en arrière nous montrera que ces régimes successifs ont tous été, à des degrés d ivers, le reflet de la condition où se trouvaient les arts de chaque épo
que. Entre la publicité donnée aux œuvres et leur préparation, c’est-à-dire entre le mode d’exposition
et le mode d’enseignement, il y a toujours eu une corrélation étroite. Il y a donc ici une utilité toute particulière à profiter des arguments que nous pouvons trouver dans l’histoire du passé ; les le
çons de l expérience nous permettront de mieux apprécier la tentative nouvelle et d’en prévoir avec plus de certitude les résultats à venir.
Aussi bien notre tâche d’historien est-elle singulièrement facilitée par de nombreux tiavaux: la publication des « Mémoires pour servir à l’histoire de l’Académie royale de peinture et de sculpture » faite par M. de Montaiglon, et la monographie de M. Vitet sur « l’Académie royale de peinture et de sculpture » ont, depuis longtemps déjà, jeté la lu
mière sur la question. Tout récemment encore, M. Georges Lafenestre, le sympathique et érudit commissaire général du palais des Champs-Ely
sées, en a résumé les principaux points dans une étude ;(i) des plus attachantes où il n’y a qu’à puiser.
Nous ne suivrons pas dans tous leurs détails les innombrables péripéties de la lutte d’où sortit l’ancienne Académie royale : poursuivie dès les premières réunions de ses membres par la tyrannie ombrageuse des corporations, condamnée d’abord par le Parlement, puis reconnue enfin par lui, en séance solennelle, le 20 janvier 1648, inquiétée
pendant quelque temps encore par les jalousies de la maîtrise, elle est soutenue par l’énergie et le
dévouement de Lebrun, jusqu’au jour où Colbert renouvelle ses statuts en 1653 et lui donne à la fois sécurité et inviolabilité en la faisant pensionner par le roi.
Nous sommes à l’origine des expositions publiques : l’article 25 des statuts de l’Académie pres
crivait que «tous les ans, lors de l’assemblée générale, en juillet, chacun des officiers et aca
démiciens seraient obligés d’apporter quelques morceaux de leur ouvrage pour servir à décorer le lieu de l’Académie; auquel jour se fera le chan
gement-ou élection desdits officiers, dont seront exclus ceux qui ne présenteront point de leurs ouvrages. »
L’exposition de 1673 est la première de celles dont les livrets, réimprimés par M. Guiffrey, ont è.é conservés; déjà les appartements de l’Académie étaient devenus insuffisants, il avait fallu descendre en plein air, et on « entourait de tableaux » la cour de l’hôtel de Richelieu; la distribution des prix n’en était pas moins, pour Lebrun, une occasion de faire une conférence sur la Physionomie humaine.
C’est Mansart, le successeur de Colbert, qui, pour faciliter aux académiciens l’obéissance aux statuts, leur accorde la grande galerie du Louvre :
le Salon des arts est désormais fondé. Il va passer par diverses alternatives de calme et d’éclat, sui
vant les époques, suivant la situation politique, et aussi suivant l’intérêt qu’il inspire aux surinten
dants des bâtiments, jusqu’au jour où, en 1737, il prend possession du grand salon du Louvre; la date est intéressante à rappeler, car l’occupation va durer plus d’un siècle.
Les expositions continuent, d’ailleurs, à se succéder avec des réglements sans cesse renouvelés; jusqu’en 1757, elles sont annuelles; puis le public se plaint du trop grand nombre des ouvrages en
voyés, qui ne s’élevaient guère, pourtant, à plus de deux cents, et le directeur des bâtiments, M. Lenormand de Tournehem, trouvant qu’ « il suffi
sait que le Salon se réduisît tous les ans à cent cinquante tableaux exquis », convoque « une assemblée particulière, composée, premièrement : du directeur, des quatre recteurs et de deux ad
joints à recteur. L’assemblée, ajoute-t-il, nommera encore à la pluralité des voix, un ancien professeur et deux conseillers. Ces officiers réunis examineront sciupuleusement et sans passion les tableaux pré
sentés, et, par la voix du scrutin, supprimeront ceux qui ne leur paraîtront pas dignes d’être mis sous les yeux du public. »
Voilà le jury créé; il fonctionnera régulièrement jusqu’à la Révolution. M. Lafenestre rappelle à ce propos la remarque fort juste de M. Guiffrey, qu’on avait du premier coup imaginé pour sa com
position, comprenant des membres de droit et des membres élus, la combinaison à laquelle on devait
revenir, plus d’un demi-siècle après, chaque fois qu’il s’agirait d’une exposition ou d’un concours public.
