COURRIER DE PARIS
Où l’on a bien vu que Paris n’était pas de retour à Paris, c’est, l’autre vendredi, au vernissage du Salon triennal, qui sera quinquennal, comme on sait. Quatorze mille personnes ont, ce jour-là, visité l’Exposition nationale et un millier de gens ont absorbé le saumon sauce verte des Salons sous les arbres et les vérandahs des restaurants des Champs- Elysées. Il y avait des équipages à la porte, devant le Palais de l’industrie, mais ce n’était point là la fièvre, le montant, le capiteux, le grouillant des vernissages de Mai. Peu de toilettes féminines. Les hommes en petits chapeaux ronds. Un Vernissage de demi-saison.
Qu’importe, du reste ! Ce qui est plus sérieux et plus précieux, c’est que l’Exposition est tout à fait réussie et qu’à côté de l’immense halle de marchandises à l’huile où nous prenons, tous les ans,
une migraine, nous auions, de temps à autre, une exposition d’art qui nous reposera et nous fera plaisir. M. Georges Lafenestre a bien mérité des exposants. Il s’est acquitté de l’organisation en
homme de goût et le jardin de la sculpture, avec ses parterres dessinés par M. Alphand et ses tapis
series aux couleurs exquises, est un véritable et immense Salon où l’on peut causer et se reposer, parmi les bustes et les marbres.
On sent au moindre détail que M. Lafenestre aime l’art et tient à le faire aimer. Le poète des Blés, qui est aussi un romancier d’un talent rare, a mis tout son goût de délicat dans l’organisation de ce jardin. On dit aussi que M. Meissonier l’y a aidé. Meissonier a déployé, dans l’organisation
de ce Salon triennal, une énergie singulière. Il mettait la main à tout, il était partout. Il répétait volontiers : « Il faut montrer aux étrangers que nous savons avoir aussi des expositions qui ne sont pas seulement des marchés. »
Il a pris dans son atelier ce qu’il avait de terminé et l’a envoyé là, depuis ces Ruines des Tuileries,
pour lesquelles Emile Augier lui a écrit un vers latin — qu’on lit, peint par Meissonier, dans un cartouche —jusqu’à cet Intérieur de Saint-Marc, que le maître a exécuté avec une passion infinie. On le voyait tous les jours aller s’installer dans
un coin de l’église vénitienne et travailler avec une ardeur de débutant. Un jour, pendant qu’il était tu train de peindre, on lui frappe sur l’é­ paule :
— Bonjour, cher maître !
— Quand je travaille, répond Meissonier, je n’aime pas qu’on m’ennuie!
Il se retourne : c’était une Parisienne, Mme de Cassin, qui venait le saluer.
Meissonier a mis encore au Salon, à côté du très beau portrait de Mme Mackay, la richissime Amé
ricaine, comme ne manquent jamais d’ajouter les reporters, le portrait de M. Victor Lefranc, son ami, qui mourait précisément dans sa propriété des Landes le jour où l’on admirait son portrait à Paris. C’est un cadeau de prince qu’avait fait là Meis
sonier à l’ancien ministre. Mais Meissonier a, pour ses amis, la générosité des grands artistes.
Le plus piquant, c’est que le bon Victor Lefranc se trouvait peut-être plus agréable à voir que Meis
sonier ne l’avait peint en ce chef-d’œuvre. On ne se trouve presque jamais satisfait de son propre portrait. Victor Lefranc en était très heureux et très reconnaissant, mais il se représentait à luimême autrement peut-être.
Ce fut un homme excellent, l’honneur tt la simplicité mêmes, que cet ancien ministre deM. Thiers qui n’eut jamais la morgue et l’aplomb des parve
nus. Il avait du talent au barreau, il le mit au service des idées libérales et fut de ceux qui, après 1870, travaillèrent, selon le mot de M. Thiers, à rtndre la République habitable.
Comme on oublie tout, et surtout en politique, on n’a point rappelé que ce fut par Victor Lefranc que les adversaires de Thiers commencèrent à at
taquer le gouvernement du petit bourgeois. Un beau jour, la majorité renversa Victor Lefranc.
M. Rouher s’en allait, riant, et répétant en se frottant les mains dans les couloirs de la Chambre:
— C’est la première feuille de l artichaut t
Le ministre n’eut aucune amertume de sa chute, pas plus que de sa non-réélection dans son dépars tement. Ses adversaires politiques avaient inventé contre lui mille fables qui le faisaient tout simplement sourire. Ils prétendaient que Victor Lefranc, inaugurant le percement du tunnel du
Mont-Cenis. avait dit, solennellement, dans un banquet :
— Désormais le soleil de France et le soleil d I- taliepourront se donner la main !
