HISTOIRE DE LA SEMAINE
De toutes les questions de politique extérieure ou intérieure à l’ordre du jour, c’est encore celle du Tonkin qui tient la première place. Pille était déjà fort embrouillée, on s’en souvient, la semaine der
nière ; mais du train dont elle se complique, elle n’aura bientôt plus rien à envier au casse-tête... chinois.
Vendredi, une dépêche anglaise, bientôt confirmée par un télégramme officiel, nous apprenait que le canon avait repris la parole sur les bords du Fleuve.Rouge. Il l’avait fait avec un certain succès pour nos armes ; nos troupes se trouvaient avoir gagné quelques 25 kilomètres de terrain en amont d Hanoï, et les batteries élevées à Palan, au confluent du Day et du Song-Coï, allaient pouvoir envoyer leurs projectiles dans le repaire prin
cipal des forbans du Fleuve-Rouge, la fameuse citadelle de Song-Taï.
Quel dommage, pourtant, se disaient quelques incorrigibles pessimistes, que dans notre chère France on ne sache jamais faire les choses autrement qu’à demi ! A-t-on assez lésiné sur les effec
tifs nécessaires pour atteindre le but poursuivi au Tonkin ! Combien faudra-t-il encore de leçons de ce genre pour nous apprendre qu’en matière d’ex
péditions lointaines rien n’est plus dispendieux qu’une économie mal placée ?
Pour n’avoir point envoyé en temps utile les quelques renforts réclamés par ce pauvre Rivière, il faut maintenant expédier presque autant de ba
taillons qu’il sollicitait de compagnies. Si, au rtçu de la nouvelle des tristes événements du 19 ma1, le cabinet eut porté de cinq à quinze millions le chiffre des crédits soumis, à ce moment même, aux dernières délibérations de la Chambre, il se fut trouvé en mesure de faire frapper un grand coup,
dont le succès n’eut pas été sans influence sur sa situation parlementaire et diplomatique.
Du peu que l’on sait sur les combats livrés les 31 août, ter et 2 septembre, il résulte assez claire
ment qu’avec quinze cuits hommes de plus sous la main le commandant du corps expéditionnaire aurait pu pousser jusque Song-Taï, couper la ligne de retraite de ses adversaires et les jeter dans le fleuve, A cela, l’optimiime répondait que les Pavillons-Noirs ne perdraient rien pour attendre. D’aucuns se reprenaient même à espérer qu’on aurait la satisfaction d’en finir avec le nettoyage, sinon du Tonkin tout entier, au moins de la majeure partie du delta, avant l’arrivée de ces ren
forts dont les diplomates chinois avaient tant à cœur de retarder le départ.
Hélas ! le machiniste fantasque auquel la Providence a très certainement délégué ses pouvoirs dans la direction des affaires des pays orientaux et qui, parfois, se mêle aussi des nôtres, nous pré
parait un nouveau changement à vue. Au moment où nous écrivons et s lignes arrive toute une série de télégrammes annonçant que, par suite de dis
sentiments entre les autorités militaires, civiles et maritimes dont on a plus ou moins maladroitement enchevêtré.’es pouvoirs, le général Bouët a quitté Hanoï et est arrivé à Hong Kong. Nous n’en sa
vons point davantage aujourd’hui. Espérons que d’ici au moment où cette revue hebdomadaire passera sous les yeux de nos lecteurs, la presse quotidienne leur aura apporté la clé de ce nouvel imbroglio.
Quoi qu’il en soit des erreurs et des tiraillements de leurs chefs, il est permis d’affirmer que nos soldats et leurs auxiliaires indigènes ont fait d’aussi bonne besogne que le permettait leur petit nombre. Avec la meilleure volonté du monde, on n’en sau
rait dire autant de nos diplomates. On ne sait guère, en vérité, ce qu’ils font, ni même s’ils ont fait quelque chose. Quinze jours après l’entretien dans lequel M. Challemel-Lacour et le marquis Tseng avaient jeté les bases d’un accord définitif,
— on l’assurait du moins, — il semble qu’on en soit toujours au même point. S’il faut ajouter foi aux appari nces, corroborées par les informations de certains organes de la presse anglaise, on serait même assez loin de s entendre. Aussi bien M. Challemel-Lacour paraît renoncer à poursuivre la solu
tion du problème. Il retourne à Vichy, et c’est le président du conseil qui discutera à sa place avec les négociateurs du Céleste-Empire.
