jours, — dit-il enfin, — ... mais elle est bien belle et tout mon sang s’allume en pensant à elle, à ses yeux qui répondaient aux miens, à cette bouche
divine, à ce sein de marbre... Je ne puis plus rester dans ce lit et je vais....
— Georges, un mouvement de plus et je vous donne ma parole que j’appelle; vous êtes un enfant, je vous traite comme un enfant.
Georges, vaincu, devint plus calme.
— Demeurez sage ainsi, reprit Edmond, dans quelques heures le jour va venir... mais nous avons
réveillé une partie de la maison; j’entends causer messieurs les bandits; du reste, ils ne dormaient que d’un œil.
— Voilà deux fois que vous me parlez de bandits; ces deux Corses sont donc des bandits?
— Comme vous dites, oui, mon bon! — d’aimables bandits, comme vous l’avez vu.... Voulez-vous apprendre leur histoire ? cela vous distraira et vous rafraîchira le sang.
— Ils vous Tont contée, ou bien vous la connaissiez déjà?
— Non, ils ne racontent leur histoire à personne, et je les vois pour la première fois.
— Mais alors ?
— Vous savez bien, mon cher ami, que mon esprit chercheur et habitué à résoudre des problè
.mes, devine à demi-mot: — j’avais d’abord, ce soir en entrant, reconnu deux bandits à leur tenue, à leur air inquiet et à leurs fusils qu’ils ont désarmés à notre vue. Puis, comme je connais les hauts faits et le signalement à peu près des principaux bandits qui sont à la campagne dans l’arrondissement de Sartène, je n’ai pas eu de peine à mettre leurs noms sur leurs figures.
Le plus jeune, celui qu’ils appellent Excellence, est le fameux Sanpietri... Bien! je vois à votre tressaillement que vous avez entendu parler de ses exploits ! La valeur, chez lui, n’a pas attendu le nombre des années; il n’a pas trente ans; il est de race noble, fils des anciens signori de l’île, baron,
titre rare dans les pays italiens et dénotant son antique et illustre origine; en outre, grand sei
gneur terrien, il possède douze mille hectares de maquis. Vous avez pu juger de la variété et de la solidité de son instruction et de la distiction de ses manières ; — sous le pelone du paysan corse,
vous avez découvert, non sans surprise, un vrai gentilhomme, un des vôtres. — Il était à Vienne, à Londres ou à Berlin, cela ne fait rien à l’affaire, quand il reçut une lettre de son plus jeune frère,
l’abbé de Sanpietri, curé de la paroisse dont ils portent le nom. L’abbé lui mandait qu’il était en prison, accusé d’un crime infâme, le viol d’une
jeune fille de quatorze ans; il lui jurait par le sang du Christ et sur sa foi de gentilhomme qu’il était innocent et il l’appelait à son secours, pour lui faire rendre justice.
Le baron accourut en toute hâte à son village; —1 là, il apprit que leur voisin Giân-Baptista Qui
rini, son compétiteur évincé pour la mairie de Sanpietri, avait dénoncé au parquet de Sartène le crime ou le prétendu crime de l’abbé, il avait pro
duit un témoin à l’instruction, un oncle à lui, le vieux Quirini, lequel affirmait avoir vu la scène entre l’abbé et la jeune fille, leur parente. Celle-ci, mandée devant le magistrat instructeur à Sartène, hésita d’abord, puis nia d’une manière embarrassée.
Une information eut lieu, une visite fut ordonnée et un médecin d’Ajaccio, le docteur Z..., commis à cet effet, certifia dans son rapport le fait matériel de violences consommées sur la jeune fille.
L’abbé fut déféré aux assises ; le médecin prêta serment devant la cour, lut son rapport et y per
sista ; le vieux Quirini raconta le crime dont le hasard l’avait rendu témoin, par une fenêtre ou
verte : — « le l’ai vu, affirmait-il, en levant la main vers le crucifix qui dominait la salle des assises, je l’ai vu, et par le Christ et la Madone, je veux perdre la vue à l’instant si ce que je dis n’est pas la vérité ! »
L’abbé fut condamné à la peine de dix ans de réclusion; il la subit encore sur le continent.
