QU’EST-IL?
Etre ou n’être pas, a dit excellemment Shakespeare, là est toute la question. Mathieu Raudoin ne le savait pas lorsqu’il sortit du collège, nanti de beaucoup de couronnes et du diplôme de bachelier ôs-lettres. Mais il ne tarda pas à l’apprendre. Or
phelin, sans aucune espèce de famille, à peine connu de l’officier ministériel qui, en qualité de tuteur légal, gérait et avait fait prospérer les quelques centaines d’écus qui formaient son maigre patri
moine, Mathieu, en entrant dans la vie, ne savait trop de quel côté se tourner. Une seule pensée morale, une seule résolution virile occupait bien nettement son esprit : Il voulait marcher droit. Et ce que Mathieu voulait, il le voulait bien. Un caractère ferme et tenace se dessinait déjà dans l’enfant.
Dans sa perplexité, Mathieu alla faire visite à son professeur de philosophie qui lui avait toujours témoigné une rare bienveillance. La conversation s’engagea tout de suite sur les projets d’avenir que nourrissait et caressait Mathieu. Il est convenu que toute tête de dix-huit ans bien organisée n’en
doit jamais être dépourvue. A cet âge, les désirs se produisent naïvement, les ambitions les plus folles se mettent à nu sans vergogne. Ceux qui écoutent sont toujours indulgents, parce qu’ils savent combien il y a loin de la coupe aux lèvres ; le temps se chargera de calmer les ardeurs qu’ils fomentent.
Sans se faire prier, Mathieu confessa sa complète pénurie à cet égard. Absorbé jusque-là par ses études scolaires et par le souci de se maintenir tou
jours à la tête de ses camarades déclassé, il n’avait jamais songé sérieusement à l avenir, et le problème se posait entièrement neuf dans son esprit.
— Qui n’a p s d’ambition a toutes les ambitions, dit avec gravité le professeur qui se plaisait à dogmatiser et parlait volontiers par aphorismes et comme s’il eût rendu des sentences. Avec votre intelligence,-votre commencement de culture litté
raire et scientifique, avec vos aptitudes, un jeune homme robuste et bien bâti a le droit de prétendre à tout. Il est regrettable sans doute que vous n’ayez pas quelque prédilection marquée. Mais ce dom
mage est de ceux qui se réparent bien vite et bien aisément. Aucune voie ne vous tente, mais toutes vous sont ouvertes. Seulement, de quelque côté que se porte votre choix, souvenez-vous toujours d’une chose essentielle entre toutes : Avant tout, il faut être. Que vous soyez blanc, que vous soyez bleu, rouge, vert ou jaune, peu importe. Au besoin vous pouvez même, et sans inconvénient, bigarrer et mélanger les couleurs; mais soyez. Autrefois l’on disait : soyez quelque chose ou quelqu’un. Aujour
d’hui la formule est devenue plus simple; on dit uniquement : soyez. Quand on est, on devient bien vite quelqu’un, et presque toujours aussi quelque chose. Si ma parole vous paraît obscure pour le moment, votre expérience personnelle ne tardera pas cependant à vous démontrer qu’elle n’est que l’expression nette d’une élémentaire vérité. Affir
mez-vous ; ne négligez aucune occasion de vous affirmer, et vous réussirez certainement dans le monde où vous allez entrer.
Sur ce conseil, Mathieu Raudoin partit pour Paris. Il y rencontra des camarades de collège, frais émancipés comme lui, et, à leur suite, vint s’asseoir sur les bancs de l’Ecole de droit.
Mais Mathieu Raudoin n’était pas riche. Pour avoir la pitance quotidienne, il fallait à tout instant recourir au petit sac d’écus qu’avait remis le tuteur en rendant ses comptes. Or, ce sac n’était pas lourd, et, comme il n’était pas alimenté par une pension mensuelle, il allait s’allégeant de plus en plus. Mathieu s’en aperçut avec effroi. Quelles res
sources aurait-il, si l’argent nécessaire à la vie de chaque jour venait à lui manquer? Dès ce moment,
il n’eut cesse ni trêve qu’il n’eut trouvé quelques élèves à dégrossir et à instruire, et il se mit à courir le cachet tout en continuant ses études de droit.