Ces négociateurs eux-mêmes, malgré la belle assurance qu’ils affichent ou font afficher dans quel
ques journaux à leur dévotion, en aurait tort de s’imaginer qu’ils se sentent tout à fait sur un lit
de roses. La diplomatie constitue en Chine une profession éminemment périlleuse.
En ce pays, où ne fonctionne point encore « l’ingénieux mécanisme de nos institutions parlementaires », il paraît que la responsabilité des minis
tres et autres fonctionnaires n’est nullement un vain mot Malheureux ou maladroit, on est exposé à payer de sa tête les conséquences d’une erreur.
On sait que tel a failli être le sort de l’ambassadeur chinois qui avait signé avec la Russie dans l’affaire deKouldja un traité mal accueilli par le grand conseil de Pékin. Voilà un précédent qui doit quel
quefois troubler le sommeil de Son Excellence M. le marquis Tseng, ministre plénipotentiaire du Fils du Ciel auprès des deux gouvernements, dont les armées saccagèrent jadis le palais d’été de son auguste maître.
Avouons que le dilemne est embarrassant : que la guerre éclate, et tourne mal pour la Chine, le parti de la paix arrive au pouvoir et le fin diplo
mate, qui a fait le bonheur de tant de reporters aux abois, risque fort d’être pendu pour n’avoir pas su épargner à son pays une aussi redoutable épreuve. Qu’il traite au contraire, et que le parti de la guerre, furieux de se voir enlever le prétexte d’une croisade contre les « barbares d’Occident », parvienne à persuader à l’empereur, quand celui-ci devenu majeur prendra personnellement la direction des affaires, que le traité fait trop bon marché des droits sacrés de l’empire du milieu, et le marquisat de notre ambassadeur ne le sauvera pas de la décapitation. Il est évident que si l’habileté diplomati
que devait se mesurer aux risques encourus en cas d’insuccès la partie ne serait plus égale entre les négociateurs chinois et les nôtres.
L’instinct de la conservation personnelle doit entrer pour une bonne part dans l’attitude un peu bravache du marquis Tseng et de ses jeunes atta
chés. Cette attitude est d’ailleurs de tout point conforme à la tradition chinoise. Le diplomate ne fait ici que prendre modèle sur la tactique mili
taire. Les « braves » se font d’horrifiques costumes surmontés de têtes d’animaux féroces dont ils imitent les hurlements, s imaginant ainsi glacer d’épou
vante le cœut de l’ennemi. Le diplomate se gonfle de toute l’importance que pourrait avoir le Cèleste- Empire, avec son immense surface et ses quatre cent millions d’habitants, si le Céleste-Empire ne paralysait ses propres forces parson vaniteux dédain de la science et des inventions industrielles des « barbares étrangers », et surtout par le profond
mépris dans lequel ses gouvernants et ses lettrés — matérialistes inconscients et utilitaires encore plus radicaux que les nôtres —- ont laissé tomber ces vertus viriles qui constituent en définitive la meil
leure sauvegarde d’une société humaine dans le grand drame contemporain de la « lutte pour l’existence ».
Marchons donc droit devant nous. Jamais les criailleries chinoises ni les objurgations non moins intéressées de la presse anglaise ne nous feront au
tant de tort que nos propres erreurs. Nous pouvons être conciliants sans faiblesse, mais de grâce ns donnons point à la conciliation l’air d’une reculade.
Il finirait par nous en coûter plus cher que si nous avions relevé le gant. L’Orient n’est point sentimental. On lui en impose ou il vous méprise. Ja
mais il n’attribuera la modération des autres à des mobiles qu’il est incapable de comprendre, à des scrupules qu il n’a jamais ressentis. Il se croit haï de nous comme il nous hait lui-même. Les derniers incidents de Canton sont bien faits pour ouvrir lidessus les yeux des moins clairvoyants. Ils ont dé
montré une fois de plus l étroite solidarité qui existe dans ces lointaines régions entre tous les intérêts européens sans acception de nationalité. Libre aux Ang.ais de méconnaître aujourd hui cette solidarité après l’avoir invoquée — et non en vain - pour s assurer le concours de la France dans la guerre de 1860. De nombreux témoignages établissent que si à Londres les antipathies natio
nales peuvent obscurcir les jugements, il n’en est pas de même parmi les résidents anglais de l’ex
trême Orient. Or, si John Bull est grognon, il est sunout positif. Placée dans l’alternative de sacri
fier sa jalousie à notre égard ou de laisser péricliter les intérêts de ses nationaux, Albion aura bientôt fait de prendre un parti. On peut prédire, presque à coup sûr, qu’elle ne lâchera pas la proie poui l’ombre.
