dans ces circonstances. On était d’accord pour reconnaître qu’il y avait là un homme d’élite.
Dès ce moment toute la carrière était ouverte devant Mathieu Raudoin et il s’y engagea d’un pas ferme, bien décidé à la parcourir jusqu’au bout. Il trouva que le père de Marie avait été d’une sa
gesse rare en s’enfermant dans la science comme dans une citadelle, à l’abri des orages de la vie, et il résolut de faire comme lui. Ce qui le soutenait, du reste, quand il prenait des résolutions semblables, c’est qu’il était bien rare que Marie ne parta
geât point entièrement sa manière de voir. Lorsque, par hasard, elle était d’une opinion contraire, la jeune femme savait le dire d’une façon si douce et s’appuyer de si bonnes raisons que presque toujours on se rangeait à ses avis. Ainsi était entretenue la paix intérieure du ménage, sans crises, sans secousses, sans concessions onéreuses pour la dignité de l’un ou de l’autre. Nul ne commandait, et nul n’obéissait. Bien qu’il cherchât le plus pos
sible à s’effacer, le vieux père aussi était de toutes les conférences, de tous les conciliabules, et sa pa
role était toujours écoutée avec la même déférence, la même vénération, le même respect que dans les premiers jours. Seulement ce n’était jamais du vieillard que venait une objection aux projets de
Mathieu Raudcin. Malgré les tentations de diverse nature qui s’offraient à lui de toutes parts, le gendre suivait trop bien les errements suivis jadis par le beau-père pour que celui-ci pût y trouver à redire. Il approuvait et admirait. Cette sagesse précoce ne montrait pour lui, à l’horizon, que du bonheur. Il y voyait la tranquillité sereine oe ses derniers jours, la félicité toujours constante de Marie et la prospérité de ses petits-enfants.
Car cette union avait été bénie. Après trois ans de mariage, Marie était deux fois mère. Et l’aîné des bébés venait faire ses gentillesses sur les genoux un peu tremblants de son grand-père. Il fallait sur
tout penser à ces petits êtres quand on formait des projets d’avenir. Mathieu ne l’oubliait pas et Ma
rie pas davantage. Le père et la mère n’avaient qu’à regarder ces blondes têtes pour que toute idée mal
saine d’ambition sortit de leur cœur et s’évanouit aussitôt comme une vaine fumée.
Et cela porta bonheur à Mathieu Raudoin. Tout lui arriva par surcroît, quoiqu’il n’eût rie n demandé. A trente-cinq ans, il était professeur titulaire à l’école de Paris, et ses cours avaient les honneurs d’une popularité de bon aloi, de cette popularité qui h’est jamais à dédaigner quand on est appelé à faire entendre des paroles d’enseignement à une jeunesse d’élite. D’autres honneurs vinrent à la suite de ceux que l’Etat garde sans cesse à sa dis
position et de ceux qui demeurent le libre apanage
des sociétés scientifiques. La robe du professeur fut ornée du ruban rouge qui complète honorablement l’uniforme professionnel, et les Académies les plus en renom s’honorèrent, en appelant Mathieu Raudoin à venir les éclairer des lumières qu’il ne
cessait d’acquérir. Le trésor était toujours ouvert, et à toute heure l’expérience, la lecture, la réflexion y apportaient de nouvelles richesses.
Cependant, au milieu de tout cela, Mathieu Raudoin était loin d’oublier son humble point de départ. Il y pensait souvent, au contraire. Plus
fortuné que bien d’autres, il n’avait rien à cacher ou à regretter dans le tissu déjà long d’une vie si
calme et si unie. Il pouvait regarder derrière lui avec une sérénité philosophique, fille d’une con
science toujours sûre d’elle-même, et devant lui se déroulait sans obstacles, sans intrigues et sans luttes, tout un avenir chargé des plus alléchantes promesses, d’esoérances fort légitimes et capables d’assouvir l’ambition la plus effrénée.
Entre deux lectures, entre deux cours, Mathieu Raudoin se complaisait souvent à ce métier de Janus.. Sa femme le surprenait parfois dans ses
rêveries. Et alors, entre ces deux êtres si bien faits l’un pour l’autre, c’était des causeries sans fin, des épanchements de cœur qui rappelaient à ces na
tures d’élite tous les premiers enivrements. Avec le temps, 1’affsction qui les unissait était devenue tellement profonde qu’en les voyant, on pouvait
dire avec vérité que là se trouvait l’idéal du mariage. Les sentiments allaient à l’unisson, et, pour les exprimer, les mêmes paroles arrivaient aux lèvres naturellement.