Il n’y avait pas un mot de vrai dans l’anecdote, mais les Landais la répétaient. Le suffrage universel est ainsi fait qu’il croit à toutes les fables. Vic
tor Lefranc ne fut pas réélu. Il se présenta alors comme candidat au Sénat. Il échoua assez souvent. On l’appelait, au Sénat : Victus Lefranc. Puis il redevint « Victor » et prit sa place dans la Cham
bre haute. Il y apportait sa droiture d’intentions, sa probité profonde, sa grande sagesse et son talent. Jamais honorable ne mérita plus d’être honoré.
Mais voyez ! La mort de cet honnête homme a moins fait de bruit que la représentation d’un vaudeville nouveau.
Nous sommes incorrigibles en France.
En fait de nouveautés, je ne vois de bien curieux que la ligue contre le homard à l américane. C’est la suite toute naturelle de la ligue anti-vivectionniste. Un certain nombre de Pari
siens et de Parisiennes ont fait contre le homard à l’américaine le serment d’Annibal. Plus de ho
mard à l’américaine, puisqu’on n’obtient c t piquant manger qu’au prix des tortures infligées à un animal vivant. Les membres de la ligue contre le ho
mard à l’américaine porteront comme signe de ralliement une cocarde où se trouvera piqué un
crustacé tenant entre ses pattes une carte de visite minuscule avec ce simple mot : Merci. Où l’attendrissement va-t-il se nicher ?
L’Hindou se détourne de son chemin pour ne pas écraser une fourmi et il a raison. La pitié Dour les bêtes est très poétique et très touchante. Mais l’Hindou n’envoie pas de cartels à ceux qui ne pensent point comme lui et ne s’exerce pas au pistolet pour démolir plus sûrement son semblable. En France, où le duel est une vertu nationale, on commence à trouver que les courses de taureaux sont un vice qui déshonore l’Espagne.
J ai connu un brave homme du pays de Flandre qui n’avait qu’une haine au monde : les combats de coqs. Il les trouvait hideux, ignobles, répugnants. Mais, ce même homme, plein de mansué
tude pour les coqs de combat, était partisan de la peine de mort en matière politique.
Il aurait dit volontiers comme Barère : « Il n’est que les morts qui ne reviennent pas... » et il pous
sait des cris de douleur devant l’œil crevé ou la crête saignante d’un volatile.
Et pourtant si la Ligue contre l’abus du homard à l américaine devient à la mode, il y aura nombre de gens pour en faire partie.
Mais je demande que les ortolans et les écrevisses et les huîtres — nous entrons dans les mois
dotés de la lettre R — non moins intéressants que les homards, fassent partie des animaux protégés par ces philohomards qui vont faire régner la pitié,
le pardon et la douceur dans les cuisines et les cabinets des restaurants de Paris :
Et l’on mangera des légumes En cabinet particulier!
Légumistes! Tous légumistes, les Parisiens! Quelque miss Booth française surgira peut-être pour mettre cette Révolution à l’ordre du jour.
A propos de Mlle Hubertine Auclert, j’ai, l’autre jour, protesté contre les hôteliers qui, dans notre France, en 1883, ne reçoivent pas chez eux de femme voyageant seule. J’avais cité l’Amérique du Nord comme un peuple qui, là-dessus, nous pouvait servir de remords et d’exemple.
A ce sujet, j’ai reçu de Rotterdam une réclamation d’un Hollandais qui revendiquait pour son pays le mérite de traiter « la plus belle moitié du
genre humain » beaucoup mieux que ne le fait la France, pays de la galanterie.
