teintée de mélancolie. « Srie. à la noire,, écrivait, l’autre jour, un journaliste qui n’a rien de Bossuet. La France n’a pas le droit de la faire au dédain !... » Il est pourtant bien évident que l’heure de « la saison châ elaine » est arrivée, que la chasse est ouverte, qu’après la course aux crabes on va se divertir à la course au lièvre. Et les comé
dies de société ! La Grammaire ou la Cagnotte de Labiche jouée au château ! Et les fêtes en cos
tumes! Villégiature, Louis XVchezla marquise de V... villégiature Louis XIII chez la baronne de S...s, villégiature Watteau chez Mme de P... Cha
que invité a tenu à se conformer à l’époque et au
style de l’invitation. Mascarades élégantes sous les marronniers dont les fruits grossissent, sous les chênes dont les feuilles se dorent d’un reflet d’au
t unne et sous les érables blancs dont les feuilles tombent déjà, comme les cheveux des petits crémeux qui mènent la vie à trop grandes guides.
Certes, tous ces plaisirs de villégiature sont charmants, alléchants, et j’aurais grand plaisir à les décrire. C’est cet article allemand, affiché dans les casernes de Metz comme une proclamation, qui me gâte tout mon plaisir et me rend maussade. Ouver
ture de la chasse! Tant mieux. Mais pourvu que ce ne soit pas une chasse à l’homme!
Allons, je deviens noir comme une nuit d’hiver et ennuyeux comme un vaudeville non réussi ! Vite, vite, constatons qu’on porte galamment des chapeaux Béarnais et que le Lcsdiguières à larges ailes fait fureur. Allons écouter Judic qui rentre aux Variétés, et bientôt Théo qui va chanter — ou mimer — aux Bouffes Madame Boniface. Sans compter Sarah Bernhardt qui nous est revenue, ce qui a fait sur les populations beaucoup plus d’effet que la prise des forts d’Hué.
Sarah, Judic, Théo, à la fois, eh! de quoi nous plaignons-nous? Pas une étoile ne manque â Paris! Allons, la France est heureuse !
Perdican.
ASSUNTA
I
Un matin de la fin du mois de février 18.., le sous-lieutenant Georges du Luc et l’ingénieur Ed
mond Leblanc partirent de Bonifacio pour aller chasser du côté des marais de Canéto et de Balistra qui longent la mer, au premier tournant du cap vers la côte orientale de la Corse.
Ijls venaient d’enfourcher leurs petits chevaux entjore humides de la rosée du maquis où ces ani
maux ignorants de l’écurie ont l’habitude de passer la huit et le jour ; — ayant assuré leur fusils dans les porte-crosses, ils prenaient le petit galop, quand l’ingénieur s’arrêta tout à coup et étendant la main à droite, vers l’Ouest.
— Je crois, dit-il, que nous ferions sagement de remettre notre partie. Nous allons avoir, dans l’après-midi, non pas seulement de la pluie, mais une de ces bourrasques à être trempés jusqu’aux moelles.
Georges touruala tête dans la direction indiquée; ne jvoyant rien, il interrogea le ciel par un regard circulaire.
Le ciel était splendide et sans nuages; sauf notre voisine, la blanche Vénus et le lointain Jupiter aux feux rouges, toutes les constellations s’éteignâient une à une aux lueurs du jour naissant.
Georgt s interrogea la mer ; pas un souffle ne ridait le détroit ; seuls, les marsouins et les dauphins, troupeaux du vieuxNeptune, troublaient sous leurs ébats la surface des flots tranquilles; on voyait jail
lir au large et retomber les gerbes liqui les qu’ils lançaient par leurs évents. Au-de la des bouches, à l’horizon du Midi, frangé d’une légère écume, les premiers rayons du soleil glissant surCaprera, rou
gissaient les maisons de la Madeleine et, de Lun- Sardo.
... Je ne sais où vous allez chercher la pluie, ricana Georges, pour moi, je ne vois rien que le lever d’un jour pur et serein.
— Mais là, à votre droite.,, tenez!... voyez-vous la masse sombre de l’île Asinara!... eh bien ! juste au-dessus, cette mince ligne noire qui s’allonge comme un ruban...
— Ah ! en effet, c’est bien petit... et c’est cela votre pluie?