H. L.
Décrets. — M. ILtenôtre est nommé ministre plénipotentiaire de la République française à Pékin.
Est promu contre-amiral, M. le capitaine de vaisseau Layrle.
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Publication au Journal officiel, le 18 septembre, d’un second mouvement judiciaire portant sur vingt-sept cours d’appel, sur le tribunal de la Seine et plusieurs autres tribunaux de première instance.
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Arrivée à Marseille à bord du Sindh, de l’ambassade Siamoise qui se rend à Paris. Cette ambassade se compose de trois dignitaires et d’une suite nombreuse.
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Le journal l Union, organe de M. le comte de Chambord, a cessé de paraître le 12 septembre. « I, Union, y
lisons-nous dans un dernier article, a été l’interprète respectueux et fidèle de la pensée de Monsieur le Comte de Chambord.....et s’arrachant à son deuil pour penser
au Pays, elle a salué dans Monsieur le Comte de Paris le Chef de la Maison de France ; elle fait des vœux pour qu’il lui soit donné de restaurer la Monarchie chrétienne et traditionnelle à qui la Fiance a dû, pendant huit cents ans, sa prospérité et sa grandeur.
» Aujourd’hui la mission de l’Union est finie : l’honneur d’un dévouement intime et personnel lui impose des devoirs qu’elle ne saurait méconnaître ; mais, avant de terminer une existence consacrée au service des plus samtes et des plus nobles causes, elle veut offrir à ses amis, à ses lecteurs, à tous ceux qui l’ont aidée et soutenue dans sa tâche, l’expression de sa profonde et durable gratitude. »
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Affaires du Tonkin. — Combat de Phou-Haï, le ror septembre. Prise pir les Français de deux drapeaux, du pavillon de bataille d’un chef des Pavillons-Noirs et de deux villes dans lesquelles le général Bouët laisse une garnison de 300 hommes avant de rentrer à Hanoï.
Dépêche annonçant que le général Bouët, commandant en chef des forces françaises au Tonkin, est relevé de ses fonctions par M. Harmand, à la suite d’un désaccord entre les autorités civiles et militaires. Le généra Bouët est remplacé par le colonel Bichot.
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Allemagne. — M. le conseiller intime de Schlœzer, ministre plénipotentiaire de Prusse près le saint siège apostolique, vient de repartir pour Rome, après avoir eu une entrevue avec le prince de Bismarck , il est donc probable que nous entendrons parler de nouveau de la
question politico-religieuse en Prusse. Au Vatican, on se montre heureux de la reprise des négociations, qui, du reste, n’avaient été jamais définitivement rompues.
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Nécrologie. — M. Victor Lefranc, sénateur inamovible, ancien ministre. Né à Gaslin, dans, les Basses- Pyrénées, en 1809, et neveu du conventionnel de ce nom, M. Lefranc fit son droit à Paris et exerça au bar
reau de Mont-de-Marsan où il ne tarda pas à devenir le chef du parti libéral. Elu en 1848 représentant des Landes à l’Assemblée constituante, il y siégea à gauche, ainsi qu’à la Législative, et fit une opposition modérée au gouvernement de Louis-Napoléon. Ecarté de la vie politique par le coup d’Etat du Deux-Décembre, il ne rentra dans le Parlement que le 8 février 1871. A l’As
semblée nationale il fut rapporteur de la loi qui confiait le pouvoir exécutif à M. Thiers. Appelé en juin 1871 au ministère de l’agriculture, il passa, le 6 février 1872, à celui de l’intérieur. Elu député des Landes au Seize- Mai 1877, il fit partie des 363. Non réélu aux élections du 14 octobre suivant, il fut porté à plusieurs reprises comme candidat au Sénat, mais il échoua chaque fois de quelques voix. Ce n’est que le 21 mai 1881 qu’il fut élu sénateur inamovible.
M. le général de brigade en retraite Pierre Henry. Il avait appartenu à l’état-major. Pendant la campagne de Crimée, il fut aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud; en 1870, il était le chef d’état-major du corps d’armée commandé par le maréchal Canrobert.
Commandeur de la Légion d’honneur depuis 1861, général de brigade depuis 1868, le général Henry a été admis à la retraite le 21 avril 1880. Soixante-sept ans.