QU’EST-IL?
( Suite.)
Sa résolution, prise, communiquée à Marie et approuvée par lajeune fille, Mathieu Raudoin n’en démarra plus.
Il est vrai qu’il avait un soutien dans ses luttes, une consolation dans ses déconvenues. Protégé par le professeur qui lui servait de mentor, il était en
tré dans la maison de Marie et en était devenu le familier. Il y venait presque chaque jour, à une heure et sous un prétexte quelconques, et était toujours admirablement accueilli, soit par lajeune fille, soit par le père qui avait conservé dans ses mœurs et dans ses habitudes la simplicité patriar
cale de nos aïeux. La venue du jeune homme rompait la monotonie de la journée. Le vieux sa
vant ny voyait ou paraissait n’y voir rien de plus. Quant à Mathieu, cette fréquentation presque quo
tidienne contribua puissamment à lui faire perdre des habitudes d’estaminet qu’il n’avait contractées que par entraînement et inoccupation de jeunesse. Il comprenait que ces habitudes ne convenaient nullement à la position nouvelle qu’il convoitait.
Il y gagnait, en outre, de faire l essai anticipé de la vie dans le mariage. Car l’amour n’avait rien perdu de sa puissance ni de ses droits. Avec des natures comme celles de Mathieu et de Marie, une affection qui entre dans le cœur est une passion éternelle. Elle se corrobore avec le temps qui s’é­
coule et trouve encore moyen de grandir quand
les caprices de passage s’éteignent comme un feu de paille.
Les jeunes gens étaient heureux d’être ensembles. Pleins de confiance l’un dans l’autre, ils jouis
saient du présent tel qu’il s’offrait à eux et ne cherchaient pas du tout, avec une impatience fé
brile, à escompter un avenir qui ne pouvait pas leur échapper. La présence du vieillard ne les gênait nullement pour échanger une douce parole, de tendres regards, au milieu d’une conversation
qui ne tarissait jamais, une caressante poignée de main à l’entrée et à la sortie. Aux amours vrais et profonds, cela suffit. Ils ne sont pas exigeants. Le savent bien tous ceux qui n’ont point été empor
tés par les fougues trop ardentes de la jeunesse, mangeant presque toujours leur blé en herbe, ou qui n’ont point été moralement dégradés de bonne heure par les corruptions sans scrupule que développent trop facilement les dépravations précoces.
Mathieu Raudoin n’en était pas là, on le sait, et Marie moins encore, Marie que l’austérité de la science avait tenue éloignée sans doute de toute fausse bégueulerie, mais avait aussi maintenue dans cette chasteté native qui est le plus bel apa
nage de la jeune fille. Dans Marie, le jeune homme voyait certainement, et avec un profond ravisse
ment de cœur, la femme remarquée et aimée entre toutes. Mais il voyait aussi en elle, et surtout, même aux heures des plus intimes abandons, la femme qui double et complète notre être social, la mère future de ses enfants. Il n’en fallait pas da
vantage pour jeter de l’eau froide sur des ardeurs intempestives, si elles avaient eu quelque velléité de se produire, et modérer le tempérament.
Tout un long hiver se passa de cette façon. On ne se plaignait ni du mauvais temps, ni de la brièveté du jour, qui obligeait à allumer de bonne heure la lampe de la veillée. On était heureux, véritablement heureux, et cette félicité intime pré
dispose à l’indulgence. La familiarité était si bien établie que, chez le vieux savant, Mathieu Rau
doin pouvait déjà sè considérer comme chez lui, quoiqu’on n’eut jamais parlé du mariage futur de
vant le père de Marie. Par un accord tacite, les jeunes gens évitaient ce sujet de conversation qui pouvait subitement devenir scabreux. Ils se con
tentaient de prodiguer l’un et l’autre leurs soins au vieillard afin qu’il se considérât désormais comme ayant deux enfants.
