jours un peu du sort de ceux qui jadis lui ont donné la becquée; sa dette envers eux, il croit instinctive
ment l’acquitter en remplissant à son tour sa mis
sion paternelle. La règle a ses exceptions, elles sont rares; presque toujours elle s’affirme quand le vieillard devient une inutilité.
Restée veuve et sans ressources, maman Louisette avait été cependant bien accueillie des quatre ménages durant plusieurs années. Ayant conservé sa chaumière elle allait tantôt chez l un, tantôt chez l’autre, utilisant ses traditions et son expé
rience de nourricerie au profit de tous, coulant la lessive pour celui-ci, fanant, ramassant les javelles pour celui-là, allant à l’herbe, lavant la vaisselle, nettoyant le ménage, gardant la vache quand le
moment des grands travaux était passé, utile à tous, comme à tous elle était bonne. Une servante que l’on secouait sans qu’elle murmurât et qu’on n’avait pas à payer, c’était l’idéal; aussi se mon
trait-on jaloux de la préférence qu’elle manifestait pour sa fille Eudoxie et son gendre Picot, chez les
quels elle séjournait plus volontiers que chez les autres.
Ce ben temps ne devait pas durer; avec l’âge, les infirmités étaient venues, et le progressif affaiblis
sement; les muscles se raidissaient, s’atrophiaient peu à peu, l’échine se courbait, la machine usée ne se prêtait plus aux volontés du cœur, resté vaillént; si facile que fût la besogne entreprise, elle dafiait maintenant les forces de la bonne femme. Un tremblement nerveux dont elle avait été jadis légèrement affectée s’était si fort accentué qu’elle brisait tout ce qu’elle touchait de fragile; ses servi
ces autrefois économiques, devenaient ruineux, aussi ce fut-il à qui s’en passerait; seule la maison de celle qu’elle appelait « sa Doxie » lui resta ouverte.
Ni meilleur, ni plus mauvais que ses beaux-frères, Picot était un de ces fouilleursde terre acharnés que leur labeur absorbe à ce point qu’ils semblent passés à l’état de force inconsciente. Sa maison ne représentait pour lui que le repas et le sommeil, Prépa
ration de la machine et l’indispensable trêve à la bataille ; il ne s inquiétait jamais beaucoup de ce qui s’y passait en son absence. Sans grande affec
tion pour maman Louisette, sa présence ne lui
était cependant pas désagréable ; il la tolérait par habitude, comme il continuait de se servir de l’es
cabeau boiteux, sur lequel il s’asseyait tous les soirs pour fumer sa pipe au coin de l’âire.
D’un tempérament lymphatique, qui s’accusait par un commencement d obésité, la Doxie était paresseuse ; quand sa mère eut fléchi sous les gros ouvrages, elle fut encore capable de lui rendre dans l’intérieur des menus services très appréciés de celle-ci qui suait et soufflait pour récurer un
chaudron ; et puis ayant maman Louisette sous la main, elle avait un prétexte pour écouler le flux de cancans, de potins, de médisances qui sont la distraction favorite de la paysanne.
Quant à la grand’mère, il faut le dire à son honneur, ses prédilections pour la famille Picot avaient leur source dans des sentiments plus relevés.
Les déceptions qu’elle avait essuyées, l’ingratitude des uns, les duretés des autres, avaient passé sur ses appétits de tendresse maternelle sans en altérer la vitalité. Vieille, cassée, édentée, décrépite, plus semblable â un spectre qu’à une créature hu
maine, elle avait retrouvé pour une de ses petitesfilles, cette sollicitude inquiète, jalouse, fiévreuse et passionnée qui est le privilège de la maternité. Le hasard s’en était mêlé. Quelques jours après la naissance de cette enfant, la Doxie étant tombée gravement malade, maman Louisette avait été requise de nourrir la petite au biberon, et certainement des besognes variées que lui avaient im
posées les quatre ménages, il n’en était pas qui lui eut été aussi agréable que celle-là. Elle le disait elle-même cette nourricerie l’avait rajeunie ; quand dodelinant de la tête, et chantonnant quelque vieux refrain dont sa voix chevrotante accentuait la monotonie, elle berçait le poupon, il sem
blait à la pauvre femme que toutes les tristesses de la vie présente s’étaient évanouies comme un
songe, elle retrouvait comme un arrière-goût des émotions si doucement poignantes de ses débuts dans le rôle de mère.
