En ce moment, on frappa à la porte; le commandant alla ouvrir; c’était le héros de Columba.
— Entrez, cousin, dit le commandant; vous arrivez à propos... Mon cer inzéniour, vous pouvez mettre le cousin au courant de notre entretien; je réponds de sa discrétion encore piou que de la mienne, et il pourra nous donner quelques b ms avis.
Don César de R..., auteur de l’incomparable et véridique coup de fusil raconté par M. Mérimée,
avait alors soixante ans; sous son costume à la vieille mode corse, pantalon et grande veste de ve
lours et barreta pinsuta brodée, on distinguait bien vite un véritable gentleman, comme le bandit
baron de Sanpietri, dont il était, du reste, aussi le cousin.
Don Cé.ar, à la suite de ce merveilleux coup de
fusil, était demeuré trois ans à la campagne, pendant que l’on instruisait son procès qui, de lon
gueurs en longueurs, de protections en protections, aboutit à une ordonnance de non-lieu; car il prouva qu’il avait été attaqué et qu’il avait reçu deux balles dans l’épaule et dans le bras droit, avant d’abattre ses deux adversaires par ce coup double
de la main gauche, devenu légendaire d un cap à l’autre.
On mit don César au courant de la situation du sous-lieutenant et il fut prié de donner son avis.
— Il nes’agit que de Napolitains, c’est vrai; mais je ne suis pas tout à fait de votre sentiment, cousin, répondit-il au commandant, aucun ennemi n’est à dédaigner et la jalousie peut donner au plus lâche une énergie redoutable... D’aiileurs, je connais ce Jacopo; il m’a passé, sur sa barque, à la Madeleine, où j’allai, l’an dernier, voir notre cousin Sanpietri... C’est un homme sombre et farouche, capable de dissimulation. Quand il découvrira qu’il esttrompé,
il ne dira rien, mais il veillera, feignant de ne rien voir, pour mieux surprendre les deux amants et frapper un coup sûr, sans danger pour lui...
— Et puis qu’est-ce que je demande au commandant? dit l’ingénieur, d’empêcher, pour un motif de service, M. du Luc de sortir demain. Après,
comme je vous l’ai dit, les pêcheurs doivent partir et nous aurons, jusqu à leur retour, dix jours de tranquillité, pendant lesquels nous pourrons aviser à un moyen définitif et radical pour couper court à une liaison qui deviendrait funeste, certainement. Je vous l’avoue, messieurs, je tremble; il peut lui arriver malheur aujourd’hui et j’ai trop tardé peutêtre à vous parler... Il peut lui en arriver demain et songez, commandant, à vos regrets, si vous deviez vous reprocher de n’avoir rien fait pour l’éviter.
— M. Leblanc dit vrai, ajouta don César, et puis, cousin, c’est demain vendredi!... A coup sûr, s’il devait arriver un malheur!...
— Ah! oui; c’est demain le mauvais zour! Je n’y avais pas pensé, s’écria le brave commandant, superstitieux comme tout bon Corse et se rendant à cette bonne raison... Eh bien! laissez-moi faire, je saurai bien trouver un moyen per arrêter demain votre amoureux... Si vous voulez, en attendant l’heure du dîner, allons nous promener à la marine; le grand air me donne des idées, et pouis je devine, moun bon inzéniour, votre envie d’aller à la rencontre de votre ami.
Ils descendirent au port ; pendant le trajet, le commandant, tout à ses pensées, ne disait rien, mais de temps en temps, il souriait dans sa moustache blanche.
— Eh bien! commandant, dit Edmond toujours occupé de sa crainte, vous avez trouvé le moyen ? Vous pensez à donner un ordre de service à Georges pour le retenir, comme je vous en ai prié ?
— Hé! non, mon cer, je ne souis pas son commandant, je ne souis que le commandant de place; il faudrait lui faire donner cet ordre par le capitainecommandant de son bataillon et c est oun vieil im
bécile à qui nous devrions tout raconter... Non, j’ai quelque chose, j’ai mieux que cela; soyez certain que votre Giorgio ne sortira pas demain... Mà, qu’est-ce que je vois là-bas?
