pidement devant les ouvrages qui nous sont déjà connus.
Il nous arrivera probablement, dans cet aperçu synthétique, de modifier certaines de nos précé
dentes appréciations; nous ne craignons pas d’être accusé pour cela de contradiction; c’est là justement qu’est la moralité de ce Salon récapitulatif; il nous fournit des éléments de comparaison plus variés et nous donne le moyen de prendre du recul pour suivre les évolutions successives de chaque artiste et juger de plus loin les résultats obtenus.
Dans la peinture, c’est tout naturellement l’effort vers la grande tradition décorative qui s’impose d’abord à notre attention : l’art décoratif, il nefaut pas se lasser de le répéter, n’est à aucun degré un art secondaire, comme ont cherché à le faire croire des ignorants et des incapables ; n’est-ce pas lui,
au contraire, qui fat la gloire de.toutes les grandes époques, au Parthénon comme au Vatican ?
Nous ne voudrions pas entrer trop avant dans les théories esthétiques ; l’occasion nous semble ce
pendant opportune de définir une fois pour toutes ce qu’il faut entendre par ces mots d’art décoratif,
que tout le monde emploie aujourd’hui, et dont si peu de gens, même parmi les plus cultivés, seraient en état de préciser la portée.
Un des principaux motifs de confusion à cet égard, c’est le rapprochement, la synonymie qui s’est établie depuis quelques années entre les mots d’arts appliqués à l’industrie, d’arts industriels et
d arts décoratifs ; à force de les voir employés les uns pour les autres, on a cru volontiers qu’ils
étaient équivalents, et le dernier venu n’a pas tardé à supplanter entièrement les premiers. L’er
reur est d’autant plus regrettable qu’elle est entrée dans le langage courant ; si, en effet, tous les arts industriels, et, d une façon générale, toutes les applications du beau à l’utile, relèvent de l’art déco
ratif, il ne s’ensuit pas de là que ce dernier n’ait pas une signification tout autrement comprébensive.
L’œuvre d’art décoratif, c’est celle qui a une destination, qui est conçue en vue d’un ensemble
dont elle doit faire partie intégrante, voilà la seule définition qui s’applique à toutes les circonstances,
à tous les exemples : quand Benvenuto Cellini ciselait ses poignées d’épée, ii faisait de l’art décoratif, parce que, tout en se préoccupant de les em
bellir, il ne devait pas perdre de vue les services qu’elles avaient à rendre, d’être aisément maniables et appropriées à la manière de combattre du temps.
De même pour tous les objets d’une utilité quelconque; de même aussi, si nous nous élevons au-dessus de l’utile, pour la peinture et la sculp
ture : le Jupiter Olympien, la Minerve de Phidias, aussi bien que les frises et les métopes du Parthé
non, l’Ecole d’Athènes et la Dispute du Saint- Sacrement, les plafonds de Véronèse et les pan
neaux de M. Puvis de Chavannes pour les musées d’Amiens et de Marseille, voilà autant d’œuvres
d’art décoratif, qui n’ont cependant aucune visée utilitaire, mais qui ont été conçues et exécutées en vue de destinations spéciales.
Donc, le tableau n’est pas de l’art décoratif, parce qu’il peut, sans perdre aucune de ses quali
tés, être transporté d’une galerie dans une autre; l’œuvre d’art décoratif, au contraire, peinture ou sculpture, est celle dont l’auteur a constamment eu en vue un emplacement précis et définitif, qui,
par conséquent, soit à cause de son sujet, soit à cause de ses dimensions, soit à cause du sens où elle a été traitée, ne pourrait impunément être déplacée. Voyez-vous, pour rester dans notre exem
ple, le dernier panneau de M. Puvis de Chavannes quittant le musée d’Amiens ? Où trouverait-il la place exacte dont il a besoin, les voisinages pour lesquels il a été conçu, le jour en vue duquel il a été peint, sans parler des traditions locales qui l’ont inspiré ?
La question serait bien intéressante à traiter, mais elle risquerait de nous entraîner dans des dé
veloppements qui ne seraient pas ici à leur place; nous n’irons donc pas plus loin, et nous prions nos lecteurs d’excuser cette rapide incursion dans le domaine de la théorie; il nous semblait nécessaire de mettre en lumière des vérités indiscutables, qu’on perd malheureusement trop de vue, aux
quelles surtout la plupart de nos artistes, et c’est là ce qui nous ramène au Salon, semblent n’avoir jamais songé un instant.
