L ingénieur avait noté tous ces détails d’un coup d’œil ; mais il parut ne s’apercevoir de rien ; il laissa Georges à sa contemplation et à ses réflexions, et attendit.
La barque, en côtoyant le rivage, avait disparu derrière les rochers ; autour de la maison, personne ne se montrait, ni les femmes ni Jacopo.
Georges regarda sa montre avec un mouvement d’impatience :
— Il n’est pas dix heures, dit-il, et rien ne nous empêcherait de reprendre le programme que l’o
rage d’hier nous fit abandonner : revenir à Bonifacio en chassant. Il serait à regretter de passer à côté de si bons endroits sans les visiter... Qu en dites-vous, homme sage ?
— Et vos contusions ? et votre jambe gauche? et votre fusil hors de service? Tout à l’heure, vous ne pouviez marcher.
— Mes contusions et ma jambe s’assoupliront par un peu d’exercice ; d’ailleurs, nous marcherons doucement. Quant à mon fusil, il a un canon intact qui fera encore bien son office, je vous en réponds.
— Eh bien ! soit. Voilà Bosco et Fermo qui paraissent avoir compris et qui ne demandent pas mieux, et moi aussi, du reste ; mais vous allez me donner votre parole d’honneur de ne pas vous échapper pour revenir à la maison des pêcheurs.
Et comme Georges ne répondait pas :
— Non ? Eh bien ! soit. le ne veux pas vous exposer à manquer à votre parole ; chassons, puisque vous le .voulez, mais je vous préviens que je ne vous perds pas de vue et que partout où vous irez, j’irai.
— Vous devenez d’une tyrannie intolérable et cela m’excède à la fin de vous voir arroger sur mes actions et jusque sur mes sentiments des droits...
— Que medonnent et mon amitié pour vous et... — Eh!... dans ce moment votre amitié m’est insupportable, et je vous prie sérieusement de m’é
pargner une surveillance que je suis décidé à ne pas tolérer plus longtemps...
— Voilà de bien mauvaises paroles, mon pauvre Georges, et depuis que nous nous connaissons, rien de pareil n’avait été prononcé entre nous.. Mais comme il y va de votre vie, sérieusement, moi aussi, je vous le dis, je suis décidé à ne pas vous la laisser jouer pour un caprice amoureux oublié de
main et pour une enfant s’ignorant elle-même, et qui vous oubliera aussi en ne vous voyant plus... Userez-vous de violence pour m’en empêcher ?
— Non, Edmond, non ! Pardonnez-moi mon emportement... le suis hors de moi ; votre froide nature ne saurait comprendre ce que j’éprouve pour elle. Je ne sais si elle m’aura oublié demain, mais, je vous le dis, Edmond,comme je le sens, ma vie est à elle et j’ai laissé mon âme dans cette pau
vre cabane... Vous souriez !... Ce sont des phrases d’amoureux, pensez-vous ?... Oui, je l’aime, Ed
mond, je l’aime avec mon cœur et avec mes sens, follement, si vous voulez, mais irrésistiblement, et tous les couteaux napolitains ne m’empêcheront pas d’arriver jusqu’à elle.
— Pas aujourd’hui, du moins, car je m’attache à vos pas... Jacopo a très bien deviné votre projet d’aller la revoir ; il a trouvé un prétexte pour ne pas accompagner le patron en mer, vous l’avez vu, et il vous guette, soyez-en sûr... Si pour vousmême vous ne tenez pas à la vie, pensez à votre famille, à votre sœur, à votre mère qui ne survivrait pas, elle, à votre mort, à une mort si misérable et si peu honorable pour votre nom... Allons, venez, il le faut ! Soyez homme !
— C’est vous qui ne l’êtes pas! Avez-vous jamais aimé autre chose que votre algèbre, vos ponts et vos phares ?... Ah ! non, certainement, et jamais aucun regard de femme n’a troublé votre cœur insensible et muet...