En effet, à cinquante pas, arrivait vers eux un petit groupe de cinq ou six personnes, sur le pas
sage duquel hommes et femmes faisaient le signe de la croix.
S’étant approchés, ils reconnurent un voltigeur corse mort ou peu s’en faut, étendu sur une civière de branches de myrte, portée par deux de ses camarades et par deux bergers ; deux autres volti
geurs marchaient à côté, l’un d’eux ayant le bras en écharpe et soutenu par l’autre.
Salute a noi, firent à la fois le commandant et don César, en se découvrant et en faisant aussi le signe de la croix; qui a fait ce coup?
Le blessé, qui était le sous-officier, fit, de son bras libre, le salut militaire :
— Ce coup, mon commandant, répondit-il en montrant le mourant, c’est le stylet de Sanpietri... et celui-ci, ajouta-t-il en indiquant son bras fracassé, c’est le pistolet de Sanpietri.
— Bravo engino ! ne put s’empêcher de murmurer entre ses dents le héros de Columba, pendant que l’œil du commandant étincela.
— Poverino\ dit le commandant en jetant un regard de compassion sur le mourant, et Sanoietri, vous l’avez pris ou tué ?
»— Oh! oh! il est défendu de prendre ou de tuer Sanpietri comme cela, ricana un des deux bergers corses.
L’œil du commandant et le regard de don César se rencontrèrent dans un éclair de triomphe.
— Voyons, sergent, contez-moi cela.
— Pour lors donc, mon commandant, voilà que hier au soir, mon 1 eutenant me dit : Sergent, vous allez prendre quatre hommes, qu’il me dit, en me désignant tels et tels et partir avec eux à l’entrée
de la nuit. Avant six heures du matin, il faut que vous soyez embusqués sur le chemin de Porto- Vecchio à Sanpietri, sous les trois grands châtai
gniers qui se trouvent au milieu de l’éclaircie des maquis. Bientôt, vous verrez passer Sanpietri et je n’ai pas besoin de vous recommander de faire votre devoir, qu’il me dit.
Cela fut fait comme dit, mon commandant. A cinq heures et demie nous étions à notre poste, et environ une heure après, Sanpietri arriva vers nous, venant du côté de Portovecchio. Nous au
rions pu le tuer d’une décharge de nos carabines, mais il nous est défendu de tirer les premiers.
Quand il fut sous l’ombre du premier châtaignier, le caporal Corti, qui est là étendu, n’eut pas la patience d’attendre mon signal ; il s’élança pour le saisir par le milieu du corps, mais dans sa précipitation, il s’accrocha à une racine, faillit tomber, et se redressant, ne réussit à prendre Sanpietri que par une jambe, reçut instantanément un coup de stylet dans le cou qui lui fit lâcher prise, et si
multanément, moi, mon commandant, qui m’étais
élancé deux secondes après le caporal, au moment où j’allais saisir Sanpietri, je reçus un coup de pis
tolet qui me fit tourner comme une toupie en me fracassant le bras, pendant que Sanpietri me disait : — C’est malheureux pour ton pauvre caporal, Poli; toi, je n’ai pas voulu te tuer, mais n’y reviens pas !
Et par derrière les troncs et les basses branches des châtaigniers, sautant comme un mouflon, il gagna le maquis, manqué par les carabines de ces trois imbéciles.
— J’en souis facé per vous, sergent, et per le caporal, dit le commandant qui jubilait intérieure
ment. Je savais que vous étiez sortis hier au soir avec vos hommes et je sais que votre lieutenant est sorti à minuit avec le sergent Lecci et cinq hom
mes... oun bon commandant sait tout ce qui se passe dans sa place... Mà, peut-être que le lieute- Andrinetti aura été piou heureux que vous; ajouta
t-il, d’un air goguenard, surtout s’il a bien sou prendre ses précautions. Oh ! avec Sanpietri il ne faut rien négliger!... Et ensuite, vous ne l’avez pas poursuivi?
— Ah ! bien oui, mon commandant, il a traversé en un clin d’œil les fourrés comme un sanglier, et parvenu au sommet des roches, il nous a crié : — Au revoir, mes amis; bien des compliments à votre brave lieutenant, et mes respects à mes deux cou
sins, le commandant et. don César, quand vous les verrez.