Le baron laissa croître sa barbe; il fit prévenir tous- les Quirini, deux ou trois des principaux té
moins à charge et le médecin Z... d’avoir à se garder, puis il endossa son pelone, ceignit sa cartou
chière et ses pistolets, prit son fusil et gagna le maquis.
Trois jours après, à Ajaccio, un dimanche matin, à l’issue de la messe, le docteur Z... se promenait avec deux amis sur cette ravissante allée d’orangers conduisant de la ville au port; un homme se dressa devant lui :
— Je suis Sanpietri, dit-il, tu as menti devant Dieu et devant la justice et tu as fait condamner un innocent. Tiens! pour mon frère et pour les Sanpietri !
Et il lui planta dans le ventre un joli petit stylet auquel il imprima un mouvement demi-circulaire avant de le retirer fumant de la blessure.
Le coup est toujours mortel; c’est le coup de Jacques Clément à Henri III, le coup italien, et le compère Jacopo, ici à côté, présent et l’oreille au guet, le connaît, — n’en doutez pas, mon ami.
Le docteur tomba ; les bons Ajacciens se rangèrent sur le passage du baron, l’affaire ne les regardait pas, et ils en avaient vu bien d’autres! deux voltigeurs corses firent pour la forme semblant de le poursuivre, et il regagna paisiblement ses maquis héréditaires.
Le surlendemain, le vieux Quirini, l’oncle, travaillait dans sa vigne; 1’Angelus de midi finissait de sonner au clocher de Sanpietri, quand il vit le baron à quatre pas de lui; le pauvre homme avait bien son fusil à portée, car il se gardait, mais avant qu’il l’eut pris, Sanpietri s’était élancé, l’avait saisi
et renversé, puis, lui liant les mains derrière le dos, il l’attacha à un olivier.
-— Misérable! lui dit-il, tu as pris à témoins le Christ et la Madone en disant : « Que je perde la vue si je mens! » Eh bien! infâme menteur, c’est Sanpietri qui va te la faire perdre !
Et du même stylet qui avait abattu le docteur, il creva les yeux du vieillard. Puis, l’ayant délié :
— -Tu peux attendre là, ajouta-t-il, je vais faire avertir les tiens de venir te chercher.
Vous connaissez assez la Corse, mon cher Georges, pour comprendre que tous les Quirini, et à leur tête Giân-Baptista, le maire évincé, le dénon
ciateur vrai ou faux de l’abbé, entrèrent en ligne contre lerLaron, son autre frère et leurs plus proches.
Il y a cinq ans que dure cette guerre, et on compte quinze victimes de part et d’autre. Je parle pour mémoire des pauvres voltigeurs corses qui, faisant leur devoir de soldat contre leur cœur, leurs idées et contre leurs compatriotes, ont trouvé dans les maquis une mort sans gloire qui ne leur a été donnée qu’à regret. Le baron a été obligé, dit-on,
d en tuer trois ou quatre pour sa part, un jour que son frère et lui étaient cernés par une compagnie entière dans une maison de bergers où ils venaient de passer la nuit. Il leur a fondé des messes et il
sert à leurs femmes une large pension, du moins à celles qui veulent la recevoir. Les Corses sont fiers et ne s’achètent pas avec de l’argent.
— Ah! mais, interrompit Georges, c’est un assassin et des pires ! et nous couchons sous le même toit! nous avons soupé à la même table! et je lui ai donné de mes cigares, et je lui ai serré la main !
Mais, mon ami, il faut arrêter cet horrible coquin, c’est notre devoir, le livrer aux autorités dont nous sommes un peu les représentants, moi comme offi
cier, vous comme fonctionnaire; il le faut et je vais...
— Mon cher, vous dites des bêtises! Je vous ferai remarquer seulement l’impossibilité matérielle du fait. D’abord, tout en ayant l’honneur d’être fonctionnaires, nous ne sommes pas des gendar
mes; et en admettant que nous le soyons en tant que bons citoyens, comment voulez-vous, malgré votre valeur et la mienne, arrêter et mettre dans la main de la loi un homme qui depuis cinq ans se défend avec succès contre des brigades de gendar
merie et des compagnies de voltigeurs corses en
voyées tant de fois à sa poursuite? Pensez-vous qu’il va se laisser prendre par nous par courtoisie et pour nous faire politesse?