A l’Ecole comme au collège, il mordait âp rement
à tout ce qui était science. Les subtilités les plus délicates ne le trouvaient jamais en défaut. Au be
soin il en aurait inventé qui avaient échappé à tous les glossateurs. Il le prouva à ses examens qu’il passa de façon à surprendre les professeurs euxmêmes dont il avait négligé de solliciter la bien
veillance. Dès la seconde année, il passait à l’Ecole, comme au collège, pour une forte tête. On le citait dans les conciliabules d’étudiants, et s’il avait voulu faire de la popularité, rien ne lui aurait été plus facile.
Mais Mathieu Raudoin avait bien un autre martel en tête, surtout après l’issue heureuse, comme toujours, de son troisième examen.
On n’est jamais jeune impunément, et malheur à l’homme qui n’a pas su profiter de ces heures charmantes que la nature nous donne. Elles restent plus tard dans le souvenir comme le doux parfum des bonheurs évanouis qu’on regrette toujours, mais auxquels on ne pense pas sans attendrisse
ment quand on les a savourés. Printemps de la vie, disent les Italiens; et ils ont raison, eux qui savent ce qu’est le vieux printemps classique avec l’épanouissement de toutes ses fleurs et la violente ardeur du renouveau.
Précisément parce qu’il unissait l’austérité du caractère à une constitution robuste et qu’aucune dépravation n’avait encore dégradée, Mathieu Raudoin était plus que personne exposé à toutes les atteintes des passions sérieuses et implacables. Celle qui le happerait la première devait avoir sur l homme une influence décisive. Faste ou néfaste, on ne le sait jamais à l’heure de ce début.
La politique avait un moment tenté Mathieu Raudoin. Mais il n’avait fait que l’effleurer. En li
sant les feuilles du jour qui s’étalaient sur la table des cafés, il avait compris que pour être en état de juger sainement les évolutions diverses des événements contemporains, leurs attaches dans le passé, leur influence et leur portée sur l’avenir, il lui fal
lait au préalable une instruction première qui lui faisait complètement défaut, et il n’avait pas le temps de l’acquérir en courant, même à la grosse. C’est pourquoi il avait promptement renvoyé cette étude à des temps meilleurs et prenait son époque comme elle se présentait à lui, ne voyant ni les belles lignes ni les verrues avec les verres grossissants des partis. Il abandonnait volontiers ce ter
rain à ses camarades qui se passionnaient pour les causes et pour les hommes suivant leur tempéra
ment et les tendances plus ou moins marquées qui leur restaient de l’enseignement intime reçu au foyer de la famille.
Il en fut longtemps de même pour les folies et les divagations amoureuses qui occupent une si large place dans les conversations des jeunes gens. Tout cela passait par-dessus la tête de Mathieu
Raudoin absorbé dans ses études arides, et semblait ne pas le regarder.
Mais un jour, au grand étonnement de ses amis, il prêta l’oreille et devint attentif pendant qu’on racontait des aventures et des prouesses plus ou moins authentiques. Ce changement tout à fait inattendu produisit l’effet d’un événement. Ils ne se trompèrent pas ceux qui, dès le premier jour, y virent l’aurore d’une métamorphose complète dans l’existence de Mathieu Raudoin. Comment s’était opérée cette métamorphose ?... Voilà ce que le jeune homme se gardait bien de dévoiler à ses camarades, même les plus anciens et les plus intimes, ceux qui dataient de la première enfance.
Et cependant c’était une histoire fort simple, mais touchante, que plusieurs des amis de Mathieu, des plus disposés à dire tout ce qui leur arrivait, auraient été bien fiers de mettre à leur actif.
En courant pour les leçons qui le faisaient vivre, Mathieu avait remarqué dans une allée écartée des jardins du Luxembourg une jeune fille qui passait par là régulièrement aux mêmes heures que lui. Pourquoi Mathieu, qui allait toujours droit devant lui sans se laisser détourner par aucune distraction, remarqua-t-il cette jeune fille? Pourquoi épia-t-il son passage ? Pourquoi chercha-t-il à attirer l’at
tention, lui qui, d’ordinaire, se souciait fort peu des passants qu’il coudoyait et qui le coudoyaient?
