dans le pays des grandes écoles Parisiennes. Mais Mathieu et Marie avaient eu une enfance exceptionnelle, et leur première jeunesse s’en res
sentait. Ils laissaient leur cœur s’ouvrir, comme s’ouvrent les fleurs aux tièdes haleines du printemps.
Marie appartenait à une bonne famille. A dix ans elle avait per^n - re et était restée seule avec son père, Il ant qui s’occupait bien plus
de ses livres que d fille. Trois années de pen
sion, pendant lesquelles son père voyagea pour ses études, avaient suffi à faire de Marie une femme experte et déterminée. Au retour du voyageur, elle prit la direction de la maison et s’en acquitta fort bien, ménageant économiquement, mais sans parcimonie, des ressources assez minces, et leur faisant rendre tout le bien-être intérieur qu’elles pouvaient donner. Quant à sa toilette, elle y pourvut avec le produit de quelques leçons que des amis lui procurèrent. Elle ne consacrait du reste à ses occupations extérieures que le temps strictement nécessaire, préférant à tout la tranquille retraite de son modeste logis et consacrant les heures de loisir qui lui restaient à perfectionner et accroître sans cesse son instruction.
Marie venait d’atteindre sa vingtième année lorsque la régularité de ses courses matinales la jeta sur le chemin de Mathieu Raudoin.
C’était une belle personne dans toute la sévère et noble acception du mot, d’une solide et forte venue, bien prise dans sa taille plutôt grande que petite. Sans être précisément jolie à être remar
quée, elle avait une physionomie ouverte et agréable qui plaisait dès le premier abord. On trouvait surtout en elle ce qui, pour bien des gens, est la première et la plus grande des séductions de
la femme, une douceur infinie dans le regard et dans le sourire. Le tout accompagné d’une voix qui vibrait harmonieusement dès que la bouche s ouvrait pour dire la moindre parole.
Ce que se dirent Mathieu et Marie, dès qu’ils se furent enhardis au point de se parler, on le devine. Entièrement novices tous les deux, ils n’usèrent ni de finesses ni de roueries. Les confidences coulèrent de source, et en abondance arri
vèrent les paroles qui réjouissent et font tressaillir le cœur. Dans Jes quelques instants qu’ils parve
naient à se donner chaque matin au Luxembourg, ils ne restaient jamais à court, pas plus l’un que l’autre, et les paroles amicales qu’ils échangeaient en courant parfumaient ie rude labeur quotidien. Rentré dans sa chambrette, l’étudiant reprenait ses codes, ses commentaires et ses gloœs, et se plongeait dans leur aridité avec plus d’ardeur que jamais, tout en ne cessant de penser à Marie. Revenue auprès de son père, la jeune fille se montrait joyeuse et enjouée, soignait délicatement le vieillard et songeait à Mathieu. Et le ménage,
pas plus que les études ne souffraient de cette double rêverie. Au contraire, un observateur mis au fait aurait pu constater que jamais toutes les bonnes qualités des deux jeunes gens n’avaient été mises en aussi plein relief. L’amour est un magi
cien, on l’a dit depuis longtemps, et on ne cessera
de le redire; car, jusqu’à la fin du monde il jouera le même rôle qu’il joue depuis le commencement.
Durant toute la belle saison, Mathieu et Marie furent heureux ainsi, sans rien demander de plus que ce qu’ils avaient trouvé du premier coup sous les frais ombrages de l’ancien enclos des Chartreux, au milieu des parfums et des fleurs qui s’épanouissent là comme en terre bénie. Ils mar
chaient dans leur vie nouvelle sans remarquer que le printemps était déjà loin d’eux ef que l’été allait faire place à l’automne. Mais l’évolution annuelle ne s’accomplit pas seulement pour les amoureux et la prolongation des plaisirs que leur donne le cœur. Chaque saison entraîne une série obligatoire de devoirs et de travaux. Mathieu Raudoin ne devait pas oublier l’heure décisive de ses examens. Bien plus, il était au premier rang de ceux que l’opinion publique désignait pour figurer dans les concours pour les prix. Il pouvait de cette épreuve sortir lauréat de l’école de Droit et c’est toujours quelque chose au début de la vie.
