venable, quoique l’orateur ait parlé du ciseau du sculpteur devant un groupe de bronze. Et puis quelle langue ! « Un bronze qui résume des dévoue
ments ! » Pauvre Paris, tu n’as pas eu Bossuet pour célébrer ton héroïsme !
Le défilé des troupes autour de la statue a paru remarquable. Mais parmi les soixante-trois corporations qui ont tenu à se montrer, enseignes déployées. autour du piédestal de l’œuvre de Bar
rias, qu’avaient à faire dans une question de défense nationale :
— Le Comité de l Union du Commerce ;
— L Union amicale des Maîtres Compagnons appareille Il rs ;
— La Chambre syndicale des ouvriers en jouets en métaux;
— La Chambre syndicale des scieurs de long;
Et la Chambre syndicale ouvrière des blanchisseurs et des blanchisseuses?
Laisser, en ces cérémonies qui ont pour but de célébrer des souvenirs de sacrifice et de dévoue
ment, et de maintenir dans les esprits le sentiment patriotique, ces sociétés se déployer, drapeaux en tête, c’est risquer de faire tomber, au moins par un côté, des fêtes de ce genre dans la mascarade et un peu de dignité et de sévérité dans nos deuils me sembleraient convenable. Ah ! bien oui ! Empê
chez donc le Groupe athée de Clichy-la-Garenne de manifester et de déployer sa bannière !
A l’heure même où ce défilé se déroulait autour du rond-point de Courbevoie, devenu le
Rond-Point de la Défense Nationale, à Frohsdorf les signes précurseurs d’une catastrophe se mon
traient à ceux qui entouraient le comte de Ghambor d.
Déjà les optimistes voyaient Henri V guéri et répétaient : « Ce n’était rien ! Nous nous sommes alarmé s trop tôt ! Il n’y avait eu qu’une indiges
tion 1 » L’aggravation soudaine les a fait retomber dans cet état d’accablement qui les avait saisis lorsque le bruit de la mort du roy avait, pour la première fois, couru.
On meurt bea ucoup, du reste, en cette étrange année où il sembe que que’que ressort du grand mouvement un/versel soit détraqué. Je ne parle pas seulement de l’Egypte mais, autour de nous même, les morts se succèdent et c’est encore un
peintre, et un peintre de portraits, comme M. Cot, qui est frapné. Edouard Dubufe vient de mourir à Versailles. On a été sévère pour lui. Ses portraits de femmes n’étaient point du tout sans grâce et nous nous rappelons, tour à tour, la belle duchesse de Médina-Cœli, la princesse Ghika, en son costume national, MIIe Rosa Bonheur, la orincesse Mathilde et cette blonde marquise de Gallifet, que nous avons revue à l’Exposition du quai Malaquais, cet été, et qui paraissait toujours si séduisante, quoiqu’un peu embourgeoisée par la mode de 1861.
Edouard Dubufe était le fils de ce Claude-Marie Dubufe, dont les deux tableaux, Souvenirs et Regrets, ont été les œuvres de ce siècle les plus reproduites par la lithographie. Souvenirs et Regrets! Il est encore des milliers de demeures en France où cette femme demi-nue et contemplant un mé
daillon à travers ses larmes est suspendue à la muraille. Et à Trou ville ou à Deauville, même
dans le fracas et le tohu-bohu luxueux de la grande semaine hippique, en plus d’une chambre d’hôtel on rencontrerait ces lithographies fameuses : Souvenirs et Regrets.
Jamais ni Delacroix, ni Ingres n’ont eu le quart de la popularité de Souvenirs et Regrets de Dubufe le père ou plutôt le grand’père.
Edouard Dubufe laisse, en effet, un fils, son élève, M. Guillaume Dubufe, qui a étudié aussi avec M. Mazerolle, et rêve des décorations vastes,
aérées, conceptions de coloriste qui sont aussi des visions de poète, car M. Guillaume Dubufe, versi
ficateur et salonnier à ses heures, décrit en vers ce qu’il exécute au pinceau, par exemple, Musique sacrée :
L’église est la maison la plus belle du monde
Faite pour le Dieu tendre et doux en qui je crois, N’ayant pour serviteurs près de la sainte croix Que des anges gardiens à chevelure blonde.
.... De ses premiers baisers le matin, chaque jour, Descend parer l’autel pour le festin d’amour ;
Alors, parmi l’encens, les rayons et les flammes, Quelque chose s’étend d’invisible et de pur,
Comme un chant féminin qui flotte dans l’azur,
Et c’est pourquoi je crois que les anges sont femmes!
Poésie de peintre qui pourrait fort bien être celle d’un homme du métier.