Pourquoi enfin leurs regards se rencontrèrent-ils en échangeant des effluves sympathiques?... Autant de questions qui doivent rester sans réponse. Car,
on pourra bien un jour connaître au physique l’être humain jusque dans ses moindres détails; la science nous le promet, et il est toujours bon de croire à la science. Mais on ne pénétrera jamais dans tous les replis de noùre nature morale. Ii y a là des arcanes qui échappant à tous les scalpels et à toutes-les éprouvettes analytiques. Le plus sage est d’en prendre son parti philosophiquement et de raconter naïvement les faits.
Mathieu Raudoin était donc amoureux, et il l’était avant de s’être sérieusement demandé à luimême ce que c’est que l’amour, quelle est sa cause, quel est son but, et où il doit fatalement nous conduire.
Cet état, du reste, n’amena aucun changement notable dans la manière de vivre de Mathieu Rau
doin. Seulement il vit désormais un but à sa vie : se faire aimer de celle qui avait eu les prémisses de son cœur, ces premiers battements auxquels nous
ne pouvons jamais penser sans émotion. Lejeune homme se trouva tout heureux de sentir qu’il avait tout autre chose qu’un viscère sous la mamelle gauche. Il avait ri bien souvent avec ses camarades de ce muscle dont la régularité fonctionnelle est si nécessaire à la vie. Mais il n’en riait plus maintenant qu’il savait à quel ordre d’idées peuvent correspondre ses mouvements plus ou moins précipi
tés. Cependant il était encore loin de s’égarer avec enivrement dans un rêve étoilé. Les sages paroles de son professeur de philosophie lui étaient fort à propos revenues à la mémoire, et, faisant sans faiblesse un large examen de conscience, il se deman
dait s il était et ce qu’il était. La réponse que dut se faire à lui-même Mathieu Raudoin n’était pas de celles qui plaisent le plus aux amoureux vulgai
res. Mais le jeune homme était plein de vigueur et de courage. Après sa première réponse fort peu
réconfortante, il ajouta : — Eh bien ! pour Elle, je serai !
Et avec plus d’ardeur et d’acharnement què jamais, il se remit au travail, abordant sans hésiter les problèmes les plus ardus du droit. Il se mêlait plus que jamais aux discussions scien
tifiques avec ses camarades, et il apportait dans la controverse une âpreté de dialectique qui étonnait ses amis. Il déployait une énergie farouche à sou
tenir les opinions qu’il émettait, mais en même temps une souplesse admirablement déliée qui fit souvent reculer les contradicteurs et applaudir la galerie. C’était tout simplement une gymnastique intellectuelle à laquelle se livrait Mathieu Raudouin. A son plus prochain horizon, il entrevoyait les luttes du barreau et il se préparait aux combats
de l’audience. La robe d’avocat qu’il allait endosser ne devait-elle pas lui ouvrir les portes du Palaisde-Justice et l’amener devant les magistrats pour défendre la cause sacrée de la veuve et de l’orphe
lin ?... Car, c’est ainsi que parlait encore ce brave Mathieu, tout en préparant sa thèse de licence.
Cependant il n’avait pas cessé de voir la jeune fille qui occupait le fond de sa pensée. Toujours il la rencontrait aux mêmes heures, dans la même allée solitaire du Luxembourg. Il s’était même enhardi. Aux regards éloquemment sympathiques, avait succédé d’abord un salut des plus timides, puis enfin un abordage en règle où la par ale avait pu expliquer tout ce que l’œil n’avait pu dire et n’avait laissé qu’entrevoir. Ce fut là véritablement l’épanchement de deux cœurs novices et abso
lument ignorants de tout ce qui constitue notre vie civilisée.