Pour un homme dans la situation de Mathieu Raudoin ce quelque chose pouvait être tout et décider de l’avenir sur lequel Mathieu jetait un regard anxieux.
C’est pourquoi nul n’arriva mieux armé que lui dans l’arène où devait se débattre le concours. Ma
thieu Raudoin fut là ce qu’il avait été partout et toujours dans le courant de ses études, brillant et solide, unissant à la science, puisée et acquise dans les maîtres, des aperçus neufs qui lui appartenaient en propre et révélaient une précoce, mais bien rare maturité de jugement. Il fut vainqueur. A l’issue du concours, ses professeurs complimentèrent chaudement le jeune homme, et quelques uns accom
pagnèrent leurs témoignages de sympathie d offres de service. Une intelligence d’élite a toujours le privilège d’attirer à elle dès qu’elle se manifeste d’une manière incontestable.
Ce fut un beau jour pour Mathieu Raudoin. Mais il fut encore bien plus beau pour Marie, qui naturellement apprit tout de suite ce triomphe.
Pour la jeune fille, ce succès devait ouvrir toutes les portes devant l’homme qu’elle aimait. Aucun horizon n’était trop beau pour y loger toutes les espérances qu’on se permettait hardiment de concevoir. Celle surtout qui partait d’un cœur pro
fondément et chastement enamouré : être, à la face de tous, la compagne, l’épouse de cet homme, et constituer avec lui une nouvelle famille, un nou
veau foyer domestique. Ah ! pour le moment, le père était bien loin; la jeune fille n’y pensait guère. Et cependant c’était au père qu’il allait falloir toujours revenir.
Car, après réflexion faite, pour rien au monde Marie n’aurait consenti à donner un chagrin réel à son père, dût le bonheur en dépendre. Et le bon
homme méritait bien, en réalité, qu’on eût pour lui quelques égards. S’il avait des travers comme tout vieux savant acharné à la poursuite d’un idéal plus ou moins chimérique, il avait aussi des quali
tés, et du plus grand prix, surtout pour une fille comme Marie. En première ligne, il faut mettre la confiance absolue que le vieillard avait en elle et la liberté illimitée et souveraine dont elle jouissait. N’ayant d’autre souci que celui de la science à la
quelle il s’était entièrement consacré, le père était redevenu un enfant pour tout ce qui regardait les choses habituelles de la vie, et la mère de famille, la véritable gardienne du foyer, était la jeune fille.
Marie le savait et le sentait d’autant plus vivement que personne amour d’elle ne le lui disait et ne le lui faisait sentir. Les rares amis qui fré
quentaient d’ordinaire la maison du vieux savant admiraient l’ordre qui régnait partout et passaient sans même en faire honneur à Marie. Jamais sou
veraineté domestique ne fut plus réelle et moins contestée, parce que jamais souveraineté ne chercha moins à s’affirmer avec ostentation. Mais, pré
cisément à cause de cela, Marie en comprenait tous
les devoirs et ne voulait pas s’en affranchir. Quand l’amour avait envahi son cœur, la jeune fille n’a­ vait pas cru un seul instant que ce sentiment nou
veau dût effacer et faire disparaître les sentiments anciens. Elle avait savouré les premières délices de la passion, mais sans aller au delà de ce que peut se permettre la femme la plus chaste et la plus réservée, surtout sans croire une minute que l’état nouveau, qui se préparait selon les règles éternelles de la nature, dût être pour elle un affranchissement.
Il était donc grand temps que Mathieu Raudoin entrât dans cette maison. Lui seul pouvait faire lumière nette sur une situation qui, d’un instant à l’autre, menaçait de devenir scabreuse.
La couronne que Mathieu Raudoin venait de remporter à l’Ecole de droit le servit admirablement dans cette circonstance. Parmi les profes
seurs qui l’avaient le plus chaudement félicité se trouvait un ami intime et un commensal habituel du père de Marie. Faire de cet homme son confident et son entremetteur parut à Mathieu le com
ble de l’habileté, et, dès qu’il eut le consentement de la jeune fille, il n’hésita plus.
Le maître reçut la confidence du jeune homme
non pas en pédant comme on aurait pu le redouter, mais au contraire avec bienveillance et en homme expert qui a connu les orages du cœur.