A propos de portraits et de peintres de portraits, un collectionneur me communique une très curieuse correspondance échangée entre M. Bonnat, le maître portraitiste, et Mmo Pasca, l’admi
rable comédienne qui lui a peut-être inspiré son chef-d’œuvre en fait de portraits féminins.
C’était au temps où l’artiste, qui créait, l’hiver dernier, le Roman parisien et le Père de Martial, était en Russie. Elle avait recommandé à M. Bonnat l’œuvre de charité présidée par M. Nadaud de Buffon et le peintre, en annonçant à Mme Pasca la visite qu’il avait reçue de sa part, lui écrivait, en plaisantant :
« Je viens de mettre votre portrait dans son cadre. Avec la bordure il mesure 3 mètres. Votre ap
partement n’a que zm,8o de hauteur. Comme il ne pourra entrer chez vous, vous devriez le donner à l’œuvre de charité à laquelle vous vous intéressez. »
L’éminente comédienne comprit fort bien la plaisanterie, mais elle n’en répondit pas moins à Bonnat par cette lettre exquise, vrai modèle de mé
lancolie spirituelle et de grâce, qui peint la bonté même de la femme dont Bonnat avait, sur la toile, traduit la beauté :
« Saint-Pétersbourg, 25/26 janvier 1875.
« A l’injustice ! Au secours ! Au meurtre! Mon peintre menace ma tête pour me punir d avoir des amis trop indiscrets.
« J’aime bien mon brave de Buffon, qui est un homme fort distingué et grand cœur, remplissant avec talent des fonctions d’avocat général à Rennes, et doublement intéressant depuis qu’il est de
venu aveugle; mais je lui en veux de vous avoir mis à réquisition. Il est bien vrai que je m’étais vantée de la gloire d’avoir mon portrait par vous, que j’avais promis de vous parler de la belle œuvre qu’il a fondée ; mais je l’aurais fait en temps et lieu et j aurais choisi mon heure. Ne m’en veuillez pas : Pasca ne veut pas ce que vous voulez, et elle veut surtout que son peintre pense un peu à lui avant de satisfaire les exigences d’autrui.
« La voilà encadrée, dites-vous, et elle a trois mètres! Mais c’est une amère dérision ! J’ensuis confondue, bouleversée ! « Trois mètres ! Ce chiffre « me paraît fatal et cabalististique : c’est une me« nace, une épée de Damoclès, une sentence qui « pourrait se traduire ainsi : Comme tu es destinée « à vivre et à mourir gueuse, c’est-à-dire à n’habi« ter que des bonbonnières jusqu’à ce que tu ar« rives à la mansarde ou au galetas, tu mourras « sans avoir jamais ton portrait chez toi !... » Eh!
bien, s’il en est ainsi, je confierai mon trésor à mon peintre et il prendra pension chez lui, à l’atelier,
ce qui me servira de prétexte pour y aller souvent me regarder, m’admirer et m’aimer; puis, revenue tout à fait à Paris, j’ouvrirai une souscription après
un grand succès, et je quêterai pour qu’on me fasse bâtir un grand atelier (mon rêve de toujours) où je pourrai finir ma vie en contemplation devant ce que j’aurai été et ne serai plus. Au revoir! à bientôt ! Deux mots agréables à écrire et à réaliser ! »
Quand on réunira les lettres de certaines femmes distinguées du dix-neuvième siècle, on saura que l’exquise marquise de Scvigné a laissé, après elle, un certain nombre de petites-nièces.
Et, si j’en juge par cette réponse à Bonnat, Mme Pasca serait de celles-là.
Cosas de Espana ! De temps à autre, ces trois mots railleurs reparaissent en tête d’articulets qui nous racontent soit un pronunciamento, soit une révolution caractérisée. Il y avait longtemps, du reste, qu’on ne les lisait plus nulle part. L’Espagne semblait doucement sommeiller sous le ré
gime libéral de la monarchie d Alphonse XII. Tout à coup, changement de décor ! Révolte à Badajoz ! Boute-selle à Valence ! Des lanciers révoltés prennent pour colonel un de leurs capitaines et crient : Vive Zorilla! Ce qui équivaut à crier Vive la Ré
publique, car les Espagnols sont comme nous, ils incarnent volontiers un régime dans un homme. Et voilà réouverte la fameuse ère des révolutions !
Le mouvement, étouffé aujourd’hui, grandira, car il est espagnol.
