ASSUNTA
( Suite,)
— Padrone, dit-il à Paolo qui l’appelait pour s’embarquer, excusez-moi, s’il vous plaît ; voilà plusieurs jours qu’aucun de nous n’est allé à bord du paronzello, et avant d’appareiller pour Naples, vous aimez qu’on s’assure si tout y est en ordre... Au reste, puisque nous partons, ajouta-t-il en se tournant vers Assunta, je veux en finir... Si à ce prochain voyage, nous ne sommes pas mariés, je me séparerai de vous... que la petite le dise... qu’elle reprenne sa parole si elle le veut et je m’en irai... et je ne la verrai plus regarder les signori corses ou français et recevoir leurs cadeaux.
— Pourquoi tourmentes-tu la petite, Jacopo répondit la mère... Elle t’a promis et pas plus que nous, elle ne songe à manquer à sa promesse... Mais toi, tu te plains sans cesse et tu n’as jamais que de mauvaises paroles à lui dire... Comment
veux-tu qu’elle t’aime si tu es toujours en colère?.. Quant à vous marier à ce prochain voyage, c’est impossible, tu le sais, et tu en as convenu toimême... C’est le mois où elle a perdu son père en
même temps que tu as perdu le tien, et cela nous porterait malheur à tous de faire des noces et de nous réjouir dans ces jours de tristesse etde deuil... Nous en préserve la madone!
Et elle fit le signe de la croix à ce lugubre souvenir.
— Eh bien ! j’attendrai au mois prochain, mais par le sang du Christ, ce sera pour la dernière fois.
Il sortit et se dirigea vers Bonifacio par le chemin qui longe la mer.
Il se doutait bien, dans sa perspicacité de jaloux, que le sous-lieutenant voudrait revenir sous un prétexte quelconque. Aussi, après un quart d’heure de marche, il entra dans le maquis à droite, et re
venant sur ses pas, il vint s’établir sous un massif épais, d’où, sans être vu, il pouvait voir à la fois la cabane et les chemins qui y conduisaient.
Mais le Français ne reparut pas, grâce à l’ingénieur, et après deux heures d’attente, Jacopo repr.t le chemin de la ville, où il arriva avant nos deux amis, comme nous l’avons dit. Sans s’arrêter à la marine, il monta tout droit sur la place Doria, entra chez son compatriote don Ottavio Andri
netti, le lieutenant des voltigeurs Corses, avec lequel il demeura une heure; il sortait quand les autres arrivaient.
Il faut croire que sa conversation avec l officier des collets jaunes avait été de son goût, car après une très courte visite au Gioacchino, où il trouva encore endormis le matelot et le mousse qu’il réveilla à coups de pied, il s’achemina joyeux et sou
riant vers la cabane. Il y arriva à l’entrée de la nuit, chantant la vieille barcarole napolitaine :
Sempre va, sempre viene,
Sempre retri ait manu tienc,
et surprit tout le monde, les femmes surtout, par sa bonne humeur peu usitée.
En effet, l’aliment que ses passions haineuses venaient de trouver dans sa dénonciation l’avait momentanément calmé; il quitta son air taciturne
et farouche; il joua avec le petit garçon, plaisanta avec sa belle promise, se plaignant de ses rigueurs et la suppliant d’en hâter le terme.
Et comme la jeune fille souriait :
— Tu vois bien, Jacopo, dit Maria-Angela, que si tu voulais être toujours gai et aimable comme ce soir, on ne resterait pas longtemps sans t’aimer.
Bientôt, les pêcheurs s’étendirent sur leurs couches rustiques. Jacopo s’endormit en rêvant de coups de couteau contre le Français et de batailles entre les collets jaunes et les bandits. Assunta ne put dormir; elle voyait encore fixés sur elle les yeux ardents et doux de Georges; elle avait retenu ce nom; elle se le répétait tout bas en français, mais elle l’aimait mieux en son italien, et de temps en temps elle baisait un papier serré dans sa main et renfermant, avec l’épingle d’or, un petit brin de myrte tombé la veille du chapeau de Giorgio :
— Ah! Giorgio! Giorgio! murmurait-elle, et ses larmes coulaient silencieusement en pensant que peut-être elle ne le reverrait plus.