« En Hollande, nous dit notre aimable correspondant, toutes ou presque toutes les villes principales offrent aux femmes voyageant seules un chez soi confor
table où toutes les aises désirables sont accessibles à toutes les bourses. Dans la môme maison la bourgeoise et la grande dame peuvent trouver un abri. Il est, en
chaque grande ville de Hollande, une maison dirigée et administrée par les soins d’une Société spéciale, mai
son nommée Te huis voor vrouwen. Ces établissements offrent des chambres divisées en trois classes; l’enfant du peuple trouve à s’y loger à des prix en rapport avec ses ressources; la femme de la classe moyenne y trouve
un logis approprié à ses goûts et à ses intérêts; la grande dame qui voudrait éviter l’encombrement ou les désa
gréments d’un hôtel peut y trouver des appartements sinon superbes, du moins en rapport avec tous ses be
soins et, sinon luxueux, du moins bien meublés, propres surtout, d’une propreté modèle. La Société n’a qu’un but. Ce but n’est pas le bénéfice, les tarifs étant établis de façon à couvrir simplement les frais d’exploitation; ce but est purement moral et les sociétaires ne se propo
sent que de donner aux jeunes filles et aux femmes qui voyagent dans notre pays, soit pour leurs aff. ires, soit pour toute autre raison, l’occasion de se fournir d’un bon logis à prix peu élevé, sans avoir à craindre aucun
de ces désagréments auxquels une femme seule est souvent exposée et surtout dans les hôtels mixtes.
« De plus, le gérant ou la gérante d’un pareil établissement est entièrement à la disposition de ses clientes
pour tous les renseignements qu’elles peuvent désirer et si elles viennent chercher un service ou désirent s’éta
blir dans notre pays, la direction supérieure de ces
« Te huis » s’efforce de leur donner les indications utiles, souvent même les secours nécessaires.
« Ceci pour vous prouver que la Hollande est, sous ce rapport, pour le moins au niveau de l’Amérique et que la galanterie envers les femmes qui, en d’autres pays peut consister à leur fermer la porte au nez quand
elles sont seules, est comprise de toute autre manière dans le pays que votre grand spirituel a nommé le pays des canards et des canaux. »
Attrape, Voltaire, et c’est bien fait !
Mon correspondant hollandais ajoute que les mots « Te huis voor vrouwen » que j’ai peut-être mal recopiés, signifient « Chez soi pour les femmes »; en anglais « At home. »
Eh ! bien, il serait bon que les femmes, en France, eussent un Te huis comme en Hollande. J’ai pu voir que la réclamation de Mlle Auclert,
reprise par moi, avait trouvé de l’écho dans la presse. On a répété ce que j’en avais dit. Voilà une belle occasion de faire campagne.
Eugène Pelletan, du temps de l’empire, réclamait pour nous la liberté comme en Autrichel
Pourquoi ne réclamerions-nous pas des hôtels pour femmes, comme en Hollande?
Les femmes font beaucoup parler d’elles. On répète, à l’Ambigu, un drame de Mme de Peyrebrune, Gatienne, revu par Bùmarck. Début d’une femme à la Porte-Saint-Martin. Rentrée de Mme Sarah B.rnhardt dans Frou-Frou. Rentrée prochaine deM. Damala dans Un Roman Parisien. Quel « roman parisien » est plus étonnant que le
roman anglo-français de Mme Sarah Bernhardt et de M. Damala ? Saura-t-on jamais si M. Damala a réellement fait, de sa main de brigadier, des pri
sonniers sur la frontière de Tunisie ? A-t-il porté l’uniforme français? Pour combien de temps s’étaitil donc engagé? Autant de questions qui semblent indiscrètes. Autant de points d’interrogation dont Paris commence à se préoccuper fort peu.
Quant à Sarah Bernhardt, lorsqu’elle lit dans quelque journal — il faut dire dans quelques journaux— des allusions à ce passé d hier qui ne man
que pas d’un certain piquant romanesque, elle ne peut s’empêcher de s’écrier:
— Mais qu’ont-ils donc à toujours s’occuper de moi et de M. Damala!... Mettons que le mariage soit une bêtise ! Je l’ai payée assez cher !
Elle ne se rend pas compte de cela qu’elle est une des personnalités de ce temps qui importent le plus au public et dont les faits et gestes, les moindres actions, intéressent la badauderie et provoquent l’admiration. Tout cela se paie.
Et, enfin de compte, je ne serais pas surpris que cette grande artiste, agitée et extraordinaire, bonne, toquée, aimante, aimée, adulée et grugée, éprise de tout ce qui est beau,rêvant tout ce qui est grand
et se heurtant, dans le vol de ses chimères, à toutes les réalités de la vie, fut, au fond de l’âme, éna
mourée de calme, avide de repos et répétât plus d’une fois, pour elle-même et en elle-même le beau vers pittoresque de Phèdre :
Oh ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Ah ! bien, oui, les forêts ! Ah ! bien oui, les. bois ! Drelin, drelin, c’est la cloche du trois qui sonne !
Allons, l’habilleuse, vous ne serez jamais prête pour l’entrée de Frou-Frou !
— En scène tout le monde ! Place au théâtre,, messieurs !
Perdicah