qui nous charment, mais enfin il y a d’autres peintres. de grand talent, hors de chez vous, Stevens en Belgique, Madrazo en Espagne, Makart en Autriche, Menzel en Prusse, Millais en Angleterre, Nittis et Pasini en Italie, Veresrhagin en Russie,
et tant d autres, Zichy, Alma Tadema, Liebl et caetera. Vos écrivains, nous les aimons, nous les
lisons dans le texte ou nous les traduisons, mais nous ne pouvons les applaudir en face, puisqu’ils voyagent peu, étant casaniers comme la plupart des Français. Il nous reste alors vos comédiens, qui viennent nous voir, se dérangent pour nous et portent sur nos théâtres la parole française. Vous
trouvez parfois qu’on les applaudit et les encense trop. Mais c’est votre pays, très souvent et presque toujours,qu’on applaudit par-dessus leur tète. Lors
que Coquelin est venu en Autriche, on a crié :
Bravo, Coquelin ! et Vive la France ! Il y avait là Coquelin pour nous, mais il y avait aussi Molière ! De même à Odessa, où j’ai vu Sarah Bernhardt
accueillie comme une tzarine. Dans l’hommage rendu à la bizarrerie, à l’originalité, au chic et au talent de Sarah Bernhardt, il y avait, soyez-en certain, une part donnée à la France !
Hélas, mon homme avait raison : le théâtre est une des rares supériorités qui nous restent, et les chansons de Judic feront dire aux spectateurs d’Autriche et de Hongrie :
— Ces Français, tout de meme, ils ont encore de l’esprit et du goût, et du charme ! Et vive la France pour que vive Judic !
Le patriotisme se loge ou se réfugie où il peut.
En fait de chansons, du reste, on ne chante rien. Cet été n’a même pas produit la scie habi
tuelle aux autres années. La veine des bouffons de café-concert paraît s’etre tarie. L’étranger n’expor
tera ou plutôt n’importera chez lui ni Canne à Canada, ni Sœur de T Emballeur, fruits des veilles des chansonniers à la mode. Libert, le Capoul des drôleries d’été, n’a réussi à lancer aucun refrain baroque. Le Sire de Saint- Cucufa n’a pas pris.
Oh ! le vide absolu, écrasant, spleenétique de ces lourdes journées d’été ! Rien à l’horizon. Lé calme plat. L’agonie du pauvre comte de Chambord, déjà escomptée depuis un mois; les dépêches de Nam- Dinh ou d’Hué se succédant, par la voie anglaise, avec une monotonie qui rend exigeants les Français toujours pressés d’en finir; l’incident de Madagascar assez embrouillé et ne réussissant point ce
pendant à passionner l’attention publique ! Un moment de lassitude, une soif de repos, un coma complet ; les Chambres en vacances, les journaux n’intéressant plus que par les assassinats, les fusils sortant revus et corrigés de chez les armuriers à la mode ; perdreaux et lapereaux s’ébattant sans se douter de la pluie de fer qui les menace, dans quelques jours, presque dans quelques heures. Rien, en un mot. Oui, je ne trouve pour peindre la semaine ou les semaines que nous traversons, que le cri jeté par M. Desmousseaux de Givré et ramassé et rétorqué jadis par M. de Montalivet :
— Ou’avez-vous fait ? Et que fait-on ? Rien ! Rien ! Rien !
On se repose, c’est déjà quelque chose ! On n’entend parler ni d’interpellations, ni de votes, ni de commissions. Les ministres sont aux champs et tout va le mieux du monde, paisiblement.
Ce qui donne absolument raison à cet inconvenant propos du provençal qui disait à Champfort, en parlant des rois et même des ministres, que la machine étant bien montée, le choix des uns et des autres était indifférent.
— Ce sont, ajoutait le provençal, des chiens dans un toui ne-broche : il suffit qu’ils remuent les pattes pour que tout aille bien. Que le chien soit beau, qu’il ait de l’intelligence ou du nez, ou rien de tout cela, la broche tourne et le souper sera toujours à peu près bon.
On aurait bien pu cependant enlever du souper le plat Roland. Voilà un rôti sans utilité.
Expulser Boland ! Pourquoi ? Parce qu’il n’a point parlé? Mais Il n’a point parlé, dit-il, pour qu’on ne l’expulsât pas pour avoir parlé ? Tout cela est bien comique. Ou plutôt tout cela est fort triste. Et que doivent dire les étrangers qui, nous sachant en train de nous fusiller avec les Annamites et de nous taillader avec les Howas, nous voient surtout occupés et préoccupés de M. Boland!
