COURRIER DE PARIS
Quelle semaine agitée! — Ou plutôt quelle quinzaine !
Il y eut rarement plus désagréable réveil d’un peuple endormi dans f es vacances. Les vacances ! On trouvait dans ce mot une douce musique paci
fique. C’était le loisir, le repos après la fatigue. Plus de préoccupations, pins d’interpellations, plus de politique, plus rien. Tout à coup, une note de la Gazette de l Allemagne du Nord arrive et voilà tout le monde en sursaut. La mort même du comte de Chambord, arrivée après une agonie si terrible, cruelle comme un supplice chinois, semble moins dramatique en présence de la guerre possible qui menace la France et. dans tous les cas, en présence de l’humiliante insolence qu’elle subit. Il e;t bien question, pour certains esprits qui mettent la patrie au-dessus de tout, oui, il est bien question de savoir si le successeur s’appellera Louis-Philippe II ou Philippe VII lorsqu’il s’agit de cette autre question : — Quelle réalité se cache sous la grimace de ce diable que M. de Bismarck fait tout à coup sortir d’une boîte ?
Quant à prétendre que la France est la seule cause de guerre qui existe en Europe, il faut êire Allemand pour nous chercher cette querelle. On rirait de la plaisanterie si elle ne cachait point quel
que visée tragique. Si la France, et les représentants de la France ont un défaut, c’est, au contraire, de se préoccuper fort peu du panache et de s’en tenir au train-train de la politique courante. Pourvu que les électeurs votent bien, que le gouvernement ait sa majorité, que les députes fassent donner des fa
veurs à ceux qui les leur demandent, tout est pour le mieux et personne ici ne s’inquiète de faire flamber l’Europe comme un bol de punch.
Les gens raisonnables disent : « C est plus prudent! » On voit, par l article du journal de M. de Bismarck que toute cette prudence ne sert pas à grand’chose. Quand on veut tuer son chien, dit un proverbe de cnez nous, on l accuse de la rage. Et l Allemagne, qui ne serait point mécontente de nous voir tirer la langue dans une agonie finale, s’empresse de crier par-dessus les torts que la France est une nation enragée.
Enragée de fêtes, c’est possible. Paris a fait merveille pour Ischia et, aux Tuileries, dimanche dernier, on ne s’inquiétait guère des points noirs aperçus du côté de Berlin et de la convocation précipi
tée du Reichstag allemand : on dansait. Lts plus jolies comédiennes de Paris vendaient, avec leurs souriies, des bouquets ou des éventails à la foule.
A Florence, M. Angelo de Eubernatis a eu l’idée de réunir dans un album deux cents autographes
de littérateurs illustres, italiens et étrangers, de le faire tirer à des miniers d’exemplaires, de mettre les autographes en loterie et, av-sc la somme totale de faire bâtir à Ischia deux ou trois maisons pour deux ou trois familles d’orphelins, maisons portant sur leurs bossages les noms-de tous les écrivains qui ont collaboré à l’album. Poétique i lée-et digue de l’illustre publiciste. Si on élevait de même des mai
sons avec le produit des boutiques tenues dimanche par nos comédiennes, on y pourrait graver des noms aimés. Elles étaient là toutes venues, Judie en
costume d’Italienne de Bonnat, Réjane avec son enseigne représentant une corbeille de bébés et dé
bitant. tantôt du clarete.t tantôt du champagne, la belle Marthe Devoyod, la plus jolie fille de Paris
se multipliant avec sa verve aimable et son esprit bon enfant, Jeanne Granier, Théo, Mlle S. d Orange — ne pas lire Salade d’Orange — les charmeuses à la mode, cotées, patentées, indiscutables et que la foule (et quelle foule !) pouvait contempler à son aise sous le plus beau soleil de l’année.
On ne décrit pas une semblable fête. Le dessinateur y peut trouver des croquis à chaque pas; ces drapeaux qui flottent, ces ballets aux danseurs in
nombrables, ces théâtres improvisés, ces hôtelleries napolitaines, gaies à l’œil comme des fleurettes, ces musiques foraines, les rauquemen’s des lions de Pezon répondant aux cuivres exaspérés du balletmonstre, tout ce tapage amusant et ce fouillis de couleurs étaient faits pour charmer, griser, et don
ner, avec une impression d’éblouissement, une pointe de migraine. Ah! vraiment oui, Paris s’est bien amusé et les pauvres y auront leur compte. Pauvres d’ischia et pauvres de France, car la ker
messe continue et dimanche, paraît-il, on dansera encore, mais, cette fois, au profit des Français.