— Oui, oui, c’est oun bon parent et oun bon
ami, conclut le commandant en souriant malgré lui... Allez panser votre blessoure, sergent, et dites au dotteur de venir ce soir me rendre compte de votre état et de celui du caporal...En passant devant chez moi, faites-vous donner dix bouteilles de mon vin de France ; c’est oun remède souverain contre les blessoures... Vous êtes de braves soldats, vous n’avez pas réoussi, mà vous ferez mieux oune autre fois !
Quand les voltigeurs se furent éloignés :
— Ils font oun f..... métier, ajouta le commandant en se tournant vers don César et Edmond ; il faut bien les encourager, ce n’est pas leur faute si on leur commande oun service stoupide... Mà, il commence à faire noir et je ne vois pas revenir notre amoureux.
— Il devrait être là depuis une heure, répondit l’ingénieur; ah ! commandant, j’aurais dû vous en parler hier. Remontez avec don César, je vais l’attendre, et s’il tarde, j irai à sa rencontre.
— Mà nous allons attendre aussi ; je ne suis pas sans inquiétude moi-même; décidément, vous avez raison, mon cer ami, il faut l’empêcher d’y reve
nir; per demain, je m’en charge et per piou tard, nous aviserons.
— Mais le voilà, je crois, dit don César.
En effet, un cavalier passait au galop non loin d’eux dans l’obscurité naissante ; ils l’appelèrent, il s’arrêta.
— Eh ! bonzour donc, lioutenant, vous avez dou faire oune bonne çasse pour arriver si tard !
— Ah ! c’est vous, mon commandant, répondit Georges en mettant pied à terre..., bonsoir Ed
mond, salut don César... Oui, j’arrive en retard,
parce que je me suis obstiné à demeurer à l’affût des canards qui se sont obstinés à ne pas venir.
— Ah! vous étiez à l’affout!... zolie çasse, lieutenant; mà on y attrape souvent dou plomb qui n’est pas toujours destiné aux canards... Ze ne vous dis que ça... allons, mon ami, remontez vite à cheval... Nous vous prendrons en passant devant chez vous pour aller dîner.... Vous devez mourir de faim et de soif. . Mà vous avez l’air de marcher péniblement, seriez-vous blessé?
— Oh ! ce n’est rien, mon commandant, je m’étais foulé légèrement le pied et...
— Ze comprends ! pendant que vous étiez assis à l’affout... ça c’est vou !... Il faudra l’entourer d’oun cataplasme d offs (œufs) battous, pas les rouges, rien que les blancs...
— Enfin, dit l’ingénieur, pendant qu’il s’éloignait, le voilà quitte à bon marché pour aujourd’hui!... mais demain!...
— Mà quand je vous dis que per demain, je m’en charge... et aussi per les zours suivants... laissez-moi faire, car je vous avoue que je commençais à avoir peur.
Pendant le dîner, il ne fut question que de Sanpietri et de la bataille avec les voltigeurs. Cela donna lieu à une discussion assez animée entre l’élément corse, représenté par don César et les deux frères P..., renforcés de deux ou trois officiers, et l’élément continental, composé de la plus grande partie des officiers, avec le capitaine du génie, le sous-inspecteur des douanes et tous les fonctionnaires civils.
Le brave commandant Péri ne savait comment s’en tirer pour concilier les devoirs d’un bon com
mandant de place,dépositaire de l’autorité militaire et civile, avec ses sympathies pour messieurs les bandits et son admiration pour son illustre et redoutable cousin.
Le sous-lieutenant du Luc, dans des précédentes et nombreuses discussions, s’était constamment prononcé avec force contre le banditisme, en récla
mant les plus énergiques moyens de répression. On ne fut pas peu surpris de l’entendre aujourd’hui prendre la défense de Sanpietri et des bandits en général.
Il fit en leur faveur et en faveur de ces sauvages duels corses un éloquent, plaidoyer qui clôtura la discussion par la défaite du parti continental.