Il n’est pas besoin de dire que, veillée jour et nuit par la bonne femme, qui avait quitté sa chaumière pour s’installer chez son gendre, dans un réduit près de l’étable, Denise, c’était le nom de l’en
fant, avait poussé comme un champignon. Cette bonne volonté de maman Louisette arrangeait si
bien la Doxie, devenue à peu près podagre, qu’elle se déchargea sur sa mère de l’éducation de la pe
tite fille, en sorte que celle-ci avait grandi sans avoir reçu d’autres caresses, sans avoir connu d’autres soins que ceux que sa grand’-mère lui prodiguait.
Cette affection, qui avait pris maman Louisette tout entière, corps et âme, cœur et esprit, fut trop vive pour ne pas être iriéfiéchie. La vieille femme avait gâté l’enfant à merci et miséricorde ; autant que son indigence le lui permettait, elle donnait satisfaction à tous ses caprices, « faisant de l’argent
avec ses dents ». < omme on dit ici ; se privant de sa maigre nourriture pour mettre dans la pochette de sa Denise un pauvre sol que celle-ci gourmande, et déjà coquette, dépensait régulièrement en bonbons et en rubans. Dans l’aveuglement de sa ten
dresse, elle fit pis encore; elle devint la complice de l’enfant quand il s’agissait de dissimuler au
père et à la mère quelques peccadilles; quand ces peccadilles furent de bons et gros péchés, elle persévéra dans ces errements pernicieux.
Les résultats en furent d’autant plus fâcheux que l’indifférence des parents allait en augmentant à mesure que Denise avançait en âge. Depuis douze ans, l’instruction des populations rurales a réalisé d’incontestables progrès, mais leur éducation a marché en sens inverse. Dans la plupart des fa
milles, la première communion inaugure une sorte d’émancipation morale, aussi bien pour les filles que pour les garçons; de treize à quatorze ans, les derniers commencent à hanter les cabarets; au même âge, les premières se montrent au bal,
courent les fêtes des environs, en reviennent au milieu de la nuit, seules ou accompagnées, comme il leur convient ; cette liberté précoce est si bien entrée dans les habitudes qu’en dehors de quelques anciens, fidèles aux traditions plus sévères du passé, personne ne songe à s’en scandaliser. Néces
sairement la faiblesse de maman Louisette avait exagéré pour Denise cet affranchissement prématuré. Habituée à faire sa loi de la volonté de l’en
fant, aussi incapable de résister à une larme qu à un sourire de la jeune fille, la grand’-mère se pliait à toutes ses fantaisies, étouffant les scrupules qui
de loin en loin l’envahissaient en se répétant que la jeunesse a raison de s’amuser puisque la vieillesse est si triste.
Quant à Denise, sa coquetterie native s’était singulièrement développée à cette école et avec d’au
tant plus d’exubérance qu’elle était certainement une des plus jolies filles du village; aussi, à dix-sept ans, elle avait déjà eu deux ou trois amoureux, ce qui ne tirait pas à conséquence, la fidélité étant absolument démodée dans les pastorales d’aujourd’hui.
Un événement auquel elle était étrangère amena une modification douloureuse dans l’existence de maman Louisette. Joseph Picot accusa son beaufrère Henri Godard d’avoir frauduleusement dé
placé la borne qui séparait leurs deux champs et
empiété sur le sien de vingt bons centimètres pour le moins. On alla devant le juge de paix qui con
seilla un arpentage; l’opération justifia le beaufrère et donna tort à Picot. Celui-ci furieux, pré
tendit que Godard avait gagné l’arpenteur comme il avait déplacé la borne; il intenta une action civile, qui lui coûta trois ou quatre fois la valeur de la bande de terrain revendiqué, et perdit son procès. Il en conçut un de ces ressentiments qui, chez les paysans, ne s’éteignent qu’avec eux. Pour la première fois, on vit ce travailleur infatigable demeurer des heures entières appuyé sur son outil, en proie à une méditation profonde. Il cherchait les moyens de se ménager une revanche ; il les trouva, et ce fut sa belle-mère qui en fut l’instrument et la victime.