Mathieu et Marie s’aimaient. Ils ne cherchèrent pas à se le dissimuler l’un à l’autre, et Marie n’eut aucune de ces ruses qui entrent tout naturellement dans le bagage de la moins coquette des jeunes filles. Sans sotte retenue, elle se laissa aller au sentiment qui la dominait, et, sous le charme du premier moment, n’essaya même pas de voir quelque chose au delà. Ce fut une idylle et rien de plus ; une de ces idylles comme celles qui nous ont tous fait rêver aux premières heures de l’adolescence, et comme on n’en rencontre plus guère
Etre ou n’être pas, a dit excellemment Shakespeare, là est toute la question. Mathieu Raudoin ne le savait pas lorsqu’il sortit du collège, nanti de beaucoup de couronnes et du diplôme de bachelier ôs-lettres. Mais il ne tarda pas à l’apprendre. Or
phelin, sans aucune espèce de famille, à peine connu de l’officier ministériel qui, en qualité de tuteur légal, gérait et avait fait prospérer les quelques centaines d’écus qui formaient son maigre patri
moine, Mathieu, en entrant dans la vie, ne savait trop de quel côté se tourner. Une seule pensée morale, une seule résolution virile occupait bien nettement son esprit : Il voulait marcher droit. Et ce que Mathieu voulait, il le voulait bien. Un caractère ferme et tenace se dessinait déjà dans l’enfant.
Dans sa perplexité, Mathieu alla faire visite à son professeur de philosophie qui lui avait toujours témoigné une rare bienveillance. La conversation s’engagea tout de suite sur les projets d’avenir que nourrissait et caressait Mathieu. Il est convenu que toute tête de dix-huit ans bien organisée n’en
doit jamais être dépourvue. A cet âge, les désirs se produisent naïvement, les ambitions les plus folles se mettent à nu sans vergogne. Ceux qui écoutent sont toujours indulgents, parce qu’ils savent combien il y a loin de la coupe aux lèvres ; le temps se chargera de calmer les ardeurs qu’ils fomentent.
Sans se faire prier, Mathieu confessa sa complète pénurie à cet égard. Absorbé jusque-là par ses études scolaires et par le souci de se maintenir tou
jours à la tête de ses camarades déclassé, il n’avait jamais songé sérieusement à l avenir, et le problème se posait entièrement neuf dans son esprit.
— Qui n’a p s d’ambition a toutes les ambitions, dit avec gravité le professeur qui se plaisait à dogmatiser et parlait volontiers par aphorismes et comme s’il eût rendu des sentences. Avec votre intelligence,-votre commencement de culture litté
raire et scientifique, avec vos aptitudes, un jeune homme robuste et bien bâti a le droit de prétendre à tout. Il est regrettable sans doute que vous n’ayez pas quelque prédilection marquée. Mais ce dom
mage est de ceux qui se réparent bien vite et bien aisément. Aucune voie ne vous tente, mais toutes vous sont ouvertes. Seulement, de quelque côté que se porte votre choix, souvenez-vous toujours d’une chose essentielle entre toutes : Avant tout, il faut être. Que vous soyez blanc, que vous soyez bleu, rouge, vert ou jaune, peu importe. Au besoin vous pouvez même, et sans inconvénient, bigarrer et mélanger les couleurs; mais soyez. Autrefois l’on disait : soyez quelque chose ou quelqu’un. Aujour
d’hui la formule est devenue plus simple; on dit uniquement : soyez. Quand on est, on devient bien vite quelqu’un, et presque toujours aussi quelque chose. Si ma parole vous paraît obscure pour le moment, votre expérience personnelle ne tardera pas cependant à vous démontrer qu’elle n’est que l’expression nette d’une élémentaire vérité. Affir
mez-vous ; ne négligez aucune occasion de vous affirmer, et vous réussirez certainement dans le monde où vous allez entrer.
Sur ce conseil, Mathieu Raudoin partit pour Paris. Il y rencontra des camarades de collège, frais émancipés comme lui, et, à leur suite, vint s’asseoir sur les bancs de l’Ecole de droit.
Mais Mathieu Raudoin n’était pas riche. Pour avoir la pitance quotidienne, il fallait à tout instant recourir au petit sac d’écus qu’avait remis le tuteur en rendant ses comptes. Or, ce sac n’était pas lourd, et, comme il n’était pas alimenté par une pension mensuelle, il allait s’allégeant de plus en plus. Mathieu s’en aperçut avec effroi. Quelles res
sources aurait-il, si l’argent nécessaire à la vie de chaque jour venait à lui manquer? Dès ce moment,
il n’eut cesse ni trêve qu’il n’eut trouvé quelques élèves à dégrossir et à instruire, et il se mit à courir le cachet tout en continuant ses études de droit.