— Vous avez diablement changé depuis trois jours, mon cher Georges, lui dit à voix basse l’ingénieur placé à son côté... Mais m’apprendrez-vous
— Entrez, cousin, dit le commandant; vous arrivez à propos... Mon cer inzéniour, vous pouvez mettre le cousin au courant de notre entretien; je réponds de sa discrétion encore piou que de la mienne, et il pourra nous donner quelques b ms avis.
Don César de R..., auteur de l’incomparable et véridique coup de fusil raconté par M. Mérimée,
avait alors soixante ans; sous son costume à la vieille mode corse, pantalon et grande veste de ve
lours et barreta pinsuta brodée, on distinguait bien vite un véritable gentleman, comme le bandit
baron de Sanpietri, dont il était, du reste, aussi le cousin.
Don Cé.ar, à la suite de ce merveilleux coup de
fusil, était demeuré trois ans à la campagne, pendant que l’on instruisait son procès qui, de lon
gueurs en longueurs, de protections en protections, aboutit à une ordonnance de non-lieu; car il prouva qu’il avait été attaqué et qu’il avait reçu deux balles dans l’épaule et dans le bras droit, avant d’abattre ses deux adversaires par ce coup double
de la main gauche, devenu légendaire d un cap à l’autre.
On mit don César au courant de la situation du sous-lieutenant et il fut prié de donner son avis.
— Il nes’agit que de Napolitains, c’est vrai; mais je ne suis pas tout à fait de votre sentiment, cousin, répondit-il au commandant, aucun ennemi n’est à dédaigner et la jalousie peut donner au plus lâche une énergie redoutable... D’aiileurs, je connais ce Jacopo; il m’a passé, sur sa barque, à la Madeleine, où j’allai, l’an dernier, voir notre cousin Sanpietri... C’est un homme sombre et farouche, capable de dissimulation. Quand il découvrira qu’il esttrompé,
il ne dira rien, mais il veillera, feignant de ne rien voir, pour mieux surprendre les deux amants et frapper un coup sûr, sans danger pour lui...
— Et puis qu’est-ce que je demande au commandant? dit l’ingénieur, d’empêcher, pour un motif de service, M. du Luc de sortir demain. Après,
comme je vous l’ai dit, les pêcheurs doivent partir et nous aurons, jusqu à leur retour, dix jours de tranquillité, pendant lesquels nous pourrons aviser à un moyen définitif et radical pour couper court à une liaison qui deviendrait funeste, certainement. Je vous l’avoue, messieurs, je tremble; il peut lui arriver malheur aujourd’hui et j’ai trop tardé peutêtre à vous parler... Il peut lui en arriver demain et songez, commandant, à vos regrets, si vous deviez vous reprocher de n’avoir rien fait pour l’éviter.
— M. Leblanc dit vrai, ajouta don César, et puis, cousin, c’est demain vendredi!... A coup sûr, s’il devait arriver un malheur!...
— Ah! oui; c’est demain le mauvais zour! Je n’y avais pas pensé, s’écria le brave commandant, superstitieux comme tout bon Corse et se rendant à cette bonne raison... Eh bien! laissez-moi faire, je saurai bien trouver un moyen per arrêter demain votre amoureux... Si vous voulez, en attendant l’heure du dîner, allons nous promener à la marine; le grand air me donne des idées, et pouis je devine, moun bon inzéniour, votre envie d’aller à la rencontre de votre ami.
Ils descendirent au port ; pendant le trajet, le commandant, tout à ses pensées, ne disait rien, mais de temps en temps, il souriait dans sa moustache blanche.
— Eh bien! commandant, dit Edmond toujours occupé de sa crainte, vous avez trouvé le moyen ? Vous pensez à donner un ordre de service à Georges pour le retenir, comme je vous en ai prié ?
— Hé! non, mon cer, je ne souis pas son commandant, je ne souis que le commandant de place; il faudrait lui faire donner cet ordre par le capitainecommandant de son bataillon et c est oun vieil im
bécile à qui nous devrions tout raconter... Non, j’ai quelque chose, j’ai mieux que cela; soyez certain que votre Giorgio ne sortira pas demain... Mà, qu’est-ce que je vois là-bas?