— Ah ! grand Dieu ! Georges, que dites-vous ? Ah ! je n’ai jamais aimé !... Ecoutez donc, ami, comment je sais aimer :
Je suis né de parents bourgeois et sans fortune, vous le savez; mon père, modeste fonctionnaire, mourut avant l’âge de la retraite, nous laissant, ma mère et moi, dans un état voisin du dénûment.
Pour pouvoir continuer mon éducation, ma mère dut accepter une position de dame de compagnie dans une famille riche et noble. C’est là que j’allais passer mes vacances ; la fille unique de la maison avait huit ans et moi douze ; je devins le ca
marade de ses jeux et de ses repas ; notre amitié grandissait avec les années, sans qu’on prit la peine de s’en apercevoir; on me traitait sans conséquence. N’étais-je pas comme le fils d’une domestique!... Quand j’eus vingt ans, je m’aperçus que j’aimais, et je mesurai avec effroi la distant qui me sépa
rait d’elle. J’étais trop timide et trop fier à la fois pour lui dire mon amour ; mais je sentis qu’elle l avait deviné et je crus qu’elle le partageait. Ses nobles parents comprirent sans doute alors ce qu’ils auraient dû prévoir d’abord ; car ils me témoignèrent tout à coup une froideur de plus en plus mar
quée, et un jour ma mère m’écrivit qu’elle n’était plus au château... J’entrai à l’Ecole polytechnique et j’y travaillai avec rage... Après mes deux années, à ma sortie, j’apprenais son mariage avec un vieux gentilhomme des environs. Je recevais, quelque temps après, une lettre de son père ; il faisait le bon prince, me félicitait de mes succès et, levant l’interdit prononcé contre moi, m’engageait à ve
nir avec ma mère passer quelques jours au château.
J’étais fier, je vous l’ai dit, mais j’aimais toujours, et, après deux ans d’absence, j’étais fou de la revoir.
Je fléchis donc mon orgueil et je partis pour le château de M...
Huit jours après, par une de nos tièdes soirées de Provence, nous marchions, elle et moi, dans une allée du parc, nous tenant par la main; —elle me disait en pleurant :
— Oui, Edmond, je vous ai toujours aimé et je vous aime encore; — cette union fatale qu’on m’a imposée et que j’ai acceptée croyant à votre indifférence et à votre oubli, je la déteste, et mainte
nant je ne puis plus vivre sans vous... Voulez-vous que nous partions; emmenez-moi, fuyons en Italie, partout où vous voudrez...
C’est parce que je l’aimais, Georges, et uniquement elle et non pas moi dans cet amour, que je sus trouver en lui la force de ne pas le rendre cri
minel; j’avais là le bonheur et le plaisir, j avais de longs jours d’ivresse et pour mon âme et pour mes sens; mais qu’était tout cela au prix de son hon
neur à jamais perdu, de sa vie marquée par moi d’une ineffaçable tache ?... Le lendemain, je quit
tai le château; huit jours après, la France... et me voilà en Corse, où je fais de l’algèbre, comme vous dites, construisant mes ponts et mes phares, mais cachant au fond de mon cœur la blessure saignante, ma joie et mon tourment, dont je ne veux pas guérir.
— Et elle, vous aime-t-elle toujours ? -— Je le crois.
— Comment, vous le croyez? Vous ne vous écrivez donc même pas ?
— Non, Georges, nous ne nous écrivons pas... le sacrifice, et je plains ceux qui ne savent pas le comprendre, a été complet de part et d’autre.
— Tout cela est très beau, assurément, mon cher ami, d’autant plus beau que c’est rare; c’est une singulière manière d’aimer que de se fuir et ce n’est pas la mienne... Entre nous, je crains que la dame de vos pensées ne l’ait trouvée un peu suran
née et n’eût préféré la manière moderne comme lui paraissant mieux appropriée à la pauvre na
ture humaine... Et si un autre ramasse ce cœur délaissé et console cette passion inassouvie? Cela peut arriver, n’est-ce pas ? Que direz-vous alors, quand vous l’apprendrez?... Ah! vous avez tres
sailli ! Vous pâlissez, homme antique !... Il est donc des moments où vous maudissez le sacrifice et cette heure de trouble où vous laissâtes vaincre en vous l’amour par le devoir?...