Au retour de la belle saison, quand les lilas épanouissent leurs grappes et les marronniers d’Inde leurs thyrses blancs et roses dans les massifs et les
allées du Luxembourg, tout était si bien arrangé dans la petite maison de Marie que Mathieu en était devenu l’hôte indispensable. Quand, par ha
sard, il y avait retard ou irrégularité dans les ha
bitudes du futur docteur en droit, c’était le père qui le premier montrait de l’impatience et même de l’inquiétude. En réalité, ce vieux savant avait été sur le tard pris par le cœur : il aimait Mathieu autant qu’il lui était possible d’aimer; d’une autre affection sans doute que celle qui l’attachait à sa fille Marie, mais les deux jeunes gens lui formaient une société dont il prisait chaque jour davantage le charme enivrant.
C’est pourquoi, lorsque les premières tiédeurs printanières conseillèrent quelques excursions à la campagne, lorsque Marie parla d’aller se promtner dans les bois de Sceaux, de Fontenay, de Verrières, qu’elle aimait, lorsque Mathieu parla de passer tout un jour sür les coteaux de Meudon et de Bellevue, le vieux savant ne se fit pas tirer l’oreille et déclara qu’il serait heureux partout, pourvu qu’il se trouvât avec eux.
Et là-dessus on partit par une des plus splendides journées que jamais la fin du mois de mai ait ménagées aux Parisiens.
D’après le programme tracé à l’avance, on se rendit d’abord à Fontenay. On déjeuna sur l’heibe avec des provisions qu’on avait apportées; puis, on s’enfonça dans les bois pour errer à l’aventure jus
qu’à l’heure du dîner que devait offrir la première auberge d’honnête apparence rencontrée sur le chemin.
Jamais le père de Marie ne s’était trouvé à pareille fête, et à tout propos il manifestait sa joie et son contentement. Quant à lajeune fille, elle était transfigurée. L’air pur et vif des champs et des bois avait donné à son visage une animation qui ne lui était pas habituelle. Le plus frais incarnat colorait ses joues, et, de ses lèvres mignonnes, s’échappaient à tout instant et sans suite des paroles joyeuses qui coupaient harmonieusement les graves entretiens du père et de Mathieu Raudoin. Ou bien c’était des
roulades qui, par un caprice inconscient, sortaient d’un gosier ordinairement paresseux et semblaient inviter à chanter les oisillons qui sautillaient sur les branches de la forêt.
On ne revint à Paris qu’à la nuit noire. Tout le long du jour, on s était promis que cette aimable partie de campagne serait renouvelée au moins une fois chaque semaine pendant toute la belle saison. Mais, arrivé sur le seuil de sa porte, le vieillard n’y tint pas.
— Eh bien! à quand la noce? dit-il brusquement à Mathieu en retenant avec énergie dans la sienne la main du jeune homme pendant que Marie pénétrait la première et seule dans la maison.
Mathieu Raudoin n’avait pas prévu cette interpellation. Un moment il resta anéanti comme l’homme qu’un éclair soudain éblouit. Mais il se remit bien vite, et, d’une voix ferme, répondit virilement avec une conscience que rien ne saurait détourner de la droite voie :
— Quand je serai digne de Mlle Marie, je vous demanderai sa main.
Le vieillard allait continuer et plus vivement encore, lorsque Marie reparut en les gourmandant de la laisser seule dans la maison.
Pour ce soir-là, tout entretien sur ce sujet délicat fut ajourné. Mais le jeune homme vit bien qu’il avait cause gagnée aussi bien auprès du vieillard que de la jeune fille.
Et c’était la vérité. A la troisième promenade, ce fut démontré.
Avec cette obstination particulière aux vieilles gens, le père de Marie n’abandonnait jamais une idée qui lui était entrée dans la cervelle. Il voyait dans le mariage de son enfant avec Mathieu Rau. doin d’abord le bonheur de Marie, et puis sa sécu
rité, à lui, dans l’avenir. C’est pourquoi il ne se donna cesse ni trêve qu’il n’eût tiré la chose au clair, et réglé l’affaire qu’il tenait pour lui de la plus haute importance.