VII
L’ingénieur, en passant devant le logement de Georges, l’appela comme d’habitude, et ils se rendirent ensemble à leur pension.
La pension tenue par la mère Guyot, une Française, remariée à un Corse, mais appelée toujours la mère Guyot, du nom de son premier mari, était
située près de la citadelle. Elle se composait de tous les fonctionnaires civils et militaires et offi
ciers non mariés et de quatre ou cinq signori corses. Parmi ceux-ci, une bizarre personnalité qui se laissait oublier, le héros de Columba, don César R... déjà vieux, et les deux frères P... tous les deux d’une ressemblance extraordinaire, avec leur hajte taille voûtée, leurs yeux bleus, leur placide et sympathique figure, leur tenue modeste. Ils ne se doutaient guère alors de la rapide et haute fortune politique à laquelle ils parviendraient peu d’années plus tard sous le gouvernement du récent évadé de Ham, leur parent.
La table était présidée par le commandant de place, le major Péri, éborgné à Wagram et balafré du front au menton à Waterloo. Ce vieux guerrier professait le plus superbe dédain pour la lan
gue française qu’il n’avait jamais pu parvenir à parler d’une manière à peu près correcte: il était Corse jusqu’au bout des ongles, grand ami des bandits envers lesquels sa position officielle ne lui permettait pas d’exprimer ses sympathies comme il l’eut voulu.
Nos amis arrivèrent en retard; on parlait d’eux et bien qu’on fut habitué à leurs déplacements cynégétiques, comme ils ne les prolongeaient jamais sans avoir prévenu le commandant, on commençait à être inquiet à leur sujet.
Ils racontèrent leur journée de la veille, l’orage, leur campement chez les pêcheurs, en oubliant,
suivant leurs conventions, les bandits et la belle fille.
On remarqua l’air préoccupé et rêveur du souslieutenant du Luc, assez boute-entrain d’ordinaire.
— Té ! dit le commandant, dont l’œil unique y voyait comme quatre yeux ordinaires, vous avez là oun nouveau bijou... il est singoulier per oun élégant comme vous !
Et il désignait la modeste épingle en filigrane qui brillait à la cravate du sous-lieutenac. t, habillé en bourgeois, comme du reste tous les autre- officiers.
— Cela se fait à Gênes ou à Naples ; dit un des frères P..., c’est l’épingle des femmes italiennes, pour retenir leur coiffure.
— Quelle est la belle qui vous a donné ça, lieutenant? reprit le commandant, vous feriez mieux toutefois de ne pas vous parer de ce trophée... vous pourriez rencontrer des frères ou des promis qui ne seraient pas contents de le voir là.
— Ah ! dit le héros de Columba, nous n’aimons pas qu’on courtise nos filles... prenez garde !
Georges rougissait, visiblement embarrassé, l’ingénieur vint à son secours :
— Notre ami est un peu distrait, dit-il. Hier pour aller chasser, il avait imaginé de se parer d’une belle épingle d’or, afin de la semer probable
ment dans le maquis ; quand il vint me chercher, je lui fis mettre en place ce bijou que j’avais acheté pour trente sous sur les quais de Marseille, il l’a gardé ; voilà toute l’histoire.
Après le dîner, qui durait au moins une heure et demie, la pension descendait en masse au café Palucci où l’on jouait, buvait et criait jusqu’à minuit, pour la troisième séance. La première séance s’y tenait de neuf heures à onze heures du
matin, pour lire les journaux entre l’absinthe, le bitter et le vermouth ; la deuxième, de midi et demi à cinq heures, après le déjeuner, pour le café,
le pousse-café, le punch, la bière, les cartes et le billard.