— Non — malgré ces jours de défaillance où, en pensant à ce que vous me dites si impitoyable
ment, mon cœur se resserre dans une souffrance que vous raillez —je ne me repens pas... Que souffrirai-je, si j’apprends son oubli et sa chute, je l’i
gnore, mais dans cette illusion alors perdue, je trouverai peut-être la force d’arracher de moi son souvenir désormais indigne.
— Je ne vous raille pas, mon cher ami; seulement je trouve vos sentiments trop subtils pour moi... Moi, j’aime aussi, cet amour m’a envahi tout d’un coup et a pris mon être tout entier... Je ne le raisonne ni ne l’analyse et j’irai où il m’entraînera.
Ainsi parlant, ils avaient fait une bonne partie du chemin; Georges était maintenant trop éloigné de la maison des pêcheurs, pour avoir encore la pensée d’y retourner, ils s’assirent, pour une der
nière halte, à l’ombre de deux gros myrtes qui s’élevaient dans le maquis à trente pas en dehors du chemin, parmi des touffes de lauriers et de lentisques.
Ils étaient là depuis une demi-heure, quand les chiens, couchés à leurs pieds, levèrent la tête et grondèrent sourdement, le nez au vent vers le sentier.
Bientôt, ils entendirent un bruit de pas et à travers le feuillage épais, ils aperçurent un homme
s’avançant précipitamment dans le chemin qu’ils venaient de quitter.
— Jacopo ! firent-ils tous deux à voix basse, en contenant leurs chiens.
C’était, en effet, Jacopo; il passa sans les voir, ni les entendre, et continua sa route dans la direction de Bonifacio.
— Où diable va-t-il ainsi? demanda Georges.
— Mais, répondit l ingénieur, il a probablement affaire à sa bakncelle, et voilà pourquoi il n’est pas avec les autres à la pêche.
Cette explication paraissait toute naturelle; et ils n’y attachèrent pas d’autre importance.
Toutefois, ils laissèrent à Jacopo le temps de prendre un peu d’avance, et se remirent en marche.
Arrivés devant le long, étroit et sinueux bras de mer qui forme le port de Bonifacio, Georges vou
lut aller voir la balancelle des Napolitains. Le Gioacchino était à l’ancre, au milieu de deux ou trois autres paronzelli, aux allures élancées et co
quettes comme lui; quelques lourds bœufs sardes et quatre navires marchands assez malpropres (c’est une justice à leur rendre) de nos ports pro
vençaux. A bord du Gioacchino, un vieux matelot et une espèce de mousse dormaient au soleil, étendus sur le tillac.
Jacopo n’y paraissait point.
Mais en passant sur la place Doria, où logeaient nos deux amis, ils reconnurent le Napolitain, comme il sortait d’une maison, en se dissimulant et en rasant les murs.
— Le voilà! dit Georges, d’où vient-il et pourquoi semble-t-il se cacher ainsi ?
— Je ne sais, répondit l’ingénieur; il sort de la maison de don Ottavio Andrinetti, le lieutenant des voltigeurs corses, son compatriote, ou à peu près; le père de don Ottavio, ai-je entendu dire, était un officier d’origine napolitaine, naturalisé Français.
— Vous savez tout !
— Oui, et peut-être d’autres choses encore
.... Mais me voici devant ma porte; le temps de jeter un coup d’œil sur ma correspondance, de faire un bout de toilette et à tout à l’heure, à la pension...
Il sera inutile de parler devant ces messieurs de notre rencontre avec les bandits... — Ni de...
— Ni de la belle Napolitaine, c’est entendu... A bientôt.
VI
Jacopo, comme l’avait dit l’ingénieur, était, en effet, le neveu du patron Paolo.
Le Gioacchino, avec tout le matériel de la pêche à la langouste et au corail appartenait à son père Gioacchino et au premier mari de Maria-Angela, Tomaso, père d’Assunta. La balancelle était donc actuellement la propriété de Jacopo et d’Assunta.