C’est là, du reste, une des graves erreurs de l’en
seignement donné dans nos écoles d’art, à Paris comme dans les départements, où on ne semble se préoccuper que de préparer des candidats aux grands prix de Rome; à force de n’avoii considéré que le morceau, on arrive à n’être plus capable de comprendre que le tableau isolé, et nous voyons des jeunes gens pleins de talent, comme M. Gervex, comme M. Guillaume Dubufe, commettre en ce sens les plus monstrueuses hérésies.
Quand donc les artistes comprendront-ils que la première condition d’une œuvre décorative desti
née à jouer sa partie dans un ensemble, c’est de se préoccuper des conditions générales de cet ensem
ble et de chercher tout d’abord à s’y adapter ? Au lieu de cela, on peint un tableau sans regarder plus loin, ou bien on exécute une grande machine qu’on risque de n’avoir plus ensuite qu’à rouler au fond de son atelier.
Il est, du moins, consolant d’avoir à signaler à cet égard une remarquable exception ; nous voulons parler des peintures exécutées par M. Henri Lévy pour le Panthéon.
M. Henri Lévy n’a pas paru depuis plusieurs années au palais des Champs-Elysées; on se sou
vient cependant de son Sarpedon et de son Jésus an, tombeau, œuvres d’une personnalité fine et délicate, où le futur auteur du Couronnement de Char
lemagne s’annonçait déjà comme ayant reçu le don d’en haut. Il nous revient aujourd’hui avec une immense composition qui promet de tenir fière
ment sa place dans cette église de Sainte-Geneviève dont l’administration de M. le marquis de Chennevières aura fait le véritable musée de l’art contemporain.
Ces grandes murailles nues semblaient appeler la peinture, et dans l’impossibilité où on était d’en confier la décoration à un artiste unique, dont la vie n’y aurait pas suffi, ce fut une heureuse inspi
ration de faire concourir à l’œuvre collective les plus brillants représentants de notre école. Déjà MM. Puvis de Chavannes, Cabanel, Blanc, Jean- Paul Laurens ont rempli la tâche qui leur avait été confiée; voici venir M. Henri Lévy, qui, bien que n’ayant pas encore mis la dernière main à son travail, a Cédé aux instances de ses amis et saisi l’occasion qui s’offrait à lui de le soumettre au jugement du public.
La toile devant occuper tout un vaste panneau coupé par deux colonnes engagées, le peintre n’a pas cru devoir supprimer dans son exposition ces
difficultés de l’architecture auxquelles il avait dû se soumettre ; il a eu raison ; ces obstacles font partie intégrante de son œuvre, et non seulement il les a surmontés avec beaucoup d’habileté, mais
il a même su en tirer parti avec un remarquable sens décoratif.
Le sujet, quoique partagé ainsi en trois compartiments, s’explique de lui-même; son mérite se résume et se synthétise dans le panneau central,
au milieu duquel Charlemagne apparaît gravissant les degrés du trône en haut duquel le pape l’attend debout, tenant toute prête la .couronne impé
riale. Le mouvement de l’empereur est superbe, simple sans vulgarité, majestueux sans effort, noble sans affectation ; c’est bien là le héros, le vain
queur et le pacificateur des peuples, qui ne songe pas à prendre la couronne -pour se la placer luimême sur la tête, mais qui a conscience qu’elle lui est due, et qui saurait la conquérir si elle ne lui était offerte.
Derrière lui, la foule des guerriers saluant de l’épée, tandis que derrière le pape sont les prélats et les dignitaires de l’Eglise, précédés des porteurs du dais pontifical. Les deux cortèges sont pareillement interrompus par les colonnes dont nous par
lions tout à l’heure, et qui, au lieu de morceler l’effet général, semblent, au contraire, en prolonger et en amplifier l’intérêt; tous ces p rsonnages, assis ou debout, regardant ou agissant, prennent bien, chacun à leur place, leur part de la cérémonie ; curieusement étudiés, si on les examine les uns après les autres, ils n’ont rien qui retienne trop l’attention et apportent tous leur concours à l’Ilnité de l’œuvre.