Un soir, pendant que Mathieu Raudoin se délassait avec le souvenir des perplexités de sa jeu
nesse, le discours que lui avait tenu son professeur
de philosophie revint à sa mémoire et s’imposa à ses méditations avec une ténacité importune. La scène se représentait à son esprit avec une vérité scrupuleuse et comme si elle s’était passée la veille; pas une parole n’était oubliée.
— Il avait raison, le vieux brave homme, se disait à lui-même Mathieu Raudoin : avant tout, il faut être. Mais être quoi ? C’est là qu’est le point délicat; là est la question que ne résout point la philosophie et que n’ont pu encore éclairer toutes les subtilités de la dialectique. Si l’on est parce que l’on compte dans le monde et que la foule re
garde quand on passe, ah! qu’on éloigne toujours de ma lèvre le calice d’amertumes et de hontes que beaucoup, parmi ceux que je vois et que je connais, ont dû avaler jusqu’à la lie et en souriant avant d’arriver au point envié. Sans doute, ils ont autour de la poitrine et de la conscience un triple airain, comme dit le poète latin auquel il faut tou
jours revenir. Une apostasie de plus, une apostasie de moins, ne leur coûte guère. Ils en ont le cynisrm. Mais ils sont, cela leur suffit. Pour eux, le monde n’est qu’un vaste théâtre, et ils changent de con
victions comme l’acteur, sur les planches, change d’habit et de rôle. Un peu de rouge par-ci, un peu de bleu par-là, un peu de blanc d’un autre côté, et le tour est joué. Ils sont comme devant, comme ils ont été depuis le premier jour qu’on a cru pouvoir compter sur eux. Ils appellent cela s’arranger pour qu’on ait toujours à compter avec eux. Malheureux ! qu’ils relisent donc mon poète et de lui ap
prennent ce qu’est l’homme juste qui, semblable à la girouette, ne tourne point à tout vent d’ambition qui souffle sur la société.
Cette fois, ce ne fut point Marie qui interrompit Mathieu Raudoin dans ses méditations. La jeune mère de famille vaquait aux soins du ménage et surveillait tout dans l’intérieur de la maison, pendant que les enfants espiègles jouaient dans le jar
din, où les avait conduits, où les gardait leur grand-père. Caché par l ombrage d’une tonnelle, le père entendait les cris joyeux des petits, mais d’une oreille distraite, et se laissait emporter au cours de ses graves pensées.
Tout à coup, le plus jeune des enfants vient rouler entre les jambes paternelles, et s’y blottit pour
faire une niche à son frère qui ne tarda pas à le rejoindre. Ces jeux innocents des bambins rame
nèrent aussitôt les idées du penseur sur son foyer domestique, et, tout en attirant à lui les têtes blon
des qui sollicitaient ses caresses, les bouches fraîches et roses qui demandaient ses baisers, il se disait :
—- Le véritable but de la vie. le voilà... Sans doute pour l’atteindre, il faut être. Eh bien ! je suis. Quoi? Père de famille, et le plus heureux des hommes, à un âge où beaucoup de nos contemporains songent à peine à s’établir et à remplir le plus sérieux et le plus impérieux des devoirs qui incombent à tout homme venant en ce monde. Si mon professeur de philosophie se dressait devant moi et me de
mandait compte de ma vie et du profit que j’ai tiré de ses enseignements, je ne serais pas embarrassé pour lui répondre. Je prendrais mes deux enfants par la main et lui montrant ces intelligences qui s éveillent et qui un jour seront vaillantes et vi
riles, je lui dirais : J’ai voulu avant tout être père de famille, constituer un foyer d’où puissent sortir des flammes et des lumières qui rayonnent un jour sur la société et lui fassent honneur... Et voilà, ce que j’ai fait... Maintenant, si j’ai mal agi, n’épargnez pas le blâme et punissez-moi !...
Et Mathieu Raudoin releva son front que les études austères n’avaient pas encore dépouillé, et, comme pour le prendre à témoin, jeta vers le ciel le regard assuré de l’homme de bien.