— Oui, c’est là-dedans qu’est ma bourrasque, e- si nous partons, ce soir vers trois heures, vous m’en direz des nouvelles...
— Oh bien! alors, si ce n’est qu’à trois heures, nous aurons le temps de chasser et d’êtrede retour..., et ma foi, s’il pleut, ce dont je doute fort, eh bien,
tant pis ! ou plutôt tant mieux ! je vous avoue que je ne serai pas lâché, au risque de me mouiller, de voir comment est faite votre pluie par ici... Voilà cinq mois que je suis dans votre île, je n’ai pas encore vu tomber une goutte d’eau, et mon œil commence à se fatiguer de ce ciel d’un bleu éternel.
Et Georges rendit la main à son cheval impatient-; son ami le suivit en protestant vainement.
Ils franchirent le pont-levis de la citadelle qui s’abaissa pour eux devant le mot d’ordre, et après avoir descendu le long et raide escalier de pierre aux marches creusées conduisant à la marine, ils s’engagèrent dans le sentier pierreux qui court le long de la côte, sous les oliviers et les myrtes, entre la mer et le maquis.
Le sous-lieutenant Georges du Luc, tout frais débarqué de Saint-Cyr, avait vingt-deux ans.
L’ingénieur Edmond Leblanc, avait vingt-neuf ans et habitait la Corse depuis cinq ans.
En vertu de la loi des contrastes, ces deux natures opposées éprouvèrent, dès l’abord, l’une pour l’autre une puissante affinité. Le jeune et un peu étourdi sous-lieutenant et le plus grave des ingénieurs ne tardèrent pas à se lier étroitement. L’a­
mitié, d’ailleurs, ne vit pas seulement de contrastes, elle demande quelques points de contact; ils les trouvèrent dans la parité de leur éducation aux écoles spéciales et dans leur commune passion pour la chasse.
Au bout d’une heure de marche, presque toujours au galop, allure ordinaire de ces infatigables petits chevaux corses, nos chasseurs arrivèrent au
bord de l’étang de Balistra, où les attendaient leurs ordonnances, partis longtemps avant eux, porteurs de leurs provisions de bouche et autres.
Là naturellement, et comme toujours, les deux amis ne furent pas du même avis. L’ingénieur vou
lait déjeuner de suite avant d’entrer en chasse; il était à peine huit heures, ils seraient en pleine chasse à neuf heures, reviendraient vers une heure reprendre leurs chevaux et auraient ainsi le temps,
eux et leurs hommes, de regagner la ville avant la bourrasque dont il prédisait la venue immanquable.
— Mais vous l’avez donc dans la tête, votre bourrasque, riposta le sous-lieutenant; il n’y aura pas plus de pluie que sur la main, je vous le garan
tis... Pourquoi voulez-vous changer notre plan de campagne?... D’abord moi, je n’ai pas faim, ni vous non plus... Chassons d’abord, comme d’habitude,
pour nous mettre en appétit; revenons déjeuner tranquillement, et après avoir renvoyé nos chevaux, rabattons-nous en chassant sur Bonifacio, où nous arriverons pour dîner, chargés de gibier, selon la coutume... Il ne valait pas la peine de sortir pour une chasse de deux heures.
Naturellement aussi, comme toujours, le plus âgé et le pius raisonnable céda au plus jeune.
Vers dix heures, les deux amis, après avoir commencé de garnir la poche-carnier de leur veste corse de velours, s’attablaient à l’ombre d’un gros myrte. Une roche grise et plate, qui émergeait de terre à une hauteur d’un mètre, leur offrit une table toute naturelle; des pierres plus basses, dont le sol était parsemé, recouvertes de feuillages, ser
virent de chaises et ils attaquèrent vigoureusement le déjeuner préparé dans l’intervalle par leurs soldats; on sait que le troupier français est né cuisi
nier. Les côtelettes de mouton (quoique de bouc), cuites à point, mais peut-être pas des plus tendres,
furent suivies d’un poulet froid et d’œufs durs, le tout entremêlé de tranches de saucisson; et après le dessert composé d’un fromage du Niolo et de raisins secs, on leur servit le café brûlant.