Depuis quelque temps la pauvre vieille était atteinte d’une névralgie de la face dont les crises se succédaient à des intervalles de plus en plus rapprochés. Quand elles se produisaient, en preie à d’intolérables douleurs, elle poussait des cris déchirants. En pareil cas elle se réfugiait dans la logette de l’étable, enfouissait sa tête dans la cou
verture de son grabat, mais cela n’empêchait pas qu’on ne l’entendît de la maison. Ces cris n’avaient jusqu’alors soulevé chez le gendre qu’une recru
descence de mauvaise humeur ; après la perte de son procès, la première fois que les hurlements de la malheureuse arrivèrent à ses oreilles elles le firent sourire.
Ils lui avaient suggéré une idée, il tenait sa vengeance. Il venait de se dire qu’il serait vraiment par trop bête de continuer à soutenir seul le far
deau dont les autres se débarrassaient si rigoureusement. Pourquoi nourrirait-il sa belle-mère lorsque son propre fils, cette canaille d’Henri Godard, ne lui faisait pas seulement l’aumône d’un morceau de pain ? Il voulait bien payer sa part, mais à la condition que les autres payassent aussi, comme il était juste. Il communiqua, dès le lendemain, ces réflexions à maman Louisette, en lui signifiant qu’elle eût à l’autoriser à introduire en son nom une instance en pension alimentaire contre ses trois autres enfants, ou bien à quitter immédiatement sa maison. Cette brutale injonction boule
versa la grand’mère, mais il lui suffit de la pensée qu’elle allait être séparée de Denise pour qu’elle se soumît, et Joseph Picot eut la satisfaction d’en
tendre condamner non seulement son adversaire Henri, mais ses deux autres beaux-frères, à recevoir la vieille femme pendant trois mois de.l’année chacun ou bien à servir individuellement une pension mensuelle de cinq francs à celui d’entr’eux qui se chargerait de l’héberger.
Cet arrêt fut le point de départ du véritable martyre de maman Louisette; son gendre ne l’avait pas obtenu pour qu’il restât à l’état de lettre morte; malgré les pleurs, en dépit des supplications de sa belle-mère, il en poursuivit rigoureusement l’exé
cution. Espérer des perdants qu’ils préféreraient laisser leur mère chez Picot en versant leur cotisa
tion mensuelle était une chimère; la seule pensée que ses trois pièces de cent sols passeraient dans la poche de leur beau-frère donnait la fièvre à chacun des trois. Ils se déclarèrent prêts à recevoir la vieille femme selon les prescriptions du jugement et, la semaine suivante, Picot ayant chargé le grabat de maman Louisette sur une charrette, transporta ce mobilier sommaire chez François
Godard, dit Laferluche qui, en sa qualité d’aîné de la famille, devait s’exécuter le premier. La grand’ mère suivait, gémissante et chancelante, soutenue
par Denise qui, non moins éplorée, s efforçait de la consoler.
Nous n’insisterons pas sur ce que fut pour maman Louisette cette hospitalité de par la loi; ceux de nos lecteurs qui n’ont pas approfondi les mœurs rustiques nous accuseraient d’exagération. Certai
nement il y eut des nuances dans le traitement que ces hommes et ces femmes réservèrent à celle qui les avait portés dans ses entrailles; quelques uns n’allèrent pas jusqu’à la dureté, mais tous lui témoignèrent cette sécheresse hautaine et dédai
gneuse que les paysans manifestent généralement
pour les bouches inutiles. On lui donnait pour gite quelque recoin obscur de la chaumière où, sans teu et maigrement couverte, elle grelottait pendant l’hiver; au bout de quelque temps on cessa de lui reprocher sa nourriture, mais ni les parents ni les enfants n’ayant jamais songé à lui faire place à table, elle mangeait sur ses genoux, assise dans l’angle du foyer, l’écuellée de soupe qui lui était distribuée. Personne, ni petits ni grands, qui eut pour elle une bonne parole, une caresse, en revanche on ne se faisait pas faute de lui adresser quel
que grosse raillerie, toujours saluée, si inepte qu’elle fût, des éclats de rire de la bande.