C’est, du reste, un fait curieux que toutes les plaintes de ces dernières années sont exactement celles qu’on entendait, il y a cent ans; tour à tour annuel et bisannuel, le Salon est constamment plaisanté ou attaqué; tantôt c’est l’indulgence du jury qu’on incrimine et l’exagération du nombre des tableaux reçus, tantôt c’est le placement qui est le point de départ des accusations les plus sau
grenues. Quel amusement de retrouver dans les publications d’alors tous les reproches qui ont rem
pli les journaux de ces dernières années ! Nos pères
étaient cependant plus aisés à contenter que ne le sont leurs descendants : les gravures du temps nous montrent des pyramides de tableaux qu’on n’oserait échafauder aujourd’hui; la superposition s’élevait parfois jusqu’à cinq étages successifs, et ceux des maîtres n’étaient pas toujours les plus avantageusement placés; c’est dans les combles que Suvée, à la veille d’être nommé directeur de l’E­
cole de Rome, exposait son Enée sauvant son père Anchisej c’est à cinq mètres du sol que les Horaces de David prenaient leur point d’appui.
Nous ne voulons suivre ici l’ancienne Académie royale qu’au point de vue des expositions publiques, nous n’insisterons donc pas sur l’histoire de ses dernières années ; défendue par Mirabeau, main
tenue par la Constituante, elle devait disparaître dans la grande tourmente de 1793.
Ce qu’il importe de rappeler, c’est que, s’il put y avoir des raisons sérieuses en 1791 pour lui en
lever le monopole exclusif des expositions qu’elle s’était peu à peu attribué, elle avait, du moins, pendant plus d’un siècle, rendu d’inappréciables services à la cause de l’art français.
C’est elle qui, avec une élévation de sentiments dont on ne lui saura: jamais assez de gré, a poursuivi et obtenu la distinction nécessaire entre l’ouvrier et l’artiste, qui a soustrait ce dernier au des
potisme intolérant de la maîtrise, qui enfin, a prodigué sans relâche, à plusieurs générations, les bienfaits d’un enseignement méthodique et désintéressé.
La Révolution apporte, bien entendu, des principes nouveaux : ce sont ici des membres du jury qui veulent donner les récompenses à ceux des concurrents qui sont sortis du programme, comme ayant, plus que les autres, « l’esprit révolution
naire » ; ce sont là les artistes poussant jusqu’à l’exagération les théories d’indépendance, et im
posant par moments au gouvernement les volontés du nombre, c’est-à-dire de la médiocrité.
Expositions tour à tour ouvertes à tous, puis organisées par un jury, nous passons par les régimes les plus divers jusqu’au jour où l’Empire, appli
quant à toutes choses la même discipline militaire, attribue à l’Institut la direction des Salons.
Nos contemporains n’ont pas oublié les récriminations adressées à l’Académie des Beaux-Arts, pendant le règne de Louis-Philippe.; le public, il faut bien le dire, eut souvent raison contre les jugements trop exclusifs d’un corps où dominait forcément l’esprit de coterie ; on se rappelle les exclu
sions retentissantes des plus illustres représentants
de la jeune école ; l’exposition de 1848, ouverte à tous, fut une réaction violente contre les sévérités
de l’Institut ; elle ne comprit pas moins de cinq mille cent quatre-vingt-un ouvrages.
Les Salons du second Empire sont trop voisins de nous pour que nous ayons à refaire leur his
toire : en vingt années, tous les systèmes de jurys sont essayés a nouveau.
La République, à son tour, tente de remonter le courant, et grâce à l’énergie de MM. Jules Simon et Charles Blanc, nous avons en 1872 et en 1873 des salons relativement restreints ; mais le nombre ne tarde pas à l’emporter, et le gouvernement débordé institue en 1878 les expositions triennales et récapitulatives, afin d’abandonner progressive
ment les expositions annuelles à la gestion directe des artistes.
On sait comment une association s’est fondée, qui a ainsi organisé à ses risques et périls les trois derniers Salons ; le gouvernement, ne voulant pas paraître créer une concurrence aux artistes réunis en société, a reculé successivement, depuis 1881, l’ouverture de sa nouvelle exposition, et après
avoir enfin résolu de l’inaugurer cette année, il a consenti à laisser le palais des Champs-Elysées aux artistes à l’époque habituelle des Salons.
Voilà comment 1 Exposition nationale s’ouvre à une époque tant soit peu tardive; elle n’en a pas
moins de succès; elie intéresse le pays tout entier.