Midi approchait; le temps était toujours pur et serein, bien que le vent venant de l’ouest eût fraî( hi. Comme on avait contourné le cap, on ne pou
vait plus apercevoir l’Asinara et la ligne sombre du nuage qui la couronnait le matin; mais on avait en face les îles de Cavallo et dé Lavezzi; la mer qui grondait sourdement semblait se gonfler au large en moutonnant et dentelait ses rivages d’une large écume blanche.
Toutefois rien ne semblait indiquer à l’observateur superficiel un mauvais temps imminent. Le sous-lieutenant triomphait et raillait en ricanant son compagnon
Ils renvoyèrent donc leurs chevaux et leurs hommes et se miient sérieusement en chasse.
La Corse est un pays où toute espèce de gibier abonde. Les chênes verts, les lauriers roses et blancs, les myrtes, les cistes, les arbousiers, les lentisques, s’y entremêlent en des étendues immenses et forment cette merveilleuse végétation des maquis qui abritent dans leurs fourrés un innombrable gibier de tir, sans compter les cerfs et les san
gliers auxquels nos amis n’avaient pas affaire pour le moment, ni les bandits, honnêtes personnages, d’un commerce fort agréable pour les continentaux; mais les perdrix rouges et les bécasses y abon
dent; les grives de toutes variétés et le merle, ce fameux merle de Corse (en Corse on retourne le
proverbe : Quand on n a pas de merles, on mange des grives), les ramiers, les cailles y sont à foison dans les vignes et dans les plantations d’oliviers. Les marais du littoral offrent en nombre sarcelles,
canards, bécassines et avec tout le peuple de la sauvagine, ce roi du gibier du tir à la plume, la pot de de Carthage, également le roi des gibiers de broche.
Au milieu de ce paradis cynégétique, nos deux amis eurent donc le plaisir de mêler dans leurs carniers ces diverses variétés de victimes. La fureur d’accumuler, ce monstre odieux qui, au dire de no
tre bon Lafontaine, accompagne tout chasseur, et l’entraînement du triomphe avaient fait oublier au sage ingénieur lui-même les pronostics d’orage observés le matin.
Il ne s’était aperçu ni de la mer grossissante, ni du nuage noir qui montait poussé par un vent de plus en plus violent et envahissait déjà la moitié du ciel.
Il vit tout cela du haut d’un tertre rocheux où il cherchait deux perdrix remisées parmi les genêts épineux et les figuiers de barbarie.
— Ah ! diable ! dit-il tout haut en se parlant à lui-même — je n’y pensais plus (il regarda sa montre, elle marquait quatre heures) — heureuse
ment, je ne me suis trompé que d’une heure !... Peut-être aurons-nous encore le temps d’arriver... Mais où donc est Georges ?...
Il appela, il cria; il corna dans son cornet — Georges ne répondit pas.
Il hasarda un coup de fusil en l’air, appela son camarade et attendit l’oreille au vent...
Puis un second coup de fusil, suivi de nouveaux appels de la voix et du cornet — pas de réponse...
Le nuage montait toujours, porté par le lebeccio — ce terrible vent d’Afrique que les profondeurs du désevt envoient pour balayer la Méditerranée et qui, trois ans plus tard, brisa là, sur la pointe de Lavezzi, notre malheureuse Sémillante, englou
tie avec ses douze cents hommes; déjà quelques éclairs serpentaient sur ses flancs noirs; la mer de
venait énorme et mugissait en bondissant sur les rochers...
Tout à coup, deux détonations, si précipitées qu’elles semblèrent n’en faire qu’une, retentirent au loin dans le maquis. — Edmond Leblanc reconnut le calibre 12 du sous-lieutenant. Inquiet, il s’é­
lança dans cette direction, soufflant toujours dans son cornet et appelant tour à tour. Cettè fois, on finit par lui répondre pareillement; mais le maquis était épais et parsemé de flaques marécageuses qu’il fallait contourner. Enfin, au bout d’une demiheure, Edmond arriva au pied d’une petite émi
nence, qui, pareille à une oasis dans le désert du maquis, apparaissait couverte de vignes et d’oli
viers, mais de toutes parts fermée par son haut mur en pierres sèches.
C’est un des désagréments de la chasse en Corse
que ces murs en pierres croulantes d’un mètre et