ci, il s était déjà vanté de faire payer bien cher à sa mère son acquiescement à l’action qui lui avait été intentée. Il tint parole et le sort de la malheureuse réduite à une alimentation insuffisante, couverte de haillons que l’on ne se donnait la peine ni de laver, ni de raccommoder, maltraitée tour à tour par son fils, par sa bru et par leurs enfants, qu’ils excitaient contre elle, devint vraiment digne de pitié. Elle souffrit d’autant plus que la malice rus
tique de Godard avait parfaitement deviné l’appui
moral que la vieille femme trouvait dans les visites de Denise. La première fois que celle-ci se présenta pour voir sa grand’mère, elle fut brutalement jetée à la porte avec menaces de coups de pied si elle osait revenir. Maman Louisette essaya d’aller la trouver, mais son fils la veillait de près, il l’enfer
ma en proférant mille injures à l’adresse de la petitefille bien aimée. Maman Louisette changeait à vue d’œil ; ce qui lui restait de forces lui échappait ; son corps ployé ne pouvait plus se redresser ; ses traits se creusaient, ses yeux s’encavaient de plus en plus, son regard devenait atone, on pouvait prévoir que la mort bienfaisante ne tarderait guère à mettre fin à son supplice. Cependant, non seulement le cœur restait vivant, mais l’unique sentiment qui l’ani
mait maintenant, sa tendresse pour Denise, avait pris l’intensité qui caractérise les passions séniles d’un autre ordre. La pensée que bientôt, trois mois entiers s’écouleraient, pendant lesquels elle verrait
tous les jours cette enfant, épave de sa maternité en détresse, la soutenait dans son accablement mo
ral et dans son affaissement physique ; c’était pour elle comme unjour ouvert sur le Paradis.
Elle y entra dans ce Paradis. Au jour de l’é­ chéance, Henri Godard déposa sa mère et son gra
bat à la porte de son beau-frère, comme celui-ci l’avait déposée, neuf mois auparavant, à la porte de l’aîné des garçons, et en fouettant son cheval pour s’en retourner, il lui dit avec un accent gouailleur qui, dans sa bouche, devenait une menace :
— Allons, portez-vous donc bien, et à l’an prochain, la mère.
Maman Louisette qui embrassait Denise ne l’entendit même pas. Ce fut pour la vieille comme un réveil après un horrible cauchemar. La Doxie qui n’avait pas mauvais cœur, avait fait un bon accueil à sa mère ; Picot qui n’ignorait rien des mauvais procédés de son beau-frère envers la bonne femme, avait décidé que pour se concilier l’opinion publique, lui, le gendre, il la comblerait de bons traitements, et il avait fait trêve à son humeur farou
che ; tous les enfants paraissaient heureux de voir leur grand’mère, et Denise, encouragée par cette sympathie générale, lui donnait baisers sur baisers; maman Louisette. pleurant dejoie, était transfigu
rée ; elle ne regrettait plus les neuf mois de souffrances par lesquels elle avait acheté cette fête.
Les trois semaines qui suivirent ne démentirent pas ces débuts; maman Louisette était si heureuse, si heureuse qu’elle se disait quelquefois que si le bon Dieu était vraiment bon, il la retirerait de cette terre le jour juste où ces trois mois de félicité devaient prendre fin. Son bonheur s’était cepen
dant de loin en loin assombri de quelques nuages. La tendresse de Denise était devenue plus commu
nicative que par le passé, mais ses allures s’étaient grandement modifiées pendant le long éloignement de la grand’mère. Sa coquetterie s’attirmait main
tenant sans crainte du qu’en dira-t-on? Elle avait renoncé aux bonnets ronds de la Beauceronne pour adopter la coiffure enrubannée des filles de la ville; elle leur empruntait encore la couleur claire de leurs robes, leur coupe et leurs garnitures; ces in
novations insolites n’étaient pas du goût de la vieille paysanne. Les irrégularités de la conduite de la jeune fitle s’eiaient également accentuées; elles se produisaient avec un sans-gêne qui avait triomphé de l’indifférence avec laquelle Joseph Pi
cot avait toléré les premières fantaisies de sa fille. Celle-ci sortait souvtnt le soir, même pendant la semaine, et comme ces promenades nocturnes avaient souvent laissé quelque besogne en suspens, elles provoquaient l’indignation de ce travailleur féroce, elles étaient suivies de scènes dans lesquelles il traitait Denise de « courantinière » et lui repro
chait ses dissipations dans les termes les plus crus.
Celle-ci qui avait maintenant bec et ongles faisait tête à l’orage et avait réponse à tout ; néanmoins, quel que fût l’aveuglement de maman Louisette envers son idole, elle restait troublée, elle éprou
vait quelques vagues appréhensions pour l’avenir de cette enfant.