Il ne faut pis oublier, en effet, pour revenir à la question historique, que le mouvement auquel est resté attaché le nom de l’Académie royale ne fut pas restreint à Paris seul; il rayonna sur toute la France, et c’est à l’exemple de l’institution de la capitale que se fondèrent ces diverses académies provinciales qui étaient devenues peu à peu de véritables centres artistiques. Emportées égale
ment par l’ouragan révolutionnaire, elles ont laissé partout des traces ineffaçables; malheureusement, si dans quelques grandes villes le mouve
ment a pu se rétablir, dans la plupart aucun effort n’a été tenté pour reprendre la tradition violem
ment interrompue. C’est là un malheur national au premier chef, qui a eu pour inévitable consé
quence la décadence toujours croissante de nos industries d’art, et qui pèse encore lourdement sur les destinées du payi.
Vainement le gouvernement de Napoléon Ier tenta de rallumer des foyers qui étaient éteints ; le rôle tout doctrinal et en quelque sorte purement passif, imposé par lui à l’Académie des Beaux-Arts, devenue la quatrième classe de l’Institut, ne pouvait plus être celui de sa devancière; entre la com
pagnie fermée qui siège au palais Mazarin et la grande société, si libéralement ouverte, qu’avait fondée Lebrun, il n’y a que des ressemblances de noms ; le fait de juger les concours aux grands prix de Rome et de composer en partie les jurys de nos expositions ne saurait suffire pour donner à l’Aca
démie des Beaux-Arts actuelle , quel que soit le zèle de chacun de ses membres, l’influence prépon
dérante qu’assuraient -, à l’Académie royale les moyens d’action mis entre ses mains par son inces
sant recrutement, par son enseignement et par son action continue sur les Académies provinciales.
Ces forces multiples de l’école et de l’exposition publique, c’est l’Etat seul qui peut aujourd’hui les réunir, au grand profit de la nation ; il y a là pour lui un devoir étroit et urgent ; il semble l’avoir compris en organisant l’Exposition qui s’est ou
verte samedi dernier au palais des Champs-Elysées.
On sent tout de suite, en effet, qu’il ne s’agit plus ici d’une exposition ordinaire : le Mobilier national lui a prêté ses plus riches tentures; de tous côtés ce ne sont, dès l’entrée, que fleurs et plantes vertes s’étageant jusqu’au sommet du grand escalier; le palier lui-même a été complètement décoré; les murailles sont tendues de superbes ta
pisseries ; au centre se dresse un magnifique vase de Sèvres.
Dans les salles, les œuvres ont été accrochées avec un désir évident de les mettre dans leur jour et de les faire valoir les unes par les autres; tous les panneaux sont d’un aspect qui plaît à l’œil; les quelques ouvrages qui forment deux rangs sont de petites dimensions, et ceux du haut n’ont rien a envier à ceux qui les supportent.
Il y avait un inconvénient dans ce nouveau mode d’arrangement : les hautes murailles à fond uni pouvaient paraître bien nues et jeter une note de tristesse sur l’ensemble. On a très adroitement paré aux dangers en abaissant les vélums destinés à ta
miser la lumière; puis, pour remplir certains vides, on a eu l’heure ise idée de faire exécuter des car
touches décoratifs d’une ornementation très sobre et très simple, qui portent en lettres d’or les noms des artistes dont les œuvres sont exposées dans chaque salle; l’invention de ces cartouches est tout à fait ingénieuse; ils rendent service au public en facilitant ses recherches et sont en même temps d’un excellent effet.
Sortons maintenant du dernier Salon, réservé à la gravure en médailles et en pierres fines, et arrêtons-nous un instant en haut du grand escalier intérieur qui conduit dans la nef : l’aspect est vraiment féerique et dépasse ce qu’on aurait pu imaginer.
Tout le pourtour de la nef est décoré de tapisseries, laissant alternativement entre elles de grandes travées dans lesquelles ont été placés les ou
vrages de sculpture, se détachant sur les fonds bruns des tentures du Garde-meuble; rien qu’au point de vue des tapisseries, une telle exposition
serait incomparable ; le charme en est rehautsè encore par les œuvres de nos sculpteurs qui sont au grand complet et font vraiment honneur à l’E­
cole française; puis, au milieu des parterres garnis de fleurs, ce sont de grands vases de Sèvres qui
détachent ici leur élégant profil, là leur imposante silhouette, et dont les formes variées s’étagent sur les balustres de l’escalier.
(1) Etudes d art et d’histoire, 1 vol., à la librairie Re
nouard.