Le mariage des deux cousins devenait ainsi une
affaire de famille, en évitant l’embarras des règle
La barque, en côtoyant le rivage, avait disparu derrière les rochers ; autour de la maison, personne ne se montrait, ni les femmes ni Jacopo.
Georges regarda sa montre avec un mouvement d’impatience :
— Il n’est pas dix heures, dit-il, et rien ne nous empêcherait de reprendre le programme que l’o
rage d’hier nous fit abandonner : revenir à Bonifacio en chassant. Il serait à regretter de passer à côté de si bons endroits sans les visiter... Qu en dites-vous, homme sage ?
— Et vos contusions ? et votre jambe gauche? et votre fusil hors de service? Tout à l’heure, vous ne pouviez marcher.
— Mes contusions et ma jambe s’assoupliront par un peu d’exercice ; d’ailleurs, nous marcherons doucement. Quant à mon fusil, il a un canon intact qui fera encore bien son office, je vous en réponds.
— Eh bien ! soit. Voilà Bosco et Fermo qui paraissent avoir compris et qui ne demandent pas mieux, et moi aussi, du reste ; mais vous allez me donner votre parole d’honneur de ne pas vous échapper pour revenir à la maison des pêcheurs.
Et comme Georges ne répondait pas :
— Non ? Eh bien ! soit. le ne veux pas vous exposer à manquer à votre parole ; chassons, puisque vous le .voulez, mais je vous préviens que je ne vous perds pas de vue et que partout où vous irez, j’irai.
— Vous devenez d’une tyrannie intolérable et cela m’excède à la fin de vous voir arroger sur mes actions et jusque sur mes sentiments des droits...
— Que medonnent et mon amitié pour vous et... — Eh!... dans ce moment votre amitié m’est insupportable, et je vous prie sérieusement de m’é
pargner une surveillance que je suis décidé à ne pas tolérer plus longtemps...
— Voilà de bien mauvaises paroles, mon pauvre Georges, et depuis que nous nous connaissons, rien de pareil n’avait été prononcé entre nous.. Mais comme il y va de votre vie, sérieusement, moi aussi, je vous le dis, je suis décidé à ne pas vous la laisser jouer pour un caprice amoureux oublié de
main et pour une enfant s’ignorant elle-même, et qui vous oubliera aussi en ne vous voyant plus... Userez-vous de violence pour m’en empêcher ?
— Non, Edmond, non ! Pardonnez-moi mon emportement... le suis hors de moi ; votre froide nature ne saurait comprendre ce que j’éprouve pour elle. Je ne sais si elle m’aura oublié demain, mais, je vous le dis, Edmond,comme je le sens, ma vie est à elle et j’ai laissé mon âme dans cette pau
vre cabane... Vous souriez !... Ce sont des phrases d’amoureux, pensez-vous ?... Oui, je l’aime, Ed
mond, je l’aime avec mon cœur et avec mes sens, follement, si vous voulez, mais irrésistiblement, et tous les couteaux napolitains ne m’empêcheront pas d’arriver jusqu’à elle.
— Pas aujourd’hui, du moins, car je m’attache à vos pas... Jacopo a très bien deviné votre projet d’aller la revoir ; il a trouvé un prétexte pour ne pas accompagner le patron en mer, vous l’avez vu, et il vous guette, soyez-en sûr... Si pour vousmême vous ne tenez pas à la vie, pensez à votre famille, à votre sœur, à votre mère qui ne survivrait pas, elle, à votre mort, à une mort si misérable et si peu honorable pour votre nom... Allons, venez, il le faut ! Soyez homme !
— C’est vous qui ne l’êtes pas! Avez-vous jamais aimé autre chose que votre algèbre, vos ponts et vos phares ?... Ah ! non, certainement, et jamais aucun regard de femme n’a troublé votre cœur insensible et muet...
— Ah ! grand Dieu ! Georges, que dites-vous ? Ah ! je n’ai jamais aimé !... Ecoutez donc, ami, comment je sais aimer :
Je suis né de parents bourgeois et sans fortune, vous le savez; mon père, modeste fonctionnaire, mourut avant l’âge de la retraite, nous laissant, ma mère et moi, dans un état voisin du dénûment.