En effet, à cinquante pas, arrivait vers eux un petit groupe de cinq ou six personnes, sur le pas
sage duquel hommes et femmes faisaient le signe de la croix.
S’étant approchés, ils reconnurent un voltigeur corse mort ou peu s’en faut, étendu sur une civière de branches de myrte, portée par deux de ses camarades et par deux bergers ; deux autres volti
geurs marchaient à côté, l’un d’eux ayant le bras en écharpe et soutenu par l’autre.
Salute a noi, firent à la fois le commandant et don César, en se découvrant et en faisant aussi le signe de la croix; qui a fait ce coup?
Le blessé, qui était le sous-officier, fit, de son bras libre, le salut militaire :
— Ce coup, mon commandant, répondit-il en montrant le mourant, c’est le stylet de Sanpietri... et celui-ci, ajouta-t-il en indiquant son bras fracassé, c’est le pistolet de Sanpietri.
— Bravo engino ! ne put s’empêcher de murmurer entre ses dents le héros de Columba, pendant que l’œil du commandant étincela.
— Poverino\ dit le commandant en jetant un regard de compassion sur le mourant, et Sanoietri, vous l’avez pris ou tué ?
»— Oh! oh! il est défendu de prendre ou de tuer Sanpietri comme cela, ricana un des deux bergers corses.
L’œil du commandant et le regard de don César se rencontrèrent dans un éclair de triomphe.
— Voyons, sergent, contez-moi cela.
— Pour lors donc, mon commandant, voilà que hier au soir, mon 1 eutenant me dit : Sergent, vous allez prendre quatre hommes, qu’il me dit, en me désignant tels et tels et partir avec eux à l’entrée
de la nuit. Avant six heures du matin, il faut que vous soyez embusqués sur le chemin de Porto- Vecchio à Sanpietri, sous les trois grands châtai
gniers qui se trouvent au milieu de l’éclaircie des maquis. Bientôt, vous verrez passer Sanpietri et je n’ai pas besoin de vous recommander de faire votre devoir, qu’il me dit.
Cela fut fait comme dit, mon commandant. A cinq heures et demie nous étions à notre poste, et environ une heure après, Sanpietri arriva vers nous, venant du côté de Portovecchio. Nous au
rions pu le tuer d’une décharge de nos carabines, mais il nous est défendu de tirer les premiers.
Quand il fut sous l’ombre du premier châtaignier, le caporal Corti, qui est là étendu, n’eut pas la patience d’attendre mon signal ; il s’élança pour le saisir par le milieu du corps, mais dans sa précipitation, il s’accrocha à une racine, faillit tomber, et se redressant, ne réussit à prendre Sanpietri que par une jambe, reçut instantanément un coup de stylet dans le cou qui lui fit lâcher prise, et si
multanément, moi, mon commandant, qui m’étais
élancé deux secondes après le caporal, au moment où j’allais saisir Sanpietri, je reçus un coup de pis
tolet qui me fit tourner comme une toupie en me fracassant le bras, pendant que Sanpietri me disait : — C’est malheureux pour ton pauvre caporal, Poli; toi, je n’ai pas voulu te tuer, mais n’y reviens pas !
Et par derrière les troncs et les basses branches des châtaigniers, sautant comme un mouflon, il gagna le maquis, manqué par les carabines de ces trois imbéciles.
— J’en souis facé per vous, sergent, et per le caporal, dit le commandant qui jubilait intérieure
ment. Je savais que vous étiez sortis hier au soir avec vos hommes et je sais que votre lieutenant est sorti à minuit avec le sergent Lecci et cinq hom
mes... oun bon commandant sait tout ce qui se passe dans sa place... Mà, peut-être que le lieute- Andrinetti aura été piou heureux que vous; ajouta
t-il, d’un air goguenard, surtout s’il a bien sou prendre ses précautions. Oh ! avec Sanpietri il ne faut rien négliger!... Et ensuite, vous ne l’avez pas poursuivi?
— Ah ! bien oui, mon commandant, il a traversé en un clin d’œil les fourrés comme un sanglier, et parvenu au sommet des roches, il nous a crié : — Au revoir, mes amis; bien des compliments à votre brave lieutenant, et mes respects à mes deux cou
sins, le commandant et. don César, quand vous les verrez.