Ne disons pas trop, d’ailleurs, qu’on s’esc amusé. Les Italiens — certains Italiens, car, Dieu merci,
il en est qui nous aiment — profiteraient de l’aveu pour déclarer que nous ne donnons de telles fêtes
que par égoïsme et pour nous divertir un brin. Le sentiment de la reconnaissance est aussi rare chez les nations que chez les hommes, et le Voyage de M. Perrichon, cette plaisante raillerie de l ingratitude, est décidément une jolie comédie.
Quel est le satirique qui a dit, un jour :
— Le sentiment qu’on a pour la plupart des bienfaiteurs ressemble à la reconnaissance qu’on a pour les arracheurs de dents. On se dit qu’ils vous ont fait du bien, qu’ils vous ont délivré d’un mal, mais on se rappelle la douleur qu’ils ont causée et on ne les aime guère avec tendresse.
A coup sûr, ce pessimiste-là n était pas une bête.
Il faut reconnaître, d’ailleurs, que les dessous de certaines actions sont assez bizarres. Dans presque tout ce qui se passe aui our de lui, l’homme cherche surtout l’occasion de tirer du jeu son épingle personnelle. La mort du comte de Cham
bord, qui est un deuil réel tt profond pour tant de fidèles, est pour bien des gens l’occasion de se mettre en avant et d’exploiter la situation.
Le comble de l adresse, en ce genre, est l’annonce extraordinaire qu’on a pu lire, en même temps que les dénêches annonçant au monde que le descendant direct d’Henri IV venait d’expirer.
Cette annonce était celle-ci :
« Les fidèles qui voudraient, devant l’immense deuil qui les accable, envoyer en manière de sou
venir des fleurs ou des couronnes à Frohsdorf,
éprouveraient les difficultés les plus grandes si la maison X..., fleuriste, ne se chargeait pas de ce soin. Ecrire franco. »
Le fait est que les funérailles du dernier Bourbon vont être comme une avalanche de fleurs. Tous les lis. depuis les lis blancs de France jus
qu’aux lis d’or de Guernesey — le lily gold—vont pleuvoir sur le cercueil. Vijllet-ie-Duc, qui savait tant de choses, assurait que le lis n’appartenait pas uniquement, au point de vue héraldique, aux souverains français.
— Le lis ? disait-il. Mais ce n’est que la fleur de lotus des Hindous. On trouve des lis trifoliés sculptés dans les pagodes de l’Inde !
Ce qui est certain, c’est que couronnes et bouquets vont pleuvoir autour d’Henri V, et que pour la dernière fois, à Goritz, où dort Charles X, flottera au vent ce drapeau blanc dans lequel s’ensevelit « le roy » comme dans un linceul.
Pendant qu’on dansait à Paris, qu’on pleurait à Frohsdorf, qu’on mourait au Tonkin, on inaugurait à Cormeilles-en Parisis la statue de Daguerre, qui a donné son nom au daguerréotype, comme Americ Vespuce à l’Amérique, Niepce de Saint-Victor, ainsi que le constatait, l’autre jour, un de ses descendants ayant été le Christophe Colomb de l’invention.
M. Etienne Carjat, qui avait, ici même, parlé de Daguerre en prose, l’a chanté en vers, devant le monument. Il a célébré l’Art du panure, l’art qui permet à tous de conserver, pour quelques francs, les portraits de famille. Léon X avait eu Raphaël, la Joconde Léonard, Henri IV avait eu Rubens;
Aujourd’hui le pauvre a Dagutrre !
On n’apprendra à personne que Carjat, qui est photographe, est poète. Son volume de vers, ré
cemment paru, a montré combien son émotion etau sincère et juste. Il a rarement été mieux ins
piré qu’en célébrant Daguerre, son ancêtre. On n’a pas à lui reprocher de plaider sa propre cause en chantant Y Art du. pauvre et la photographie, et si on lui disait : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! » ses amis pourraient répondre : « Sans doute, et ses vers valent bien les orfèvreries d’autres sertisseurs ».
Je n’ai jamais, pour ma part, dans les fêtes d’été de la banlieue, regardé sans attendrissement ces familles qui, en groupe, se font tirer au daguerréo
type par un photographe en plein vent. Il y a une émotion profonde dans la façon dont la mère dit à ses petits : « Surtout, tenez-vous bien! » Elle a la fièvre. Elle arrange les cheveux de l’un, la colle
rette de l’autre. Elle ne songe même pas à prendre,
elle, la femme, une pose coquette. Elle ne pense qu’aux enfants. Le père, lui, sourit d’un air digne. Parfois le chien du logis figure dans le groupe familial. Il prend place entre les jambes roses du plus petit des gamins et braque sur l’appareil ses yeux étonnés qui interrogent. « Ne bougeons
plus ! » Ah! les pauvres gens, ils ne bougeraient pas pour un empire! Ils retiennent leur souffle; ils écarquillent leurs oaup ères et tiennent leur prunelle fixe comme s’ils alla ent tomber en cata
lepsie ! Ils sont raides comme des figures du Musée Grévin.