A l’Ecole comme au collège, il mordait âp rement
à tout ce qui était science. Les subtilités les plus délicates ne le trouvaient jamais en défaut. Au be
soin il en aurait inventé qui avaient échappé à tous les glossateurs. Il le prouva à ses examens qu’il passa de façon à surprendre les professeurs euxmêmes dont il avait négligé de solliciter la bien
veillance. Dès la seconde année, il passait à l’Ecole, comme au collège, pour une forte tête. On le citait dans les conciliabules d’étudiants, et s’il avait voulu faire de la popularité, rien ne lui aurait été plus facile.
Mais Mathieu Raudoin avait bien un autre martel en tête, surtout après l’issue heureuse, comme toujours, de son troisième examen.
On n’est jamais jeune impunément, et malheur à l’homme qui n’a pas su profiter de ces heures charmantes que la nature nous donne. Elles restent plus tard dans le souvenir comme le doux parfum des bonheurs évanouis qu’on regrette toujours, mais auxquels on ne pense pas sans attendrisse
ment quand on les a savourés. Printemps de la vie, disent les Italiens; et ils ont raison, eux qui savent ce qu’est le vieux printemps classique avec l’épanouissement de toutes ses fleurs et la violente ardeur du renouveau.
Précisément parce qu’il unissait l’austérité du caractère à une constitution robuste et qu’aucune dépravation n’avait encore dégradée, Mathieu Raudoin était plus que personne exposé à toutes les atteintes des passions sérieuses et implacables. Celle qui le happerait la première devait avoir sur l homme une influence décisive. Faste ou néfaste, on ne le sait jamais à l’heure de ce début.
La politique avait un moment tenté Mathieu Raudoin. Mais il n’avait fait que l’effleurer. En li
sant les feuilles du jour qui s’étalaient sur la table des cafés, il avait compris que pour être en état de juger sainement les évolutions diverses des événements contemporains, leurs attaches dans le passé, leur influence et leur portée sur l’avenir, il lui fal
lait au préalable une instruction première qui lui faisait complètement défaut, et il n’avait pas le temps de l’acquérir en courant, même à la grosse. C’est pourquoi il avait promptement renvoyé cette étude à des temps meilleurs et prenait son époque comme elle se présentait à lui, ne voyant ni les belles lignes ni les verrues avec les verres grossissants des partis. Il abandonnait volontiers ce ter
rain à ses camarades qui se passionnaient pour les causes et pour les hommes suivant leur tempéra
ment et les tendances plus ou moins marquées qui leur restaient de l’enseignement intime reçu au foyer de la famille.
Il en fut longtemps de même pour les folies et les divagations amoureuses qui occupent une si large place dans les conversations des jeunes gens. Tout cela passait par-dessus la tête de Mathieu
Raudoin absorbé dans ses études arides, et semblait ne pas le regarder.
Mais un jour, au grand étonnement de ses amis, il prêta l’oreille et devint attentif pendant qu’on racontait des aventures et des prouesses plus ou moins authentiques. Ce changement tout à fait inattendu produisit l’effet d’un événement. Ils ne se trompèrent pas ceux qui, dès le premier jour, y virent l’aurore d’une métamorphose complète dans l’existence de Mathieu Raudoin. Comment s’était opérée cette métamorphose ?... Voilà ce que le jeune homme se gardait bien de dévoiler à ses camarades, même les plus anciens et les plus intimes, ceux qui dataient de la première enfance.
Et cependant c’était une histoire fort simple, mais touchante, que plusieurs des amis de Mathieu, des plus disposés à dire tout ce qui leur arrivait, auraient été bien fiers de mettre à leur actif.
En courant pour les leçons qui le faisaient vivre, Mathieu avait remarqué dans une allée écartée des jardins du Luxembourg une jeune fille qui passait par là régulièrement aux mêmes heures que lui. Pourquoi Mathieu, qui allait toujours droit devant lui sans se laisser détourner par aucune distraction, remarqua-t-il cette jeune fille? Pourquoi épia-t-il son passage ? Pourquoi chercha-t-il à attirer l’at
tention, lui qui, d’ordinaire, se souciait fort peu des passants qu’il coudoyait et qui le coudoyaient?
