Quel naturel, chez cet homme! Quelle vérité! Quelle puissance de verve comique ! Il était, sur la scène, le bon bourgeois raisonneur et agacé qu’il
était dans la vie. Je me rappelle un réveillon que nous fîmes, chez Tisserant, l’excellent comédien de l Odéon, autre honnête homme de grand talent.
Geoffroy était là, parmi les convives. Pendant le repas, la lampe se mit à fumer.
— La lampe file ! dit Geoffroy.
Il se leva, se mit à arranger, à tourner, baisser ou remonter le verre, et pendant qu’il pestait contre l’hc ile qui était trop épaisse, la mèche qui n’était pas bien coupée, ou le ressort qui n avait pas été remonté, je revoyais, je voyais absolument Geoffroy, dans la Cagnotte, remontant la lampe pen
dant cette fameuse partie où Brasseur mettait un bouton en guise de sou, et il me semblait que, tout à l’heure, là, Geoffroy, la main sur son cœur, allait dire solennellement à Tisserant comme il le disait au commissaire du Palais-Royal :
— Enfant de la Ferté-sous-Jouarre, j’ai donné uni pompe à la commune!
Et que c’est loin déjà tout cela!
Avec Geoffroy, c’est un talent rare, profond, sain et puissant qui s’en va, c’est un des éclats de rire de Paris qui s’éteint.
Il y a à Berlin un comédien éminent qui joue les bourgeois berlinois comme Geoffroy jouait les bourgeois de Paris. M. de Bismarck l’adore. Il va parfois dîner chez lui. Ce comédien s’appelle Hemerling.
— Hemerling, lui disait M. de Bismarck, un jour, rous ôtes plus utile à la Prusse que dix députés au Reichstag. Les députés l’ennuient et vous l’amusez!
On en pourrait dire autant de Geoffroy. Cet homme qui a créé le Mercadet de Balzac et le Perrichon de Labiche est, en son genre, inoubliable, incomp râble. Il n’a pas plus fait partie de la Comédie-FrançaLe que Théophile Gautier ne fit partie de l’Académie. Tant pis pour la Comédie-Française.
Lorsque Labiche entra à l’Académie, il adressa une lettre à Geoffroy en le tutoyant. Ce tutoiement des vieux compagnons de triomphe, demeurés des amis, fit sourire les uns et toucha les autres.
Que les comédiens de la plume raillent les cabotins à leur aise. Il faut avoir passé par le théâtre pour savoir ce que vaut l’artiste dramatique. Quand le comédien est sur la scène, défendant votre œuvre et jetant votre nom à la foule, on sait, on sent alors, ce que vaut le prix de son dévouement!
Perdican
ASSUNTA
( Suite,)
— Ah! le triple fou! murmurait l’ingénieur en accourant à grands pas.
— Que le diable vous emporte ! lui cria son ami; quel garde du corps vous me faites !
— Pardieu ! vous me donnez assez de mal; vous êtes un enfant difficile à surveiller; et je ne suis pas le seul, voyez !...
En effet, Jacopo ayant quitté sa barque, les rejoignait aussi, fixant sur les deux amants ses regards farouches.
Sur le seuil de la cabane, Maria-Angela appelait ses enfants, leur faisant signe de se hâter.
Les deux amis demeurèrent seuls en arrière.
— Je ne vous lâche plus, mon ami, dit Edmond, nous allons manger un morceau pour ne pas dé
sobliger le patron et partir au plus tôt ; Dieu vous préserve de faire quelque grosse folie avant ce moment !
— Mon cher ami, vous êtes insupportable, je vous en préviens.
— Je le sais, et nous aurons le loisir de causer de cela en route... Parlons maintenant d’autre chose...
Nous ne sommes pas chez des paysans de France où un louis paierait et au-de la notre gîte et notre repos. Ici. comme dans la chanson, l’hospitalité se donne et il faut bien nous garder de parler d’argent.
