli, en apprenant les malheurs de cet effondrement, d’une douleur fra
ternelle. Il en est peut-être des peuples comme des hommes : il faut le malheur pour les rapprocher, et c’est là l’adoucissement des plus cruelles catastrophes.
Nous avons eu nos pertes en ces derniers temps, mais individuelles, et sans l’épouvante de là-bas. Deux peintres sont morts en même temps : l’un, jeune, en pleine vogue, très aimable et très aimé, Cot, l’auteur du Printemps, que la gravure et la lithographie rendirent si populaire, l’autre, le vieux Champmartin, octogénaire, presque nonagé
naire, disparu et vivant oublié dans une petite ville de l’Oise, La Neuville en-Hez. « Il était peu connu de la génération actuelle », ont dit les courriéristes en annonçant la mort de Champmartin. Et quand
on pense pourtant que Champmartin fut, à son heure, le portraitiste adoré et adulé du règne de Louis-Philippe ! Il partageait avec Larivière la gloire de peindre les maréchaux de l’empire deve
nus les pairs de France de la monarchie d’Orléans. Il faisait foule aux Salons annuels, et le succès des portraits de Champmartin balançaient ceux des grandes toiles d’Horace Vernet ou des tableaux historiques de Paul Delaroche. Feuilletez la collec
tion de HArtiste, lisez les comptes rendus du Salon par Gustave Planche, vous y verrez la place qu’y occupe Champmartin. M ,e de Mirbel, la miniaturiste, voulant avoir son portrait, le demandait à
Champmartin. Le duc de Fitz-James voulant se faire peindre en grand costume de cérémonie, allait chez Champmartin. Champmartin était à la fois le Cabanel, le Bouguereau et le Dubufe de son temps.
Hélas ! il y a de ces lendemains — et de ces injustes lendemains — aux journées de gloire. Un vieillard s’éteint dans une petite commune d’un département voisin de Paris et il ne se trouve pas un journaliste pour rappeler un seul des tableaux de Champmartin. Tous croient avoir assez fait pour
la mémoire du mort en disant : « On annonce le décès de M. C..., contemporain d Eugène Delacroix et de Léon Cogniet. » Et rien de plus. Voilà! A un autre Champmartin !
Le peintre Cot, l’auteur du Prin emps, dont les reproductions lui auraient rapporté deux cent cinquante ou trois cent mille francs s’il en avait tou
ché un sou, Cot était un méridional à l’air robuste, fort estimé de ses camarades, adorant sa femme, voyant devant lui s’ouvrir la fortune, et qui a laissé de fort beaux portraits, entre autres celui de Ma
dame Charles Buloz, debout, en robe de velours rouge, qui faisait l’ornement du salon de la rue Bonaparte et qu’on a fort admiré à Y Exposition des Portraits du Siècle, il y a quelques moi-. Cot était bien le peintre, le portraitiste de la femme.
Sa nature robuste avait des grâces profondes et il donnait â sa peinture un charme. Que de femmes ont rêvé de se faire peindre par Cot comme aujourd’hui par Mackart !
Et les dernières œuvres de Cot figureront, sans doute, crêpées de deuil, au Salon Triennal dont on s’occupe déjà maintenant et qui ouvrira ses portes le 15 septembre. La date est bien mauvaise. Paris est vide en septembre ; il n’y aura presque que des Anglais, qu’un panorama intéres
serait plus qu’un Meissonier; mais il est probable que le Salon Triennal, qui doit durer six semaines, sera prolongé jusqu’en novembre. Huit cents toiles en tout dans ce Salon, pas une de plus, et, sur les catalogues anciens, le jury de réception en a déjà admis 375. C’est donc 425 toiles seulement qui restent à recevoir et les envois commencent le 10 de ce mois, cette semaine. Jules Lefebvre achève une figure nue, d’une grande élévation de style;
Guillaumet envoie, avec trois admirables tableaux algériens, une Vue prise aux environs de Gisors; Cabanel sera représensé par douze toiles, dont six ou sept portraits, et Meissonier exposera ce Por
trait de Mme Mackay, en robe noire et en chapeau Rembrandt, la chaire blanche se détachant d’une façon exquise de ce fond sombre, — portrait qui a si fort séduit ceux qui ont pu visiter, en ces derniers temps, l’atelier du maître.
J’imagine que nos autres peintres n’auront pas fait moins d’efforts et tiendront à être jugés là sur des œuvres de choix.
Et quelle belle occasion alors, pour la critique, de se livrer à la vivisection de nos artistes !
Vivisection ! J’ai écrit là un mot dont on a fort usé depuis quelques années et dont je n’ai rien dit encore. On sait qu’une campagne s’est ouverte contre la vivisection et qu’une Ligue antivivisectionniste s’est formée qui demande merci pour les
bêtes en même temps qu’une Ligue révisionniste s’est établie qui réclame, elle, la vivisection de la Constitution et le découpage du Sénat.
La vérité est qu’il faut laisser la vivisection au laboratoire comme les roses aux rosiers, mais qu’on ne saurait empêcher un savant de rechercher dans la nature vivante les secrets de la maladie ou de la mort.
— Est-ce que les gens qui mangent du pâté de Strasbourg ne savent pas qu’on soumet les oies vi
vantes au plus épouvantable des supplices pour obtenir des foies gras ? me disait naguère un mé
decin, qui est un fort bon homme, très doux. Et c’est autre chose que la vivisection, cela ! Il ne s’a­
git pas d’intérêt scientifique, mais de gourmandise.