— Oui, oui, c’est oun bon parent et oun bon
ami, conclut le commandant en souriant malgré lui... Allez panser votre blessoure, sergent, et dites au dotteur de venir ce soir me rendre compte de votre état et de celui du caporal...En passant devant chez moi, faites-vous donner dix bouteilles de mon vin de France ; c’est oun remède souverain contre les blessoures... Vous êtes de braves soldats, vous n’avez pas réoussi, mà vous ferez mieux oune autre fois !
Quand les voltigeurs se furent éloignés :
— Ils font oun f..... métier, ajouta le commandant en se tournant vers don César et Edmond ; il faut bien les encourager, ce n’est pas leur faute si on leur commande oun service stoupide... Mà, il commence à faire noir et je ne vois pas revenir notre amoureux.
— Il devrait être là depuis une heure, répondit l’ingénieur; ah ! commandant, j’aurais dû vous en parler hier. Remontez avec don César, je vais l’attendre, et s’il tarde, j irai à sa rencontre.
— Mà nous allons attendre aussi ; je ne suis pas sans inquiétude moi-même; décidément, vous avez raison, mon cer ami, il faut l’empêcher d’y reve
nir; per demain, je m’en charge et per piou tard, nous aviserons.
— Mais le voilà, je crois, dit don César.
En effet, un cavalier passait au galop non loin d’eux dans l’obscurité naissante ; ils l’appelèrent, il s’arrêta.
— Eh ! bonzour donc, lioutenant, vous avez dou faire oune bonne çasse pour arriver si tard !
— Ah ! c’est vous, mon commandant, répondit Georges en mettant pied à terre..., bonsoir Ed
mond, salut don César... Oui, j’arrive en retard,
parce que je me suis obstiné à demeurer à l’affût des canards qui se sont obstinés à ne pas venir.
— Ah! vous étiez à l’affout!... zolie çasse, lieutenant; mà on y attrape souvent dou plomb qui n’est pas toujours destiné aux canards... Ze ne vous dis que ça... allons, mon ami, remontez vite à cheval... Nous vous prendrons en passant devant chez vous pour aller dîner.... Vous devez mourir de faim et de soif. . Mà vous avez l’air de marcher péniblement, seriez-vous blessé?
— Oh ! ce n’est rien, mon commandant, je m’étais foulé légèrement le pied et...
— Ze comprends ! pendant que vous étiez assis à l’affout... ça c’est vou !... Il faudra l’entourer d’oun cataplasme d offs (œufs) battous, pas les rouges, rien que les blancs...
— Enfin, dit l’ingénieur, pendant qu’il s’éloignait, le voilà quitte à bon marché pour aujourd’hui!... mais demain!...
— Mà quand je vous dis que per demain, je m’en charge... et aussi per les zours suivants... laissez-moi faire, car je vous avoue que je commençais à avoir peur.
Pendant le dîner, il ne fut question que de Sanpietri et de la bataille avec les voltigeurs. Cela donna lieu à une discussion assez animée entre l’élément corse, représenté par don César et les deux frères P..., renforcés de deux ou trois officiers, et l’élément continental, composé de la plus grande partie des officiers, avec le capitaine du génie, le sous-inspecteur des douanes et tous les fonctionnaires civils.
Le brave commandant Péri ne savait comment s’en tirer pour concilier les devoirs d’un bon com
mandant de place,dépositaire de l’autorité militaire et civile, avec ses sympathies pour messieurs les bandits et son admiration pour son illustre et redoutable cousin.
Le sous-lieutenant du Luc, dans des précédentes et nombreuses discussions, s’était constamment prononcé avec force contre le banditisme, en récla
mant les plus énergiques moyens de répression. On ne fut pas peu surpris de l’entendre aujourd’hui prendre la défense de Sanpietri et des bandits en général.
Il fit en leur faveur et en faveur de ces sauvages duels corses un éloquent, plaidoyer qui clôtura la discussion par la défaite du parti continental.
— Vous avez diablement changé depuis trois jours, mon cher Georges, lui dit à voix basse l’ingénieur placé à son côté... Mais m’apprendrez-vous