Nous devons cependant le reconnaître, maman Louisette n’était pas en mesure d’apprécier toute l’amertume de cette situation qui la faisait, pour ainsi dire, étrangère à cette famille qui n’existait que grâce à elle. Ses quatre-vingts ans avaient émoussé son épiderme, et puis elle était trop familiarisée avec ces mœurs pour s’étonner de leur rudesse. Enfin pendant les six premiers mois, elle eut des consolations qui lui eussent donné la force de sou
tenir une épreuve dix fois plus cruelle; malgré sa légèreté et ses dissipations dominicales, Denise tint religieusement la promesse qu’elle avait donnée à sa grand’mère en venant la voir deux ou trois fois par semaine; malgré sa faiblesse et les difficultés qu’elle éprouvait à marcher, celle-ci se traînait également de temps en temps jusqu au logis Jes Picot ec,
quand elle était restée en extase devant son idole qui, de plus en plus élégante, était aussi de plus en plus belle, quand les lèvres rouges et fraîches de la jeune fille avaient caressé les joues parcheminées de la bonne femme, celle-ci se trouvait assez forti
fiée pour affronter les tourments de l’enfer s’il l’eût fallu.
Hélas! elle avait une troisième station à accomplir, et celle-là devait être son chemin du Calvaire. Il va sans dire que le second procès avait également soulevé une rancune féroce dans le cœur de Henri Godard, lequel l’avait parfaitement consi
déré comme la revanche de son beau-frère ; moins ingénieux et tout juste aussi généreux que celui
ment l’acquitter en remplissant à son tour sa mis
sion paternelle. La règle a ses exceptions, elles sont rares; presque toujours elle s’affirme quand le vieillard devient une inutilité.
Restée veuve et sans ressources, maman Louisette avait été cependant bien accueillie des quatre ménages durant plusieurs années. Ayant conservé sa chaumière elle allait tantôt chez l un, tantôt chez l’autre, utilisant ses traditions et son expé
rience de nourricerie au profit de tous, coulant la lessive pour celui-ci, fanant, ramassant les javelles pour celui-là, allant à l’herbe, lavant la vaisselle, nettoyant le ménage, gardant la vache quand le
moment des grands travaux était passé, utile à tous, comme à tous elle était bonne. Une servante que l’on secouait sans qu’elle murmurât et qu’on n’avait pas à payer, c’était l’idéal; aussi se mon
trait-on jaloux de la préférence qu’elle manifestait pour sa fille Eudoxie et son gendre Picot, chez les
quels elle séjournait plus volontiers que chez les autres.
Ce ben temps ne devait pas durer; avec l’âge, les infirmités étaient venues, et le progressif affaiblis
sement; les muscles se raidissaient, s’atrophiaient peu à peu, l’échine se courbait, la machine usée ne se prêtait plus aux volontés du cœur, resté vaillént; si facile que fût la besogne entreprise, elle dafiait maintenant les forces de la bonne femme. Un tremblement nerveux dont elle avait été jadis légèrement affectée s’était si fort accentué qu’elle brisait tout ce qu’elle touchait de fragile; ses servi
ces autrefois économiques, devenaient ruineux, aussi ce fut-il à qui s’en passerait; seule la maison de celle qu’elle appelait « sa Doxie » lui resta ouverte.