C’est là que l’homme d’esprit que je citais tout à l’heure a cent fois raison et j’aime encore mieux l’éternelle préoccupation de Sarah Bernhardt, qui, du moins, m’émeut et me charme.
Boland ira se faire pendre - - je veux dire pren
dre — en Belgique ou ailleurs. Il avait bien besoin d’acheter les Charmettes, la propriété de Ponson du Terrail! Les Charmettes! Il y a une différence énorme entre celles de Rousseau et celles de Bo
land. Boland a habité les Charmettes mais acharné dans son mutisme, on ne peut pa# lui reprocher d’avoir signé les Confessions. Ni mérité l’absolution.
Faute de grives, on mange non pas des merles mais des canards.
Voici qu’on raconte, dans les feuilles les plus graves, qu’un certain M.Shapira aurait découvert, dans je ne sais quelle cave, à Jérusalem, un manus
crit biblique qui remonterait à neuf cents ans audelà de l’ère chrétienne.
M. Shapira aurait déjà refusé vingt-quatre millions de ce précieux manuscrit. Il l’estimerait à vingt-cinq millions, somme ronde.
C’est un joli chiffre, et M. Shapira me paraît atsez exigeant. Il a refusé!... Mais, pour refuser, encore faut-il qu’il y ait eu offre. Je me demande quel est l’enragé bibliophile qui peut avoir déjà dit à M. Shapira :
— Voici un chèque de vingt-quatre millions en échange de votre papyrus !
A moins que M. de Rothschild ne tienne à faire cadeau de ce document biblique à la synagogue de la rue de la Victoire!
Vite M. Jules Ferry a délégué M. Clermont- Ganneau, directeur de l’Ecole des hautes études, pour examiner ce nouveau document. M. Clermont-Ganneau fera bien, comme on dit vulgaire
ment, d ouvrir l’œil. Une ligne du journal qui annonce la découverte de la merveille me plonge
rait, pour ma part, dans un doute profond. Et cette ligne, la voici : « L’antiquaire Shapira n’tn est pas à son coup d’essai et a réussi plusieurs fois! »
Réussi à découvrir des documents ou à les couler pour des sommes aussi considérables ? La question
est là. Les manuscrits de vingt-cinq millions ne courent pas les rues et pour une somme beaucoup moins respectable le fameux Vrain Lucas, qui ven
dait des autographes de Charlemagne et même d’Adam et d’Eve à M. Chasles, aurait fabriqué tous les documents bibliques de la terre, remon
tant même au-delà de neuf cents ans s’il l’eût fallu. Ça ne coûte pas plus cher.
Vingt-cinq millions pour un papyrus, mes pauvres amis! Il me semble que j’entends l’ironique voix du gamin Gavroche disant gouailleusement à M. Shapira :
— Monsieur l’antiquaire, sans vous commander, donnez m’en donc pour deux sous !
De la grande question de la mise en scène, que les chroniqueurs sans sujet d’articles ont délayée depuis quinze jours et que M. Dumas a ma
gistralement condensée, je ne dirai rien. Elle finira par lasser le public, quoique M. Sarcey y
revienne avec un acharnement d’apôtre. Je dis apôtre ; le mot le blessera, mais peu m’importe.,
Une femme de beaucoup d’esprit a résumé la question des robes et des décors au théâtre d’une façon très fine :
— Les gens qui voudraient nous faire revenir à la mousseline sous prétexte que Mlle Mars ne por
tait pas d’autres toilettes me font penser à M. et Mme Denis qui maudissaient le chemin de fer sous prétexte qu’ils ont fait leur voyage de noce en diligence !
La mousseline est loin, les diligences aussi. Les amis de la mise en scène économique seraient ca
pables de préférer les merceries des boutiquiers de Balzac aux galeries des Magasins du Louvre.
On ne remonte pas le courant. On ne refait point le passé. Les mécontents doivent en prendre leur parti, on ne reviendra ni au coucou ni à la patache.
II vient de se fonder un nouveau club, un cercle, une école, comme on voudra. Le titre, tapa
geur et narquois, emprunté à l’argot de la rue plus encore qu’à celui du boulevard, est celui-ci : Les Zutistes. Le président en est M. Charles Cros, l’au
teur étonnant de tant de monologues applaudis. Les Zutistes pourraient bien être des précurseurs.
Il y a dans leur profession de foi un dédain absolu de toutes choses qui correspond à l’indifférence générale. Les Zutistes sont au monde moderne ce que les sceptiques étaient au monde antique.
Zutistesl Qu’en dira l’Académie? Et sait-on qu’il va paraître bientôt un recueil de monologues, dédiés au spirituel et amusant Pirouette, sous ce titre, qui est tout un monde : Coquelinalogucs?