Et avec quelle anxiété ils s approchent de la plaque lorsqu’on la sort du bain et que le photo
graphe la leur présente en lui donnant pour fond la manche noire de sa veste.
— Oh ! papa est très bien ! — Maman a bougé !
— C était pour ramener la mèche qui te tombait sur le nez !
— C’est donc pour cela que sur le front de Toto il y a quelque chose de noir comme une grosse patte d’araignée. C est les doigts de maman !
— Ne craignez rien, répond le photographe, qui ne tient pas à recommencer un cliché, cela disparaîtra à la longue !
Ils se laissent convaincre, ils paient et ils emportent, encadrée dans du papier doré, la plaque où grimace la famille. Ils accrocheront cet affreux tableau, — souvenir d’une fête de Saint-Cloud ou
d’un dimanche de la saint Louis, à Versailles, — ils l’accrocheront à la place d’honneur du logis, près de la vieille couronne d’oranger qui se fane et jaunit sous le globe de verre. Ils auront là un souvenir de joie. Comme on s’est amusé, ce jour-là! Et, plus tard, les parents disparus, le souvenir re
viendra attendri et précieux. C est tout ce qui restera de braves gens, cette plaque de daguerréo
type rapportée d’une fête de la banlieue ! Carjat a cent fois raison, et que les raffinés du boulevard citent, en riant, ses vers, si le cœur leur en dit :
Cette œuvre de fraternité Permet au plus déshérité
D’avoir ses portraits de famille!
Le daguerréotype peut devenir aussi un document digne d’un musée. Il n’existait qu’un seul portrait de Balzac fait d’après nature, un daguer
réotype beaucoup plus intéressant que la peinture, d’ailleurs très belle de Gigoux; ce daguerréotype, donné par Balzac à Gavarni, conservé précieuse
ment par celui-ci. puis, à la mort de Gavarni. donné nar M. Pierre Gavarni, son fils, à M. Charles Yriarte, qui l avait accroché, comme un trésor, dans sa villa de Saint-Cloud. Lorsque les Prussiens occupèrent la maison d’Ynarte, ils n’eurent rien de plus pressé que de briser le daguerréotype de Balzac. M. Yriarte le retrouva en miettes, écrasé sous le talon de quelque lourdeau. Le portrait de famille, ici, était un portrait national. Il eût été à souhaiter qu’un collectionneur allemand l’emportât au-de la du Rhin. Au moins le précieux portrait eût été sauvé.
Mais voilà que le nom de Diguerre me ramène à l’Allemagne, peut-être parce que Daguerre rime avec guerre. N y pensons plus. Au-si bien c’est du côté d’Hanoi qu’on peut êire inquiet encore si l’on a l’humeur un peu noire.
J avoue que la façon dont on nous annonce qu’on va prendre en haut lieu, un parti pour mener à bien les affaires du Tonkin ne me satisfait qu’à demi. Dès le premier comeil des ministres, en pré
sence d’événements gravts, on a résolu... on m’eût donné en mille de deviner ce qu’on avait résolu !
On a résolu, ou l’on a parlé éventuellement de créer un sous-secrétariat d’Etat aux colom«s !
Je ne vois pas ce que fera un sous-secrétaire, d’Etat de plus. Si, à chaque complication, on créfc un sous-secrétaire d’Etat comme on peut créer an, ordre de chevalerie pour chaque mérite — on aura, bientôt une infinité de sous-sterétaires d’E.taî, plus, ou moins utiles.
Le conventionnel du Lion Amoureux parle dans, sa fameuse tirade de la convention qui fit jaillir
....Juste au mois où nous sommes.
Quatorze corps d’armée et doua© cent mille hommes !!
Je ne voudrais pas, ce me semble, si j’étais gouvernement, qu’un Ronsard de l’avenir me louât surtout d’avoir fait jaillir :
....Contre les aventures
Des secrétariats versant leurs signatures
On conçoit de reste qu’avec ces préoccupations dansant devant mon encrier comme les êtres fan
tastiques que ce diable d’ïioffmann (encore un
diable et encore un allemand!) tirait de son écritoire, notre causerie hebdomadaire soit légèrement