Ces gens-là sont fiers, vous l’avez- vu, puis ils ne sont pas pauvres; ils sont propriéiaires d’une des plus belles balancelles qui sillonnent la mer Tyrrhénienne, le Gioacchino, maintenant à l’ancre
dans le port de Bonifacio. Deux ou trois fois par mois, ils ramènent à Naples leur paravzello, la cale pleine de ces succulentes langoustes dont nous mangeons tous les jours, bien préférables à celles de l’Océan, et d’autant plus appréciées des gourmands de Naples que les eaux profondes de leur golfe n’en fournissent pas.
Mais le principal objet de leur négoce est la pêche du corail, très abondant, de toute antiquité, parmi les innombrables récifs semés dans tout le détroit... Eh bien! mais cela me fait penser à notre affaire, ils ont certainement ici quelques bran
ches de corail ; il m’a semblé en apercevoir dans ce vieux bahut d’où M’angé retira, hier au soir, les draps de notre lit. Nous leur demanderons, comme un service, de nous les céder, et en les payant pi Ils que leur valeur, nous nous serons acquittés sans les blesser.
Ils rentrèrent, le patron les attendait pour déjeuner ; le départ des bandits et surtout celui du baron pour lequel il professait une estime et une admiration sans borne, départ dont il attribuait la cause à la susceptibilité des deux Français, avait fait un vide que la gaieté trop bruyante du rouslieutenant ne parvint pas à remplacer.
Cependant Georges, à la grande surprise de son ami, était devenu assez réservé dans ses œillades à la jeune fille. Mais celle-ci avait peine à détacher ses yeux du visage du seigneur Français, comme elle l’appelait Enfant inconsciente et naïve, elle les laissait aller où était son cœur. A un moment, il avait semblé à l’ingénieur les voir échanger un sourire d’intelligence.
Le déjeuner touchait à sa fin, quand Maria-Angela, ayant ouvert le vieux bahut, en retira deux branches de corail qu’elle apporta à son mari.
Celui ci les offrit à ses hôtes :
— Nous prions Vos Seigneuries, leur dit-il, d’accepter ces produits de notre pêche; nous n’a­
vons rien de plus digne à leur offrir, pour rappeler aux Seigneurs français le souvenir des pauvres pêcheurs napolitains.
— Nous n’aurions pas eu besoin de cela, signor padrone, lui répondit l’ingénieur, pour nous rap
peler votre hospitalité pendant cette nuit d’orage; nous voulions aussi vous laisser quelques légers souvenirs de notre séjonr parmi vous et nous som
mes confus d’avoir été prévenus... Voici, ajouta-t-il en lui présentant son couteau universel, une petite machine assez compliquée et très utile en beaucoup de circonstances; je vous ai vu examiner hier et ce matin cet instrument avec beaucoup de curiosité, et je serais bien aise qu’il pût vous faire plaisir.
— Je crois aussi, dit Georges à son tour, voua avoir entendu parler hier de la mauvaise qualité de vos poudres d’Italie et de la difficulté d’en trouver de la bonne. Voici d’excellente poudre française, dans ce long fusil suspendu à la cheminée, tlle tuera un canard sauvage à cent pas.
Et il lui offrit sa riche poire à poudre, après avoir achevé de la remplir en y versant le contenu de celle de son ami.
Evidemment, ces deux cadeaux avaient l’air de faire le bonheur du signor Paolo, car il souriait en les retournant dans ses mains et se confondait en remerciements.
Mais en considérant la valeur des deux magnifiques branches de corail, nos amis étaient encore en reste.
L’ingénieur avait parmi les breloques de sa montre une petite croix d’or et d’émail ; il la fit accepter de force à Maria-Angela. — Georges mourait d’envie de laisser un souvenir à Assunta ; enhardi par cet exemple, il détacha de sa cravate l’épingle ornée d’un brillant qui en fixait le nœud :
— Signorina, dit-il à la pauvre enfant qui tremblait et rougissait, avec la permission de votre mère, je vous prie d’accepter ce petit bijou de France ; vous l’attacherez au ruban qui retient vos beaux cheveux, et vous le garderez en souvenir des deux Français, vos amis.