Pourquoi enfin leurs regards se rencontrèrent-ils en échangeant des effluves sympathiques?... Autant de questions qui doivent rester sans réponse. Car,
on pourra bien un jour connaître au physique l’être humain jusque dans ses moindres détails; la science nous le promet, et il est toujours bon de croire à la science. Mais on ne pénétrera jamais dans tous les replis de noùre nature morale. Ii y a là des arcanes qui échappant à tous les scalpels et à toutes-les éprouvettes analytiques. Le plus sage est d’en prendre son parti philosophiquement et de raconter naïvement les faits.
Mathieu Raudoin était donc amoureux, et il l’était avant de s’être sérieusement demandé à luimême ce que c’est que l’amour, quelle est sa cause, quel est son but, et où il doit fatalement nous conduire.
Cet état, du reste, n’amena aucun changement notable dans la manière de vivre de Mathieu Rau
doin. Seulement il vit désormais un but à sa vie : se faire aimer de celle qui avait eu les prémisses de son cœur, ces premiers battements auxquels nous
ne pouvons jamais penser sans émotion. Lejeune homme se trouva tout heureux de sentir qu’il avait tout autre chose qu’un viscère sous la mamelle gauche. Il avait ri bien souvent avec ses camarades de ce muscle dont la régularité fonctionnelle est si nécessaire à la vie. Mais il n’en riait plus maintenant qu’il savait à quel ordre d’idées peuvent correspondre ses mouvements plus ou moins précipi
tés. Cependant il était encore loin de s’égarer avec enivrement dans un rêve étoilé. Les sages paroles de son professeur de philosophie lui étaient fort à propos revenues à la mémoire, et, faisant sans faiblesse un large examen de conscience, il se deman
dait s il était et ce qu’il était. La réponse que dut se faire à lui-même Mathieu Raudoin n’était pas de celles qui plaisent le plus aux amoureux vulgai
res. Mais le jeune homme était plein de vigueur et de courage. Après sa première réponse fort peu
réconfortante, il ajouta : — Eh bien ! pour Elle, je serai !
Et avec plus d’ardeur et d’acharnement què jamais, il se remit au travail, abordant sans hésiter les problèmes les plus ardus du droit. Il se mêlait plus que jamais aux discussions scien
tifiques avec ses camarades, et il apportait dans la controverse une âpreté de dialectique qui étonnait ses amis. Il déployait une énergie farouche à sou
tenir les opinions qu’il émettait, mais en même temps une souplesse admirablement déliée qui fit souvent reculer les contradicteurs et applaudir la galerie. C’était tout simplement une gymnastique intellectuelle à laquelle se livrait Mathieu Raudouin. A son plus prochain horizon, il entrevoyait les luttes du barreau et il se préparait aux combats
de l’audience. La robe d’avocat qu’il allait endosser ne devait-elle pas lui ouvrir les portes du Palaisde-Justice et l’amener devant les magistrats pour défendre la cause sacrée de la veuve et de l’orphe
lin ?... Car, c’est ainsi que parlait encore ce brave Mathieu, tout en préparant sa thèse de licence.
Cependant il n’avait pas cessé de voir la jeune fille qui occupait le fond de sa pensée. Toujours il la rencontrait aux mêmes heures, dans la même allée solitaire du Luxembourg. Il s’était même enhardi. Aux regards éloquemment sympathiques, avait succédé d’abord un salut des plus timides, puis enfin un abordage en règle où la par ale avait pu expliquer tout ce que l’œil n’avait pu dire et n’avait laissé qu’entrevoir. Ce fut là véritablement l’épanchement de deux cœurs novices et abso
lument ignorants de tout ce qui constitue notre vie civilisée.
Mathieu et Marie s’aimaient. Ils ne cherchèrent pas à se le dissimuler l’un à l’autre, et Marie n’eut aucune de ces ruses qui entrent tout naturellement dans le bagage de la moins coquette des jeunes filles. Sans sotte retenue, elle se laissa aller au sentiment qui la dominait, et, sous le charme du premier moment, n’essaya même pas de voir quelque chose au delà. Ce fut une idylle et rien de plus ; une de ces idylles comme celles qui nous ont tous fait rêver aux premières heures de l’adolescence, et comme on n’en rencontre plus guère