Un jour, toute la famille hors la Doxie et Denise
se trouvait réunie dans la chambre pour le dîner. Berthe, l’aînée des filles avait déjà trempé la soupe qui fumait dans la grande soupière de terre brune; le père Picot, qui avait emploi de tous ses loisirs, battait une faux devant la porte; les autres filles et garçons étaient déjà assis devant leurs assiettes, je
tant des regards impatients sur le potage dont les fortes senteurs de choux remplissaient l’atmo
sphère; maman Louisette, assise au coin du foyer sur sa chaise basse, avait les yeux fixés sur la porte; un éclair dejoie les illumina lorsqu’elle vit appa
raître sa petite-fille. Celle-ci tenait à la main un paquet enveloppé d’une feuille de papier gris; elle le déposa dans l’armoire et vint s’asseoir sur la pierre de l’âtre, à côté de sa grand’mère.
En ce moment, la Doxie rentrait à son tour; elle était essoufflée, haletante, et cependant très pâle; elle vint droit à Denise et, lui mettant pour ainsi dire sous le nez une pièce d’argent qu’elle tenait dans sa main, elle lui dit, d’une voix que la colère ou l’émotion rendait saccadée et tremblante :
— Connais-tu ces cent sols là, toi ?
Denise avait changé de couleur; cependant son aplomb ordinaire ne l’abandonnait pas encore et ce fut avec assurance qu’elle répondit :
— Pourquoi voulez-vous que je connaisse ces cent sols là, plutôt que d’autres, maman, en voilà une bonne farce!
— Pourquoi? vaurienne, s’écriala Doxie s’animant de plus en plus, pourquoi ? Parce que tu me les a volés ce matin sous mon matelas, ces cent sols, après nous en avoir pris un tas d’autres.
— Moi ! moi ! je n’ai rien à vous, mauvaise criarde que vous êtes. Je m’en soucie bien de votre argent !
Denise simulait l’indignation, mais maman Louisette sur laquelle elle était appuyée la sentait tremb er comme une feuille. En entendant parler de vol, Picot avait quitté sa petite enclume et son marteau et, sa faux à la main, il était entré dans la pièce, écoutant, les sourcils froncés, farouche et menaçant d attitude.
— Allons donc, reprit la voix glapissante de la Doxie, voleuse et menteuse, c’est tout un, tu lésais bien, méchante « carrée! » Ah! tu ne m’as rien ..ris, regarde donc cette croix dont j’avais marqué toutes les pièces de la cache, où je serrais l’argent qui devait vous donner du pain cet hiver. Ah ! tu ne m’as rien pris? Malheureusement je t’ai suivie tout à l’heure, je t’ai vu entrer chez la Potin, à la
quelle tu avais donné commission de te rapporter un beau bonnet tout pomponné de « fleurets » ro
ses; c’est la Potin qui m’a rendu les cent sols dont tu venais de la payer et regardes un peu si cJst ma croix; après tu nous le montreras ce fameux bonnet pour que nous voyons s’il vaut la peine que nous crevions de faim cet hiver, nous autres.
La Doxie s’arrêta, elle avait débité tout cela d’une haleine avec une volubilité prodigieuse, elle étranglait. Joseph Picot avait ouvert l armoire, il arracha le bonnet de son papier, le froissa entre ses mains terreuses et le jeta sur le plancher, où d’un coup de sabot il eût achevé de l’écraser si, se rappe
lant ce qu’il avait coûté, la Doxie n’tûc oublié sa colère pour le relever et le mettre en sûreté.
— Ah ! tu nous voles, pour t’acheter de ces fichaises et t en aller gourgandiner avec ton Polyte, méchante femelle, dit le paysan, mais sois tran
quille, si l’on a trop tardé pour te régler tu ne perdras rien pour avoir attendu.
Le traitement que Joseph Picot avait infligé à sa belle coiffure avait exaspéré Denise, un instant étourdie par la loquacité de sa mère; l’accent du père était sombre mais encore contenu, elle s’en émut médiocrement et, selon son habitude, elle lui tint tête.
— Vous n’allez pas me laisser la paix, vous aussi, en arrivant cette fois au diapason suraigu de la Doxie. Qu tst-ce qui vous prend? Allez donc ta
per votre faux. Si elle est folle, votre bonne femme, est-ce que c’est ma faute ? Est-ce une raison pour m’appeler voleuse? Est-ce que j’ai affaire de votre argent, moi. De l’argent, si j’en voulais, je n’aurais qu’à m’en aller en place et j en gagnerais assez pour n’avoir pas besoin du vôtre !