Et comme la signorina et sa mère protestaient et se défendaient de recevoir un aussi riche bijou dont serait privée maintenant la cravate du seigneur français :
— Eh bien ! Si vous le voulez, répondit celui-ci en désignant l’épingle en filigrane d’argent du nœud de ruban rouge serrant les cheveux de la jeune fille, — nous ferons un échange : la signorina va me donner la sienne et je la porterai pour l’amitié d elle et de vous tous.
Il n’osa pas dire l’amour; mais sa voix tremblait et les yeux d’Assunta se remplirent de larmes.
Cet échange se fit, — leurs mains se rencontrèrent une dernière fois, pendant qu’un regard de haine de Jacopo foudroyait l’imprudent français.
V
— Maintenant me voilà tranquille, et ce n’est pas trop tôt ! dit Edmond à son ami, quand ils eurent disparu derrière un rocher qui leur cachait la maison des pêcheurs.... Georges, mon ami, nous n’arriverons jamais, si vous ne marchez pas plus
vite, et bien sûr, vous allez vous tordre le cou à regarder en arrière à chaque pas.
— C’est que je suis réellement fatigué, Edmond, ma chute d’hier à travers les pierres dont je ne m’étais pas ressenti tout d’abord m’a rempli de contusion-; j’ai la jambe gauche toute meurtrie; mais êtes-vous si pressé d’arriver ?... Dans ce cic, laisse7-rr-M seul ; je connais mon chemin je m’tn retourn-rai à mon aise et sans me hâter.... je vais m’asseoir ici un instant, je me reposerai en admi
rant ce splendide paysage... que cette mer est belle sous ce ciel éclatant et que la Corse est un splendide pays !...
— C’est seulement aujourd’hui que vous vous en apercevez ! vous y avez mis du temps !... mais rien ne me presse non plus ; la journée est perdue pour mon travail et je rattraperai bien demain ces quelques heures de flânerie.... Nous avons déjeuné et pourvu que nous soyons rentrés pour le dîner.... Voulez-vous un cigare ? je vois que vous n’en avez plus.... Ah ! Son Excellence est un rude fumeur !
Et sans paraître remarquer le mouvement de contrariété de Georges, il s’assit à côté de lui.
Ils étaient arrivés au sommet d’un petit promontoire, poste avancé de cette côte profondément découpée par de nombreuses échancrures; leur regard embrassait toute l’étendue des Bouches et pouvait en détailler l’ensemble, depuis Lavezzi et Cavallo qui semblaient les barrer à leur gauche, jusqu’à l’Asinara qui les fermait à droite, dans les brumes de l’horizon; en face l’archipel d’ilôts sur lesquels tournoyaient les fous et les hirondelles de mer; au devant d’eux, de l’autre côté de ce mince détroit de trois lieues, sillonné par cent voiles blanches, les villages de la Sardaigne, Lungo- Sardo, La Madeleine et Caprera, resplendissant au soleil.
Plus près, à droite, le cap du Monte-Pertusato leur cachait Bonifacio ; la mer l’avait creusé et passait au travers comme sous un pont. Sur la pointe la plus avancée, se dressait un phare, œuvre hardie de notre ingénieur. Celui-ci était un homme médiocrement poétique et dans ce splendide horizon, ce fut son phare qui eut son premier regard. Il le vit debout, fier, dominant les vagues qui lui avaient donné 1,’assaut toute la nuit et qui se retiraient vaincues.
— Voilà mon phare ! il se porte bien ! — dit-il avec un sourire d’orgueiL.. voyez-le donc, Geor
ges !... et mon ingénieur en chef et mon inspecteur divisionnaire ne le voulaient pas en cet endroit!
mais j’ai tenu bon contre eux, comme lui contre les tempêtes... voyez donc, Georges, comme il est beau !
Mais les yeux de Georges avaient affaire ailleurs ; — à leurs pieds, au bord de la mer, apparaissait maintenant la maisonnette des pêcheurs, on voyait la petite anse et la barque; — sur la plage,
le vieux napolitain portait des cordages et des filets; — le petit Gioacchino traînait un aviron. Bientôt le patron sortit et les rejoignit ; tous les trois s’embarquèrent et gagnèrent un peu le large... mais Jacopo n’était pas avec eux ; — était-il demeuré à la maison avec les femmes ? cela paraissait bizarre.