Perdican.
LE MONDE DES CHAMPS
MAMAN LOUISETTE
Maman Louisette n’était plus une jeunesse puisqu’elle avait quatre-vingts ans sonnés. Ses traits restés sous les rides d’une régularité parfai e, indiquaient qu’elle avait été belle ; elle ne s’en souve
nait plus. Ah ! les enivrements de la coquetterie, cela ne pèse guère dans la mémoire quand on en est ou en était maman Louisette !
Ce qui flottait toujours sur le gouffre noir de son passé, ce qui se détachait vivant et vivace de ce fouillis de choses mortes, c’étaient les fastes de sa maternité, les six enfants qu’elle avait conçus, pondus, abreuvés de son lait, habillés de ses mains, bercés, soignés, élevés, concurremment avec onze nourrissons, dix-sept en tout !
Elle avait eu une ambition, maman Louisette, mais elle ne s’était pas plus réalisée que bien d’autres ambitions moins modestes, celle de com
pléter les deux douzaines. Que voulez-vous ? Le père Godard — c’était le mari de maman Loui
sette — s’était mis à la traverse : il était sâoul des « gnas », cet homme; après le dix-septième, il avait juré qu’il n’en entendrait plus crier.
La loquacité rustique, avec l’âge, maman Louisette l’avait un peu perdue ; il n’y avait que ce chapitre des enfants, sur lequel elle fut encore ba
varde ; lorsqu’elle l entamait, ce n’était pas fini ; si elle avait rencontré un auditeur complaisant, elle eût parlé vingt-quatre heures sur ce thème sans l’épuiser. Dix-sept biographies, cela fournit ! Elles fournissaient d’autant plus que, commençant aux
couches, elles ne faisaient pas grâce d’un seul des menus incidents de l’éducation de chacun ; elle détaillait les nombreuses maladies auxquelles elle avait livré le bon combat, et les angoisses et les veilles qu’elles lui avaient coûtées; puis venaient les peines, les fatigues qu’elle avait dues à son petit peuple, et les lessives forcenées pour les fournir de linge blanc, les nuits passées à raccommoder les hardes des plus grands devenus « de vrais dévo
rants », les rudes travaux de moisson pour que chaque bouche eut sa bouchée, etc., etc. Elle n’était pas moins prolixe dans l’énumération des joies et de la tendresse de sa marmaille, de la gentillesse de celle-ci, et du bon cœur de celui-là, de la tendresse de ses petites et du courage de ses gars; lorsqu’elle en était là, la maman Louisette, l’émotion lui cou
pait ordinairement la parole; sa face émaciée qui avait perdu le chaud vernis que le soleil et le hâle conservent, chez nous, au teint des vieillards deve
nait plus pâte, son menton, que l’absence des dents rapprochait du nez, commençait à trembler, et, de ses yeux encavés, de ses paupières papillotées, jail
lissaient des larmes qu’il semblait qu’elle ne sentît plus descendre sur ses joues.
Ces évocations du martyre maternel, la gloire et la sainteté de la paysanne, étaient-elles absolument platoniques ? Ne se mêlait-il pas une goutte d’amer
tume à l’apparent bonheur avec lequel elle revivait ses labeurs et ses douleurs? Nous n’en jurerions
pas. Avec sa douceur passive de brebis, maman Louisette était trop simple pour chercher à humilier ses enfants par l’étalage de ce qu’ils lui de
vaient; cependant, la sublime abnégation qu’elle avait apportée dans l’accomplissement de sa tâche rencontraient une si singulière récompense que ses
récits étaient peut-être le cri de l’instinct en révolte opposant à l’indifférence dont elle était l’objet, le dévouement passionné qu’elle avait témoigné à ces fruits de ses entrailles, une manière de protestation
non contre ses petits dans lesquels, malgré leur égoïsme elle sentait toujours la chair de sa chair, mais contre cette providence qui, pouvant tout, permet que les lois sacrées de la nature soient outragées.
Des six enfants de maman Louisette un était mort en bas âge; le cadet des garçons, André, son Benjamin avait été tué pendant la guerre.. — Ah !
si celui-là avait vécu! -— C’était l’éternel refrain de la bonne femme; et elle le disait avec l’accent d’un glas funèbre tintant pour son pauvre gars qui re
posait, elle ne savait où et aussi, pour les jours, d’abandon qu’il lui restait à peiner. Les quatre survivants, deux filles, deux garçons étaient non seu
lement mariés mais avaient quatre nichées d enfants déjà grands.
Le paysan a de l’oiseau l’ingratitude filiale,; quand à son tour il a bâti son nid; quand ses propres petits piaillent la faim, il se désintéresse tou.-