Ni meilleur, ni plus mauvais que ses beaux-frères, Picot était un de ces fouilleursde terre acharnés que leur labeur absorbe à ce point qu’ils semblent passés à l’état de force inconsciente. Sa maison ne représentait pour lui que le repas et le sommeil, Prépa
ration de la machine et l’indispensable trêve à la bataille ; il ne s inquiétait jamais beaucoup de ce qui s’y passait en son absence. Sans grande affec
tion pour maman Louisette, sa présence ne lui
était cependant pas désagréable ; il la tolérait par habitude, comme il continuait de se servir de l’es
cabeau boiteux, sur lequel il s’asseyait tous les soirs pour fumer sa pipe au coin de l’âire.
D’un tempérament lymphatique, qui s’accusait par un commencement d obésité, la Doxie était paresseuse ; quand sa mère eut fléchi sous les gros ouvrages, elle fut encore capable de lui rendre dans l’intérieur des menus services très appréciés de celle-ci qui suait et soufflait pour récurer un
chaudron ; et puis ayant maman Louisette sous la main, elle avait un prétexte pour écouler le flux de cancans, de potins, de médisances qui sont la distraction favorite de la paysanne.
Quant à la grand’mère, il faut le dire à son honneur, ses prédilections pour la famille Picot avaient leur source dans des sentiments plus relevés.
Les déceptions qu’elle avait essuyées, l’ingratitude des uns, les duretés des autres, avaient passé sur ses appétits de tendresse maternelle sans en altérer la vitalité. Vieille, cassée, édentée, décrépite, plus semblable â un spectre qu’à une créature hu
maine, elle avait retrouvé pour une de ses petitesfilles, cette sollicitude inquiète, jalouse, fiévreuse et passionnée qui est le privilège de la maternité. Le hasard s’en était mêlé. Quelques jours après la naissance de cette enfant, la Doxie étant tombée gravement malade, maman Louisette avait été requise de nourrir la petite au biberon, et certainement des besognes variées que lui avaient im
posées les quatre ménages, il n’en était pas qui lui eut été aussi agréable que celle-là. Elle le disait elle-même cette nourricerie l’avait rajeunie ; quand dodelinant de la tête, et chantonnant quelque vieux refrain dont sa voix chevrotante accentuait la monotonie, elle berçait le poupon, il sem
blait à la pauvre femme que toutes les tristesses de la vie présente s’étaient évanouies comme un
songe, elle retrouvait comme un arrière-goût des émotions si doucement poignantes de ses débuts dans le rôle de mère.
Il n’est pas besoin de dire que, veillée jour et nuit par la bonne femme, qui avait quitté sa chaumière pour s’installer chez son gendre, dans un réduit près de l’étable, Denise, c’était le nom de l’en
fant, avait poussé comme un champignon. Cette bonne volonté de maman Louisette arrangeait si
bien la Doxie, devenue à peu près podagre, qu’elle se déchargea sur sa mère de l’éducation de la pe
tite fille, en sorte que celle-ci avait grandi sans avoir reçu d’autres caresses, sans avoir connu d’autres soins que ceux que sa grand’-mère lui prodiguait.
Cette affection, qui avait pris maman Louisette tout entière, corps et âme, cœur et esprit, fut trop vive pour ne pas être iriéfiéchie. La vieille femme avait gâté l’enfant à merci et miséricorde ; autant que son indigence le lui permettait, elle donnait satisfaction à tous ses caprices, « faisant de l’argent
avec ses dents ». < omme on dit ici ; se privant de sa maigre nourriture pour mettre dans la pochette de sa Denise un pauvre sol que celle-ci gourmande, et déjà coquette, dépensait régulièrement en bonbons et en rubans. Dans l’aveuglement de sa ten
dresse, elle fit pis encore; elle devint la complice de l’enfant quand il s’agissait de dissimuler au
père et à la mère quelques peccadilles; quand ces peccadilles furent de bons et gros péchés, elle persévéra dans ces errements pernicieux.