Confondu par cette impudence, Joseph Picot devenait livide, il mordillait ses lèvres contractées, ses yeux enfouis sous d’épais sourcils jetaient des flammes; il ordonna à sa fille de se taire ou de re
connaître sa faute, avec un accent qui n’admettait guère de réplique; mais Denise était montée, la lorture ne lui eût pas arraché un aveu; aux ordres, aux menaces de son père elle répondait par des injures, et cet assaut lamentable de la fille et du père
se poursuivit jusqu’à ce que celui-ci, mis hors de lui par une plus violente apostrophe, s’élançât la faux levée, sur son enfant.
Le geste fut si terrible qu’un même cri s’échappa à la fois, de toutes les poitrines. La Doxie elle-même s’était précipitée pour retenir son mari. Plus prompte que personne, l’octogénaire qui, plus morte que vive suivait toutes les péripéties de cette scène atroce, retrouva en présence du danger de son enfant tant aimée une force, une vivacité presqu’inexplicables ; elle se jeta au-devant de Denise, la couvrit de son corps, puis tendant ses mains dé
charnées vers l’arme que brandissait son gendre furieux :
— Grâce, grâce, dit-elle, d’une voix redevenue vibrante, ne la tue pas Picot, c’est moi, moi seule, qui vous avais pris votre argent pour le lui donner.
La révélation était tellement inattendue qu’elle fut suivie d’un long silence. La Doxie la première recouvra la parole.
— Ah! dit-elle, avec l’accent d’une indignation méprisante, quand j’ôtais le pain de la bouche de mes enfants pour te le donner maman, tu me volais misérable! Dieu te punira, car si notre fille de
vient une guenon, c’est toi seule qui en auras été cause.
Maman Louisette ne répandit pas, elle s’affaissa sur sa chaise, et cacha son visage dans son tabliei pour étouffer ses sanglots, Joseph Picot avait lancé sa faux sur le fumier, il s’avança grave, presque solennel :
— Louisette Godard, lui dit-il de sa voix caverneuse, la loi m’a commandé de nourrir la mère de ma femme, elle ne m a point condamné à souffrir chez moi une voleuse. Va-t-en d’ici.
Comme la malheureuse anéantie ne faisait pas un mouvement, son gendre la saisit par le bras et la poussa brutalement vers la porte. Maman Louisette était au bout de ses forces comme de son martyre. L’impulsion avait été si violente qu’elle tré
bucha, tomba à genoux, puis se renversant sur le côté, elle poussa un gros soupir et resta étendue sur ce- seuil, qu’elle franchissait quelques semaines auparavant avec tant de joie.
On la crut morte, elle n’était qu’évanouie. Denise aidée de ses frères, la releva et la transporta
sur son lit. Quand ils avaient vu qu’elle respirait encore, le mari et la femme s’en étaient allés, le premier faucher son regain, la seconde chez les voisins pour leur raconter les vilenies de sa mère.
Denise resta bientôt seule auprès de la moribonde, car tout était fini et bien fini pour maman Locbelte; sa respiration devenait de plus en plus stridente, ses yeux se voilaient, elle ne pouvait plus parler, cependant vers le milieu de la nuit, Denise ayant glissé un paquet de foin sous son tra
versin pour lui relever la tête, elle parut moins oppressée ; elle serra la main de sa petite-fille et d’une voix qui n’était plus qu’un souffle, mais qui avait conservé sa douceur, elle lui dit :
— Jure-moi de ne plus rien dérober, ma fille, d’abord parce que c’est offenser Dieu, et puis, parce que je ne se-ais plus là pour m’accuser à ta place et que tu serais punie !
Il faut lui rendre cette justice, Denise n’alla pas au bal le dimanche qui suivit l’enterrement de sa grand’mère. Ah ! dans nos villages cela s’est vu !
Le samedi suivant, elle rencontra son blond, et ils devisèrent tous deux dans l’ombre des tilleuls de la place. Comme ils allaient se séparer :
— Tu viendras demain ? lui dit Polyte.
Denise avait des scrupules, elle hésitait, mais Polyte se montrait de plus en plus pressant.
— Ça te tient donc bien ? lui répondit la voix moqueuse de la jeune fille.
Pour toute réponse, Polyte lui appliqua un baiser sur la nuque, et Denise qui le regardait de côté, lui adressa pour adieu un sourire gros de promesses.
G. de Cherville.

L’ACADÉMIE DE FRANCE A ROME
L’Italie est et fut surtout pour nous ce qu’avait été la Grèce pour les Romains : entraînée vers l’Italie dès la fin du moyen-âge, la France avait pu de bonne heure entrevoir ce qu’elle gagnerait au contact de l’art italien ; c’est ce mouvement, si nettement marqué depuis Charles VIII et François Ier, qui se continue, grâce à l’influence des