Ceci dit pour la com oosition, nous reconnaîtrons volontiers que quelques morceaux, surtout dans la partie de droite, gagneront à être repris et termi
nés ; mais, sous cette réserve, qui n’a pas d’impor
tance, puisque l’auteur a été pris de court, ii n’y a que des éloges à décerner à cette belle page de peinture. Inspirée, si l’on veut, des grandes décora
tions vénitiennes par l’entente de la couleur, puis aussi des fresques florentines par la grâce exquise et la suprême distinction des attitudes, elle dénote, en somme, une rare originalité, et si l’on tenait absolument à lui trouver des origines, ce serait surtout à la tradition française des dix-septième et dix-huitième siècles qu’il faudrait remouter ; elle s’y rattache certainement par l’élégance et la clarté, avec on ne sait quel sentiment de modernité plus raffinée, avec des recherches de colorations légères et délicates qui font penser au mot de Platon appelant la poésie « une chose légère et ailée ».
Que dire maintenant des autres peintures décoratives ? Nous les connaissions à peu près toutes, et c’est sans joie que nous les avons revues, en dépit du talent de la plupart de leurs auteurs.
Voici le plafond de M. Baudry, destiné à la Cour de cassation : ne dirait-on pas que les tons crus s’en sont encore avivés, au lieu d’être atténués par le temps ? On voudrait vraiment plus de dignité dans cette Glorification de la loi ; tout cela n’est ni approprié au sujet, comme sentiment, ni juste comme choix des types, ni harmonieux comme coloration ; ce ne sont, en définitive, que plusieurs très jolis morceaux dont la juxtaposition ne saurait suffire à constituer une belle œuvre, dans toute l’acception du mot.
Et MM. Gervex et Blanchon, avec leurs charbonniers et leurs adultes de la mairie du dix-neu
vième arrondissement? Nous avons dit, il y a quatre mois, sans comparer les mérites d’exécution, ce que nous pensions de ce système décoratif, qui consiste à mettre sur les murs la représentation plus ou moins inexacte de ce qui se passe dans un monument ou dans un voisinage ; nous n’y reviendrons donc pas.
Pas plus que sur le grand tableau de M. Guillaume Dubufe, Musique profane et Musique sacrée, intitulé dyptique à l’ancien livret, qui nous revient aujourd’hui diminué de moitié ; n’avions-nous pas raison de dire que les peintres ne soupçonnaient généralement pas les principes les plus élémen
taires de l’art décoratif, quand nous voyons un des plus intelligents et des plus distingués d’entre eux nous apporter comme une œuvre ayant son mérite et sa valeur à elle, ce qui était, l’an passé, la moitié d’une autre œuvre ?
C’est un nouvel axiome de géométrie : le tout est dans la partie.
Il nous faut bien nommer, pour être complet, M. Puvis de Chavannes ; nous n’avons jamais mé
nagé les éloges à ses grandes compositions; mais en présence du Pauvre pêcheur de 188 r et de la Femme à sa toilette, que nous ne connaissions pas, le courage nous manque pour critiquer des ouvrage* dont la portée nous échappe sans doute, mais que notre sincérité ne peut se résoudre à admirer.
La peinture religieuse n’a pas non plus de bien nombreux représentants : en tête apparaît M. Luc- Olivier Merson ; nourri de la contemplation des primitifs italiens, il a pris dans leur commerce le goût des légendes sacrées vers lesquelles le portait un mysticisme incapable de transaction ; en artiste de premier ordre qu’il est, il s’est bien gardé d’em
prunter à ses maîtres préférés leurs procédés qui n’auraient plus eu chez lui l’excuse de la naïveté; dessinateur correct et élégant, il n’a rien sacrifié à la pureté des formes, et jusque dans les lignes si nettement découpées de ses paysages aux grands horizons, on retrouve je ne sais quelle gravité aus
tère et réfléchie qui arrête le regard et prolonge l’attention; sa couleur ne cherche pas la variété, elle procède par oppositions vigoureuses ; ce ne sont que quelques notes, sans rien qui aspire au brillant; mais ces quelques notes sont si justes et si précises qu’elles contribuent encore à accentuer l’émotion qui se dégage de l’œuvre.
M. Merson est certainement, en dépit de son tout apparent préraphaélisme, un des peintres les plus personnels de notre temps; voyez successive
ment son Saint-Isidore laboureur, son Repos en
Egypte et son Saint-François d Assise prêchant aux poissons, vous pourrez aimer plus ou moins
cette peinture aux contours un peu arrêtés, vous pourrez goûter plus ou moins ce rapprochement quelque peu étrange de la vision et de la vie réelle, mais vous serez obligé de reconnaître que vous êtes en présence d’un artiste merveilleusement doué, qui a le mérite d’innover sans être révolutionnaire, qui a su se pénétrer du sentiment des maîtres de Pérouse et d’Assise sans imiter en rien leur ma