Nous, nous ne devenons Espagnols que par les courses de taureaux. Il y a corrida à Nîmes et, par conséquent, sang versé. On ne m’étonnerait pas si l’on me disait qu’il y en aura bientôt à Paris. Les Anglais, qui trouvent la boxe admirable, trouvent les combats de taureaux répugnants, et les Fla
mands, qui trouvent alléchants les combats de coqs, trouvent la boxe absolument barbare. Je ne sais
quel effet produirait une course de taureaux à Paris. A ces costumes, à ce décor de la corrida il faut le ciel d’Espagne, les éventails andalous. C’est évi
demment sauvage, mais c’est pittoresquement beau
et je ne crois pas que le spectacle d’un homme tenant en respect, du bout d’une épée, un taureau écumant, soit très immoral. Cela donne un certain goût du courage et le mépris du danger.
M. Castel ar, qui est partisan de l’abolition des combats de taureaux, nous disait :
— N allez pas voir çà! Si vous y alliez, vous y retourneriez!
C’est vrai. Voilà la force même des corridas. La première répugne, la seconde attire. Et ce n’est point la vue du sang versé qui vous pousse vers le cirque, c’est l’admirable sensation de respect pour l’homme bravant le danger.
J’ai vu Vespada la plus célèbre de l’Espagne peut-être depuis l’illustre Montés, je l’ai vu poursuivi par un taureau, accolé à la balustrade, rece
voir dans la cuisse un coup de corne de la bête qui allait l’éventrer après l’avoir estropié lorsque Lagartijo, son camarade et son rival, attirant la colère du taureau, le tint, un moment, fasciné, fa
rouche, devant la pointe de son fer, tandis qu’on emnortait à l’infirmerie le malheureux sanglant.
Evidemment, la vue de ce torero blessé était atroce mais lorsque Lagartijo, d’un seul coup, abattant le taureau devant lui et vengeant son ami, en
fonça son épée dans le col de la bête, il n’y avait, je vous assure, dans l’acclamation qui le salua, d’autre sentiment que l’admiration donnée au courage.
Et je le revois toujours, ce Lagartijo, debout, pâle, bravant la mort pour avoir raison du taureau qui avait blessé son ami. Dans les bravos que je lui donnai, comme les autres, la luxure de sang dont parle le Dante n’avait certes aucune part.
Seulement, — et voilà où les adversaires de cette autre espèce de vivisection qui s’appelle la course de taureaux ont raison — un tel spectacle est pos
sible en Espagne. Il serait hideux peut-être en France. Il n’est pas dans nos mœurs. Mais, qu’on se figure bien qu’il serait cent fois moins corrupteur et cent fois moins ignoble que les caboulots et les cafés-concerts où se râlent des inepties et des plaisanteries révoltantes.
Dégoût pour dégoût, la brutalité me déplaît moins que la débauche.
Il paraît (la nouvelle a fait grand bruit, cette semaine) que M. de la Roche, la victime de la veuve Gras — ce Roméo à qui Juliette fit jeter du vitriol au visage pour qu’il ne vît jamais, jamais, que Juliette vieillissait — donc il est certain que M. de la Roche, qui avait perdu ses yeux, les a retrouvés.
O miracle ! On a fait sur lui une opération incroyable, extravagante, fantastique, et qui pourtant a réussi. Dans ses orbites creuses on a intro
duit, on a greffé, comme une bouture de rosier sur un églantier, deux yeux de lapin — et les yeux de lapin ont pris racine et ont gardé vie dans les orbites du mutilé et M. de la Roche y voit parfaite
ment — mieux qu auparavant, dit un journal, ce qui me paraît signifier que l’ex-aveugle doit voir clair à présent dans la conduite de la veuve Gras.
Si la nouvelle est vraie — et je la tiens pour vraie parce qu’elle est miraculeuse — on n’aura rien à perdre en perdant ses yeux. Les lapins sont là. Pauvres lapins! Leurs prunelles vont nous ser
vir à voir plus clair. Que n’a-t-on, tout de suite, greffé des yeux de lynx sur M. de la Roche ! On pouvait tout se permettre pendant qu’on y était.
Des yeux de lynx, ou des yeux de lion ou des yeux de tigre — si l’on se met à greffer les yeux dans les orbites, on a le choix.
Et pourvu que ces yeux ne donnent pas à leur nouveau propriétaire les goûts et le tempérament de leur ancien maître! Ce serait l’histoire de celle main de pendu dont parle Gérard de Nerval — une main de duelliste enragé, de raffiné querelleur, greffée, elle aussi, sur le poignet du plus prudent
des bourgeois ! Si bien que la main souffleté toutes les joues qu’elle rencontre et que son nouveau pos
sesseur passe son temps à s’excuser platement des incartades qu’elle commet.
L œil de lapin ! Un pendant tristement réaliste à l œil de Faucon de Cooper.
Et pourvu que les aveuglés de l’avenir n’aillent pas chez leur oculiste en lui disant :
— Je veux désormais avoir l œil américain !
Perdican.