En conséquence, profitant d’un moment où il se
trouvait seul, sous bois, avec Mathieu, pendant que Marie disposait le déjeuner champêtre :
— Ecoutez, lui dit-il... A mon âge, on a le droit de parler franc et net, surtout quand on a vécu
honnêtement comme je l’ai fait toujours... levais user de mon droit avec vous que je me plais déjà et depuis près d’un an à considérer comme un fils que le ciel m’a envoyé. Vous aimez ma fille Marie, et Marie vous aime... Sans m’occuper de l’avenir brillant qui vous est réservé, à vous Mathieu, vous êtes dignes l’un de l’autre, je crois pouvoir le dire sans fol orgueil paternel. Pourquoi donc ne pas hâter un mariage qui peut faire le bonheur de tous ? Est-ce votre absence de fortune qui vous ar
rête?... Et m’appartient-il bien de vous enhardir ? Marie jouit aujourd’hui de tous ses avantages... Elle possède tout ce qui vient de sa mère, et mon bien est à elle, je n’en détournerai jamais une obole. Pour le moment, c’est suffisant. Quant à vous, votre position ne peut que s’améliorer et grandir. Cela sera pour les enfants auxquels il faut toujours songer un peu quand on se marie... Voyons, mon cher Mathieu, prenez votre courage à deux mains... Dans votre cas, les résolutions les plus promptes sont toujours les meilleures.
Trop ému jusqu’au plus profond de son être pour pouvoir articuler une parole en réponse, Mathieu Raudoin prit la main du vieux savant et la porta vivement à ses lèvres. Marie les surprit dans ce mouvement et devina ce qui venait de se passer.
Sans mot dire, elle se jeta au cou de son père et le couvrit de caresses.
— Sur mou cœur, mes enfants, dit le vieillard en attirant à lui Mathieu Raudoin, sur mon cœur tous les deux; que je vous embrasse dans la même étreinte : ce jour est le plus beau de ma vie !...
Et ce fut là une des scènes les plus touchantes que virent jamais les hautes futaies de Verrières sous lesquelles se sont déroulés tant de drames amoureux.
La journée, du reste, s’écoula sans autre incident. Les cœurs étaient pleins et joyeux. Mais il n’y avait pas de ces réjouissances bruyantes qui ne conviennent qu’aux natures vulgaires. Les organi
sations d’élite savent se contenir, et vivre, surtout dans les grandes circonstances de la vie intérieure.
Mathieu Raudoin venait de subir brillamment sa seconde épreuve pour le doctorat lorsqu’il passa l’alliance d’or au doigt de Marie. Il s’était laissé faire et avait accepté aveuglément tout ce qu’on voulait de lui. Au fond il savait bien qu’on ne lui donnait qu’une anticipation de bonheur. Mais dans la vie le bonheur est si rare et passe si rapidement
qu’on ne saurait le cueillir trop vite quand il vient s’offrir à nous. C’était là ce que se disait Mathieu Raudoin, ce qu’il ne cessait de répéter à Marie dans ces doux entretiens tête-à-tête qu’il pouvait maintenant prolonger autant qu’il le voulait.
Et cependant il n’oubliait pas son devoir, ce qu’il s’était promis solennellement à lui-même pendant qu’il engageait sa foi devant le prêtre et devant l’officier de l’état civil. Les serments les plus sûrs ne sont pas toujours ceux qu’on prête sur un code de lois humaines ou au pied des autels. Or, ce que Mathieu considérait désormais comme son devoir le plus sacré, c’est que Marie n’eut jamais qu’à s’enorgueillir du nom qu’elle portait comme femme et pour cela il fallait que l homme tint largement
et même au-delà toutes les espérances qu’avaient fait naître les succès scolaires de l’adolescent. C’est pourquoi. le mariage parut d’abord n’avoir fait qu’accroître et développer l’activité laborieuse et intellectuelle de Mathieu Raudoin. La thèse qu’il présenta pour le doctorat fut un véritable monument, et on en a longtemps parlé dans les traditions élogieuses de l’Ecole de Paris.
Cet exercice public eut un tel retentissement que lorsque Mathieu Raudoin , quelques mois après, se présenta dans un concours d’agrégation, tout le monde à l’avance assigna la première place à l’heureux époux de Marie. Ce fut en effet celle qui lui fut attribuée par le jury et avec a Compagnement de félicitations qu’on ne rencontre guère