C’est de la barbarie à l’usage de l’estomac. Et les amateurs de mayonnaise de homard ! Ne vous disent-ils point, de la voix la plus calme du monde, que, pour être bon, le homard doit être cuit vi
vant ! Entendez-vous, jeté, tout vif, dans l’eau bouillante ! O sauvagerie des gourmets qui dépasse de beaucoup la cruauté des médecins !
N’importe. J’avoue que voir dépecer, disséquer un chien vivant me serait le plus épouvantable des supplices. Explique qui voudra ce sentiment tout à fait bizarre et cependant absolu : sur un champ de bataille, ce sont les chevaux morta, avec leurs grandes dents et leurs jambes convulsées, qui vous
semblent plus tragiques à voir que les cadavres d’hommes eux-mêmes.
Et pourtant le docteur Potain eût, je pense, vz - vi secte bien des animaux s’il avait cru pouvoir leur arracher le secret de la guérison du docteur Parrot, son ami. Le docteur Potain, dont le coup d’œil scientifique est si admirable, avait été mandé, il y a un mois, à Frohsdorf, auprès du comte de Chambord, avec le docteur Vulpian.
M. Potain s’excusa de ne pouvoir faire le voyage.
— Cela m’est impossible, dit-il. — Pourquoi?
— Je soigne un malade que je ne veux quitter ni jour ni nuit : le docteur Parrot, mon ami.
Quel drame à la Balzac que celui-là! Un savant hors de pair, comme Potain, suivant, observant la maladie de cet autre savant qui ne,devait point se faire illusion et se sentait perdu! Quelles conversations entre eux, le médecin debout essayant de dé
tromper le médecin couché! Trousseau mourant, disait : - - « J ai tant d’heures à vivre! » Il ne se trompait pas de cinq minutes. Peut-être le docteur Parrot avait-il calculé de même. L’Académie de médecine vient de faire une perte profonde en le perdant. C’était une des forces de la science fran
çaise. La mort, avant de le prendre, avait, en le rencontrant au chevet des malades, bien des fois reculé devant lui. Elle vient de se venger.
Le sculpteur Paul Dubois avait fait du docteur Parrot un buste singulièrement vivant et frappant : maigre, imberbe, les cheveux longs, quelque chose, dans la physionomie, de vaguement ressemblant à Victorien Sardou. Le docteur Parrot était le frère du peintre Parrot, charmant homme et artiste de grand talent, qui peignit le portrait de Sarah Bernhardt debout, jadis acheté par Emile de Girar
din, et ce portrait de femme couchée, au regard inquiétant et au mystérieux sourire, à la Joconde, qui est la baronne de Kaulla.
Voilà les nouvelles de Paris et, à dire vrai, elles sont funèbres.
— Si le choléra doit venir, disait hier un spirituel docteur, il a perdu dans le docteur Parrot un rude adversaire!
Espérons, d’ailleurs, qu’il ne viendra point. On ne s’en occupe guère, du reste, sur les plages. On s’habille, se déshabille et se rhabille, selon la cou
tume, A Saint-Malo-Paramé, les épaules fameuses et exquises de la belle Mme Gautherot sont tou
jours, à l’heure du bain, la séduction des prunelles. Je sais un peintre, épris des splendeurs grecques, qui a pris une lorgnette pour mieux voir et une toile pour peindre, de loin, les épaules de la belle Mme Gautherot. A Trouville, ce sont celles de Mlle Marie Magnier qui font fureur. Elle est si jolie, la jolie comédienne ! Une figure de Jean Goujon, scu pturale, marmoréenne!
Est-ce à elle que M. Victor Koning destine le rôle de Paulette, la Paulette écervelée et amusante du livre de Gyp dans la future comédie du Gymnase que M. Crémieux tire du volume de vie parisienne : Autour du Mariage? Evidemment Mlle Ma
gnier serait une exquise Paulette mais je crois bien que ce sera Aille Jane Hading, la Belle Lurette du théâtre de la Renaissance, si fine jadis en son cos
tume d’Arlequine dessiné par Madeleine Lemaire, qui incarnera, quoique brune, la cocodette blonde inventée ou obstrvée par Mme de Martel.
M. Koning réserve ainsi, très spirituellement, en vrai parisien qu’il est, des surprises à son public. Personne n’a plus que lui le sens et la science du
boulevard, de ce qui plaît à ce diable de Tout-Paris qu’il a, jadis, pourtraicturc dans un livre qui porte ce titre et fait pendant à un autre volume introuvable et bourré de malice qui s appelle Voyage au
tour du demi-monde. Encore une idée et un titre de pièce.
Si le gai Lambert Thiboust était là, il dirait au directeur du Gymnase : -— La faisons-nous ?
En attendant donc ses succès d’hiver, Marie Magnier charme, là-bas, Trouville, que Deauville contemple toujours avec un certain dédain, du haut de ses maisons chargées à millions. Etincelle
notait, l’autre jour, toutes les variétés de crème qu’elle rencontrait dans la foule trouvilloise : crème pure, crème avariée, crème aigre et crème tournée!
Toutes ces crèmes composent, à la vérité, une assez singulière salade. Mais, du moins, dans ce monde crémeux et non écrémé, on s’occupe peu de politique ! C’est une circonstance atténuante.
Perdican.