Pour pouvoir continuer mon éducation, ma mère dut accepter une position de dame de compagnie dans une famille riche et noble. C’est là que j’allais passer mes vacances ; la fille unique de la maison avait huit ans et moi douze ; je devins le ca
marade de ses jeux et de ses repas ; notre amitié grandissait avec les années, sans qu’on prit la peine de s’en apercevoir; on me traitait sans conséquence. N’étais-je pas comme le fils d’une domestique!... Quand j’eus vingt ans, je m’aperçus que j’aimais, et je mesurai avec effroi la distant qui me sépa
rait d’elle. J’étais trop timide et trop fier à la fois pour lui dire mon amour ; mais je sentis qu’elle l avait deviné et je crus qu’elle le partageait. Ses nobles parents comprirent sans doute alors ce qu’ils auraient dû prévoir d’abord ; car ils me témoignèrent tout à coup une froideur de plus en plus mar
quée, et un jour ma mère m’écrivit qu’elle n’était plus au château... J’entrai à l’Ecole polytechnique et j’y travaillai avec rage... Après mes deux années, à ma sortie, j’apprenais son mariage avec un vieux gentilhomme des environs. Je recevais, quelque temps après, une lettre de son père ; il faisait le bon prince, me félicitait de mes succès et, levant l’interdit prononcé contre moi, m’engageait à ve
nir avec ma mère passer quelques jours au château.
J’étais fier, je vous l’ai dit, mais j’aimais toujours, et, après deux ans d’absence, j’étais fou de la revoir.
Je fléchis donc mon orgueil et je partis pour le château de M...
Huit jours après, par une de nos tièdes soirées de Provence, nous marchions, elle et moi, dans une allée du parc, nous tenant par la main; —elle me disait en pleurant :
— Oui, Edmond, je vous ai toujours aimé et je vous aime encore; — cette union fatale qu’on m’a imposée et que j’ai acceptée croyant à votre indifférence et à votre oubli, je la déteste, et mainte
nant je ne puis plus vivre sans vous... Voulez-vous que nous partions; emmenez-moi, fuyons en Italie, partout où vous voudrez...
C’est parce que je l’aimais, Georges, et uniquement elle et non pas moi dans cet amour, que je sus trouver en lui la force de ne pas le rendre cri
minel; j’avais là le bonheur et le plaisir, j avais de longs jours d’ivresse et pour mon âme et pour mes sens; mais qu’était tout cela au prix de son hon
neur à jamais perdu, de sa vie marquée par moi d’une ineffaçable tache ?... Le lendemain, je quit
tai le château; huit jours après, la France... et me voilà en Corse, où je fais de l’algèbre, comme vous dites, construisant mes ponts et mes phares, mais cachant au fond de mon cœur la blessure saignante, ma joie et mon tourment, dont je ne veux pas guérir.
— Et elle, vous aime-t-elle toujours ? -— Je le crois.
— Comment, vous le croyez? Vous ne vous écrivez donc même pas ?
— Non, Georges, nous ne nous écrivons pas... le sacrifice, et je plains ceux qui ne savent pas le comprendre, a été complet de part et d’autre.
— Tout cela est très beau, assurément, mon cher ami, d’autant plus beau que c’est rare; c’est une singulière manière d’aimer que de se fuir et ce n’est pas la mienne... Entre nous, je crains que la dame de vos pensées ne l’ait trouvée un peu suran
née et n’eût préféré la manière moderne comme lui paraissant mieux appropriée à la pauvre na
ture humaine... Et si un autre ramasse ce cœur délaissé et console cette passion inassouvie? Cela peut arriver, n’est-ce pas ? Que direz-vous alors, quand vous l’apprendrez?... Ah! vous avez tres
sailli ! Vous pâlissez, homme antique !... Il est donc des moments où vous maudissez le sacrifice et cette heure de trouble où vous laissâtes vaincre en vous l’amour par le devoir?...