— Le mariage est chose grave, dit-il lorsque Mathieu eut fini, après mainte hésitation, de débiter tout son chapelet. Même quand on est très jeune, et c’est votre cas; même quand on est très amoureux, et c’est encore votre cas, le mariage est tou
jours et restera toujours une affaire. Il faut donc l’envisager sous toutes ses faces et en rechercher toutes les conséquences. Vous êtes bon logicien, et vous n’ignorez pas que les conséquences du ma
riage sont des plus sérieuses. Il n’y a que les sots ou les insensés qui peuvent livrer au hasard la constitution de la famille. Or, vous n’appartenez ni à l’une ni à l’autre de ces catégories. Cela ne veut pas dire que je refuse de vous servir. Au con
traire. Seulement je tiens à vous mettre en garde contre les désillusions et les mécomptes; je veux vous faire réfléchir sur tout ce qu’entraînent après elles les passions honnêtes. J’ai vu naître l’enfant qui est l’objet de votre culte. Je vous parle un peu comme son père devrait vous parler, comme cer
tainement il ne vous parlera pas. Mais il pensera tout ce que nous disons ici, et souffrira sans rien refuser. Ma vieille amitié le connait un peu mieux qu’il ne se connait lui-même, parce qu’il se laisse absorber par ses études scientifiques, et ne prend
jamais le soin de descendre dans sa conscience et de regarder aux réalités impérieuses de la vie quo
tidienne. Croyez-moi donc : S’il est temps encore,
ne vous hâtez pas de faire le pas décisif. Prenez quelques jours de réflexion et revenez me voir pour que nous puissions continuer avec fruit cet entretien.
Mathieu Raudoin sortit profondément troublé de cette visite. Il lui semblait qu’un vent de bise avait soufflé sur toutes ses espérances de bonheur. Il eut besoin de faire appel à sa force virile avant
de communiquer à Marie le résultat sincère de sa première démarche. Ce fut la jeune fille qui le réconforta.
— On vous a parlé sagement, dit-elle. Un honnête homme ne pouvait pas tenir un autre lan
gage. Vous devez au moins vous réjouir de ce qu’on nous a indiqué une voix droite. Maintenant, à nous d’y marcher fermement. Que voulons-nous? Affir
mer l’amour qui nous unit?... Nous le ferons dès que j’aurai dit à mon père dans quel état se trouve mon cœur. Je n’ai rien de caché pour ce bon vieil
lard quia é.étoujours excellentpour moi. Jesaurai lui parler de façon à ne pas le chagriner. Quoique je ne sois pas aussi forte en logique que vous, je lui démontrerai que, le jour de notre mariage, il ne perdra pas une fille dévouée et qu’au contraire il fera la conquête d’un fils.
Mathieu Raudoin ne put s’empêcher de sourire à cette manière originale di tourner et de résoudre les difficultés. Il se sentait plus fort du moment que Marie ne montrait aucune des faiblesses de la femme. Elle en était loin, on le voit. Cependant il ne faudrait pas croire qu’elle aurait voulu d’un mari sans vigueur. Car elle reprit :
— Mon ami, au fond de tout ce qui vous a été dit, il y a principalement ceci : Soyez ambitieux avant d’être amoureux, et surtout pour le bon motif. Puisqu il vous est permis de tout espérer, puis
que tout vous est ouvert, conquérez d’abord et avant tout la place que votre femme doit occuper et partager avec vous au soleil. Rarement une femme donne de la valeur à son mari ; ce n’est point là son rôle. Au contraire, un mari de votre tremue doit toujours donner de la valeur à lafemme
qu’il a choisie entre toutes et celle-ci n’en sera que plus fière en marchant à votre bras et en portant votre nom. Voilà ce qu’on vous a dit, Mathieu, en termes moins explicites que les miens, mais ce qu on vous dira crûment à la prochaine rencontre.
Ne vous faites donc pas illusion, mon ami, c’est l ambition qu’on vous conseille ; soyez ambitieux pour vous d’abord ; pour moi ensuite, pour moi qui veux être et qui serai votre femme.
Et Marie appuya cette dernière phrase de son plus ravissant sourire.
Il n’en fallait pas tant à Mathieu Raudoin pour