Ce regard se reporta bien vite sur la terre où les enfants continuaient à jouer. Car Marie venait
de descendre au jardin, et, avec cet œil inquiet qui appartient à toutes les mères, elle cherchait avant tout sa progéniture. Mathieu Raudoin l’aperçut au moment même où une sensibilité fort vive en
vahissait son cœur. Il fit quelques pas vers elle, et d’une voix où se réflétaient toutes les tendresses du passé et toutes les tendresses du jour; d’une voix qui promettait aussi toutes les tendresses de l’avenir :
— O ma chère femme, dit-il, accours bien vite; car j’étais en train, en face de ces enfants, de m’af
firmer qu’il n’y a pas au monde plus heureux homme que moi, parce que j’ai eu la sagesse de
borner mon ambition à être père de famille et que je ne veux jamais être que bon père de famille !
Pour toute réponse, Marie se jeta dans les bras de Mathieu Raudoin, et tous les deux se tinrent longtemps et étroitement embrassés.
Le vieux savant était accouru, inquiet de ne plus entendre auprès de lui les criailleries de ses petitsfils. Il saisit au passage les dernières paroles de Mathieu, et vit le geste et les embrassements qui leur succédèrent.
— Eh bien ! mon gendre, que vous avais-je dit ? s’écria-t-il, quand tout fut à peu près rentré dans l’état normal. Le bonheur est ici entre la mère et les enfants. La science n’est qu’un piment qui rehausse et fait valoir la saveur de ces mets délicats.
Georges Bell.
fin


LES PIGEONS


Le grand tort de toutes les réglementations est celui de rester fixes et immuables, tandis que le temps et la science apportent de profondes modifi
cations dans les choses qu’elles régissent, et si bien que, de tutélaires qu’elles avaient été lors de leur institution, elles finissent, si l’on n’y prend garde, par devenir véritablement oppressives.
Avant 1789, le droit de colombier était un abus comme le reste des privilèges féodaux parmi les
quels il figurait. La loi du 6 août en fit justice et décida que les pigeonniers, quels qu’en fussent les les propriétaires, pourraient être fermés par mesure administrative, pendant le temps des semailles.
Il est clair qu’en prenant cette mesure les membres de l’Assemblée nationale, qui faisaient volon
tiers de la pastorale à leurs heures, n’ont pas le moins du monde entendu décréter l’anéantissement de l’aimable oiseau que Buffon nous représente comme le plus parfait modèle de l’amour conjugal et de la tendresse paternelle dans un croquis de sept lignes qui est un chef-d’œuvre. C’est pourtant là, à peu de chose près, qu’ils en sont arrivés.
Visitez nos grandes exploitations de la Beauce et de la Brie, dans presque toutes vous verrez la vieille tourelle, qui fut le colombier, morne, déserte, veuve de ses habitants. Le plumage mordoré de ceux-ci faisait cependant un charmant effet sur les tuiles rouges aux rayons du soleil levant, leurs vols tournoyants, leurs allées et venues, leurs pantomimes amoureuses, animaient les étages su
périeurs à l’unisson du rez-de-chaussée, et ils ne figuraient pas moins agréablement, c’est du moins l’avis de la fermière, dans les longs paniers que celle-ci emportait au marché.
C’est que, tandis que la loi, à cheval sur son temps des semailles, ne bougeait non plus qu’un terme, le progrès frisait son chemin, allongeant outre mesure ce temps des semailles en même temps que la liste de nos conquêtes agricoles. Il dure environ neuf mois aujourd’hui pendant les
quels il suffit d’avoir mis quelques poignées de pois dans une perche de terre pour se trouver autorisé à requérir la clôture du colombier d’un voisin de
sagréable ou vis-à-vis duquel on tient à se montrer tel. La réserve primitive expose à tant d’ennuis et et de déceptions qu’elle équivaut à l’interdiction de posséder des pigeons.
Maintenant que le colombier est complètement dégagé de son crime d’origine féodale, ne seraitil pas à propos d’examiner si au lieu de proscrire ses hôtes, il ne serait pas d’une saine économie d’encourager leur multiplication dans une cer
taine mesure ? II est incontestable qu’à une épo
que où le prix de la viande de boucherie s’est démesurément augmenté, nous ne saurions res