— Non — malgré ces jours de défaillance où, en pensant à ce que vous me dites si impitoyable
ment, mon cœur se resserre dans une souffrance que vous raillez —je ne me repens pas... Que souffrirai-je, si j’apprends son oubli et sa chute, je l’i
gnore, mais dans cette illusion alors perdue, je trouverai peut-être la force d’arracher de moi son souvenir désormais indigne.
— Je ne vous raille pas, mon cher ami; seulement je trouve vos sentiments trop subtils pour moi... Moi, j’aime aussi, cet amour m’a envahi tout d’un coup et a pris mon être tout entier... Je ne le raisonne ni ne l’analyse et j’irai où il m’entraînera.
Ainsi parlant, ils avaient fait une bonne partie du chemin; Georges était maintenant trop éloigné de la maison des pêcheurs, pour avoir encore la pensée d’y retourner, ils s’assirent, pour une der
nière halte, à l’ombre de deux gros myrtes qui s’élevaient dans le maquis à trente pas en dehors du chemin, parmi des touffes de lauriers et de lentisques.
Ils étaient là depuis une demi-heure, quand les chiens, couchés à leurs pieds, levèrent la tête et grondèrent sourdement, le nez au vent vers le sentier.
Bientôt, ils entendirent un bruit de pas et à travers le feuillage épais, ils aperçurent un homme
s’avançant précipitamment dans le chemin qu’ils venaient de quitter.
— Jacopo ! firent-ils tous deux à voix basse, en contenant leurs chiens.
C’était, en effet, Jacopo; il passa sans les voir, ni les entendre, et continua sa route dans la direction de Bonifacio.
— Où diable va-t-il ainsi? demanda Georges.
— Mais, répondit l ingénieur, il a probablement affaire à sa bakncelle, et voilà pourquoi il n’est pas avec les autres à la pêche.
Cette explication paraissait toute naturelle; et ils n’y attachèrent pas d’autre importance.
Toutefois, ils laissèrent à Jacopo le temps de prendre un peu d’avance, et se remirent en marche.
Arrivés devant le long, étroit et sinueux bras de mer qui forme le port de Bonifacio, Georges vou
lut aller voir la balancelle des Napolitains. Le Gioacchino était à l’ancre, au milieu de deux ou trois autres paronzelli, aux allures élancées et co
quettes comme lui; quelques lourds bœufs sardes et quatre navires marchands assez malpropres (c’est une justice à leur rendre) de nos ports pro
vençaux. A bord du Gioacchino, un vieux matelot et une espèce de mousse dormaient au soleil, étendus sur le tillac.
Jacopo n’y paraissait point.
Mais en passant sur la place Doria, où logeaient nos deux amis, ils reconnurent le Napolitain, comme il sortait d’une maison, en se dissimulant et en rasant les murs.
— Le voilà! dit Georges, d’où vient-il et pourquoi semble-t-il se cacher ainsi ?
— Je ne sais, répondit l’ingénieur; il sort de la maison de don Ottavio Andrinetti, le lieutenant des voltigeurs corses, son compatriote, ou à peu près; le père de don Ottavio, ai-je entendu dire, était un officier d’origine napolitaine, naturalisé Français.
— Vous savez tout !
— Oui, et peut-être d’autres choses encore
.... Mais me voici devant ma porte; le temps de jeter un coup d’œil sur ma correspondance, de faire un bout de toilette et à tout à l’heure, à la pension...
Il sera inutile de parler devant ces messieurs de notre rencontre avec les bandits... — Ni de...
— Ni de la belle Napolitaine, c’est entendu... A bientôt.
VI
Jacopo, comme l’avait dit l’ingénieur, était, en effet, le neveu du patron Paolo.
Le Gioacchino, avec tout le matériel de la pêche à la langouste et au corail appartenait à son père Gioacchino et au premier mari de Maria-Angela, Tomaso, père d’Assunta. La balancelle était donc actuellement la propriété de Jacopo et d’Assunta.
Le mariage des deux cousins devenait ainsi une
affaire de famille, en évitant l’embarras des règle