Les résultats en furent d’autant plus fâcheux que l’indifférence des parents allait en augmentant à mesure que Denise avançait en âge. Depuis douze ans, l’instruction des populations rurales a réalisé d’incontestables progrès, mais leur éducation a marché en sens inverse. Dans la plupart des fa
milles, la première communion inaugure une sorte d’émancipation morale, aussi bien pour les filles que pour les garçons; de treize à quatorze ans, les derniers commencent à hanter les cabarets; au même âge, les premières se montrent au bal,
courent les fêtes des environs, en reviennent au milieu de la nuit, seules ou accompagnées, comme il leur convient ; cette liberté précoce est si bien entrée dans les habitudes qu’en dehors de quelques anciens, fidèles aux traditions plus sévères du passé, personne ne songe à s’en scandaliser. Néces
sairement la faiblesse de maman Louisette avait exagéré pour Denise cet affranchissement prématuré. Habituée à faire sa loi de la volonté de l’en
fant, aussi incapable de résister à une larme qu à un sourire de la jeune fille, la grand’-mère se pliait à toutes ses fantaisies, étouffant les scrupules qui
de loin en loin l’envahissaient en se répétant que la jeunesse a raison de s’amuser puisque la vieillesse est si triste.
Quant à Denise, sa coquetterie native s’était singulièrement développée à cette école et avec d’au
tant plus d’exubérance qu’elle était certainement une des plus jolies filles du village; aussi, à dix-sept ans, elle avait déjà eu deux ou trois amoureux, ce qui ne tirait pas à conséquence, la fidélité étant absolument démodée dans les pastorales d’aujourd’hui.
Un événement auquel elle était étrangère amena une modification douloureuse dans l’existence de maman Louisette. Joseph Picot accusa son beaufrère Henri Godard d’avoir frauduleusement dé
placé la borne qui séparait leurs deux champs et
empiété sur le sien de vingt bons centimètres pour le moins. On alla devant le juge de paix qui con
seilla un arpentage; l’opération justifia le beaufrère et donna tort à Picot. Celui-ci furieux, pré
tendit que Godard avait gagné l’arpenteur comme il avait déplacé la borne; il intenta une action civile, qui lui coûta trois ou quatre fois la valeur de la bande de terrain revendiqué, et perdit son procès. Il en conçut un de ces ressentiments qui, chez les paysans, ne s’éteignent qu’avec eux. Pour la première fois, on vit ce travailleur infatigable demeurer des heures entières appuyé sur son outil, en proie à une méditation profonde. Il cherchait les moyens de se ménager une revanche ; il les trouva, et ce fut sa belle-mère qui en fut l’instrument et la victime.
Depuis quelque temps la pauvre vieille était atteinte d’une névralgie de la face dont les crises se succédaient à des intervalles de plus en plus rapprochés. Quand elles se produisaient, en preie à d’intolérables douleurs, elle poussait des cris déchirants. En pareil cas elle se réfugiait dans la logette de l’étable, enfouissait sa tête dans la cou
verture de son grabat, mais cela n’empêchait pas qu’on ne l’entendît de la maison. Ces cris n’avaient jusqu’alors soulevé chez le gendre qu’une recru
descence de mauvaise humeur ; après la perte de son procès, la première fois que les hurlements de la malheureuse arrivèrent à ses oreilles elles le firent sourire.
Ils lui avaient suggéré une idée, il tenait sa vengeance. Il venait de se dire qu’il serait vraiment par trop bête de continuer à soutenir seul le far
deau dont les autres se débarrassaient si rigoureusement. Pourquoi nourrirait-il sa belle-mère lorsque son propre fils, cette canaille d’Henri Godard, ne lui faisait pas seulement l’aumône d’un morceau de pain ? Il voulait bien payer sa part, mais à la condition que les autres payassent aussi, comme il était juste. Il communiqua, dès le lendemain, ces réflexions à maman Louisette, en lui signifiant qu’elle eût à l’autoriser à introduire en son nom une instance en pension alimentaire contre ses trois autres enfants, ou bien à quitter immédiatement sa maison. Cette brutale injonction boule
versa la grand’mère, mais il lui suffit de la pensée qu’elle allait être séparée de Denise pour qu’elle se soumît, et Joseph Picot eut la satisfaction d’en
tendre condamner non seulement son adversaire Henri, mais ses deux autres beaux-frères, à recevoir la vieille femme pendant trois mois de.l’année chacun ou bien à servir individuellement une pension mensuelle de cinq francs à celui d’entr’eux qui se chargerait de l’héberger.