L’ingénieur et le sous-lieutenant prétextèrent une fatigue bien naturelle et se retirèrent de bonne
heure, l’un grondant l’autre de son enfantillage à propos de l’épingle.
— Que voulez-vous, mon ami, répétait Georges ; je ne saurais maintenant penser à autre chose qu’à elle ; son image s’est emparée de ma tête et de mon cœur... oui, vous avez raison, je dois l’oublier,
je veux faire tous mes efforts pour cela, mais je sens que je ne le pourrai pas.
— Allons ! allons ! vous avez besoin de sommeil ; puisse-t-il emporter votre folie !... A demain matin.
L’ingénieur dormit jusquà huit heures; heure tardive pour cet homme de devoir et d’étude ; il travailla dans ses bureaux jusqu’à onze heures, s’habilla et selon sa coutume, monta en passant chez Georges pour le prendre.
Il frappa à la porte fermée; un aboiement de Bosco lui répondit seul.
— Ah ! ah ! il dort encore, se dit-il, c est bon signe ! Georges, ouvrez donc ! c’est moi ! il est temps d’aller déjeuner.
Pas de réponse, mais nouvel aboiement du chien.
Il se pencha vers la porte, essaya de l’ouvrir; mais elle était fermée à clef et la clef absente de la serrure extérieurement et intérieurement.
Bosco ayant reconnu le pas et la voix de l’ami de son maître et senti la présence de son confrère
Fermo, geignait à l’intérieur, grattant et reniflant par dessous la porte.
— Ah ! il est déjà parti; il avait faim, n’ayant rien mangé hier soir à dîner... mais pourquoi dia
ble ! a-t-il laissé Bosco et pourquoi a-t-il retiré sa clef?
Comme il redescendait, il rencontra l’ordonnance de Georges montant l’escalier, la clef de l’appartement à la main :
-— Il y a longtemps que monsieur du Luc est sorti ? demanda Edmond.
— Oui, mon ingénieur; mon lieutenant est parti à huit heures et je croyais mon ingénieur en chasse avec lui ; que je venais conséquemment pour faire la chambre.
— A huit heures? en chasse? et il n’a pas emmené Bosco ?... il sera allé se promener un ins
tant sur le chemin de la marine et il est peut-être maintenant rentré à la pension ?...
— Faites excuse, mon ingénieur, mon lieutenant a emporté son déjeuner, et qu’il a dit, comme ça, qu’il n’emmenait pas le chien, vu qu’il voulait seulement tirer les merles, et qu’il m’a dit aussi qu’il rentrerait pour le dîner, bien sûr, apparemment.
— Et il ne vous a chargé de me rien dire ?
— Non mon ingénieur, pourquoi j’ai présupposé conséquemment que mon lieutenant allait en votre compagnie.
— Ah le fou ! le triste fou ! disait l’ingénieur en descendant l’escalier.
Il voulait d’abord sans retard courir après Georges ; mais il réfléchit que leur absence simultanée éveillerait des commentaires et que celle de son ami avait besoin d’être expliquée.
(A suivre.) Louis d’Ambaloges. LE SALON NATIONAL
I
On sait le point de départ et l’origine de ce nouveau Salon, qui devait d’abord être triennal,
et qui, comprenant tous les ouvrages postérieurs à la grande exposition de 1878, a fini par s’appeler national, titre justifié par son importance artisti
que et, disons-le tout de suite, par les services que son institution est destinée à rendre au pays.
Il ne serait pas sans intérêt, à ce propos, de remonter de cette exposition fondée sur des bases nouvelles, à celles qui l’ont précédée. Voilà plus de deux siècles que des Salons se succèdent les uns aux autres, avec les réglementations les plus oppo
sées, offrant le spectacle de changements multiples, d’incessantes variations. Un rapide coup d’œil jeté