Eh! d’ailleurs, vous êtes, tous les deux, de vieilles connaissances; il vous a reconnu hier soir, c’est: sûr; quant à vous, vous ne pouviez le reconnaître, parce que vous ne l’aviez jamais vu.
— Ah ! maintenant, mon cher, c’est vous qui dites des bêtises !
— Moi! vous allez voir! — Vous rappelez-vous notre déplacement de chasse, au mois d’octobre, à Porto-Vecchio?
— Parfaitement; nous venions d’y arriver et installés dans la salle de l’auberge du signor Tafani, nous entamions notre troisième bezigue pour atten
dre le souper, quand un vieux Corse à pelùne, vint
nous signifier, de la part de Mme la comtesse de R .., d’avoir à lui remettre iutta la nostra roba et de le suivre, parce que Madame la comtesse atten
dait nos seigneuries pour souper et pour les garder chez elle, pendant tout le temps du séjour de nos seigneuries à Porto-Vecchio, tous les nobles étran
gers n’ayant jamais eu d’autre auberge que la sienne... Mais quel rapport ?...
— Patience !... Que te passa-t-il le soir chez Mme de R...
— Mais nous soupâme; très bien, ma foi ! malgré la pollenta et les ravioli et ces affreux mets au sa
fran et au fromage que je ne puis souffrir... la table était assez couverte de viandes et de fruits pour choisir!... Mais avouez que les sauces italiennes sont d’horribles choses !...
— Ce n’est pas cela dont je veux parler... Ne se passa-t-il rien de particulier entre vous et la comtesse?...
— Mais non ! la comtesse est une grande dame en tout; elle me témoigna beaucoup de sympathie,
d’abord parce que, disait-elle, j avais l’âge de son fils qui voyageait alors sur le continent, et puis parce qu’elle connaissait toutes nos grandes fa
milles du midi auxquelles elle était alliée par son aïeule, issue d’une des meilleures maisons de notre province... Je ne vois pas... Ah! maintenant je me rappelle; elle me fit, en effet, une question bizarre et qui me surprit fort; elle me demanda si je n’avais pas apporté d’autre costume que celui dont j’étais vêtu; vous savez ce costume de fantaisie apporté de Paris; je n’en avais pas d’autre, sauf ma veste corse.
— J’aurais cependant voulu vous prier, dit-elle, de me le prêter pendant un jour ou deux. Vous pourrez bien toujours garder devant moi votre veste de chasse, mais quand vous voudrez changer, ou vous habiller plus correctement, vous trouverez dans votre chambre des habits de mon fils; vous êtes de même tournure et de même taille; ils vous iront à merveille... Pardonnez-moi mon insistance et mon indiscrétion.
Je n’eus rien à objecter; en me couchant, je quittai mon costume parisien que le vieux domestique vint prendre quand je fus au lit; le lende
main, j’endossai les habits du comte Giulio de R..., ce qui me valut les démonstrations bruyantes de tous les chiens de la maison et les regards attendris des trente ou quarante domestiques... Le surlendemain, on me rendit mon costume sans autre ex
plication; j’étais trop poli pour en demander, et
cet incident ne me laissa pas sans m’intriguer beaucoup et vous aussi... Mais quel rapport peut-il y avoir?...
— Le voici : notre bandit le baron de Sanpietri est cousin des comtes de R...; — en Corse, on est cousin jusqu’au cinquantième degré; il ne faut pas croire qu’en sa qualité de bandit, il couche toutes les nuits sous les myrthes, à la lueur des étoiles.— Outre qu’il a une assez propre installation dans l’île Sarde de la Madeleine, les maisons de toute la
gentry Corse de son parti lui sont ouvertes; tantôt chez les uns, tantôt chez les autres, souvent chez de pauvres paysans, souvent dans sa propre mai
son et dans son propre village, protégé, gardé et aimé par son peuple de bergers et de paysans, roi du Maquis, il est chez lui partout.
Je suis convaincu de sa présence chez Mme de R .. le soir de notre arrivée. Remarquâtes-vous que la comtesse, après nous avoir servis, mettait dans une assiette une troisième part de choix, emportée à l’instant par le vieil intendant hors de la salle à