Cet arrêt fut le point de départ du véritable martyre de maman Louisette; son gendre ne l’avait pas obtenu pour qu’il restât à l’état de lettre morte; malgré les pleurs, en dépit des supplications de sa belle-mère, il en poursuivit rigoureusement l’exé
cution. Espérer des perdants qu’ils préféreraient laisser leur mère chez Picot en versant leur cotisa
tion mensuelle était une chimère; la seule pensée que ses trois pièces de cent sols passeraient dans la poche de leur beau-frère donnait la fièvre à chacun des trois. Ils se déclarèrent prêts à recevoir la vieille femme selon les prescriptions du jugement et, la semaine suivante, Picot ayant chargé le grabat de maman Louisette sur une charrette, transporta ce mobilier sommaire chez François
Godard, dit Laferluche qui, en sa qualité d’aîné de la famille, devait s’exécuter le premier. La grand’ mère suivait, gémissante et chancelante, soutenue
par Denise qui, non moins éplorée, s efforçait de la consoler.
Nous n’insisterons pas sur ce que fut pour maman Louisette cette hospitalité de par la loi; ceux de nos lecteurs qui n’ont pas approfondi les mœurs rustiques nous accuseraient d’exagération. Certai
nement il y eut des nuances dans le traitement que ces hommes et ces femmes réservèrent à celle qui les avait portés dans ses entrailles; quelques uns n’allèrent pas jusqu’à la dureté, mais tous lui témoignèrent cette sécheresse hautaine et dédai
gneuse que les paysans manifestent généralement
pour les bouches inutiles. On lui donnait pour gite quelque recoin obscur de la chaumière où, sans teu et maigrement couverte, elle grelottait pendant l’hiver; au bout de quelque temps on cessa de lui reprocher sa nourriture, mais ni les parents ni les enfants n’ayant jamais songé à lui faire place à table, elle mangeait sur ses genoux, assise dans l’angle du foyer, l’écuellée de soupe qui lui était distribuée. Personne, ni petits ni grands, qui eut pour elle une bonne parole, une caresse, en revanche on ne se faisait pas faute de lui adresser quel
que grosse raillerie, toujours saluée, si inepte qu’elle fût, des éclats de rire de la bande.
Nous devons cependant le reconnaître, maman Louisette n’était pas en mesure d’apprécier toute l’amertume de cette situation qui la faisait, pour ainsi dire, étrangère à cette famille qui n’existait que grâce à elle. Ses quatre-vingts ans avaient émoussé son épiderme, et puis elle était trop familiarisée avec ces mœurs pour s’étonner de leur rudesse. Enfin pendant les six premiers mois, elle eut des consolations qui lui eussent donné la force de sou
tenir une épreuve dix fois plus cruelle; malgré sa légèreté et ses dissipations dominicales, Denise tint religieusement la promesse qu’elle avait donnée à sa grand’mère en venant la voir deux ou trois fois par semaine; malgré sa faiblesse et les difficultés qu’elle éprouvait à marcher, celle-ci se traînait également de temps en temps jusqu au logis Jes Picot ec,
quand elle était restée en extase devant son idole qui, de plus en plus élégante, était aussi de plus en plus belle, quand les lèvres rouges et fraîches de la jeune fille avaient caressé les joues parcheminées de la bonne femme, celle-ci se trouvait assez forti
fiée pour affronter les tourments de l’enfer s’il l’eût fallu.
Hélas! elle avait une troisième station à accomplir, et celle-là devait être son chemin du Calvaire. Il va sans dire que le second procès avait également soulevé une rancune féroce dans le cœur de Henri Godard, lequel l’avait parfaitement consi
déré comme la revanche de son beau-frère ; moins ingénieux et tout juste aussi généreux que celui