N° 33


JUIN 1901 L ART DÉCORATIF




LES SALONS DE 1901


RENE LALIQUE


V


OICI un artiste qui a surgi, depuis quelques
années, dans la section des arts décoratifs du Salon, et qui s’est fait, presque immédiate
ment, un nom célèbre. On l’a glorifié et imité comme il convenait. Il a créé un genre et une mode. Il a émerveillé les femmes. Il a conquis les suffrages de ceux qui savent l’histoire du bijou. Enfin, ceux qui suppriment volontiers, dans leurs jugements, tout ce qui a trait aux années d’apprentis
sage, au travail, à la science, à la recherche obstinée ont proclamé, avant le succès de la pièce d’Alfred Capus, qu’il
avait la «veine». C’est le mot qui répond à tout, qui explique tout.
Heureusement pour M. René Lalique, il y a dans le succès de son art autre chose que la veine, que le hasard, que la conjonction des circonstances favorables. Sans doute, cet art est l’expression d’un moment, il ne plai
rait pas à tous s’il n’avait pas le charme fugitif de l’actualité,
la date d’aujourd’hui, la marque du Paris
élégant au goût dispersé et cosmopolite, s’il n’avait pas de contact avec la littérature née de l’instant, s’il ne donnait pas aux esprits la même ivresse subite que le jeu chantant et délicieux de
Sarah Bernhardt, que la verve imagée du poète abondant et subtil de Cyrano de Bergerac et de Y Aiglon. Si l’on faisait un tableau général de nos mœurs, de nos goûts, de nos désirs, de nos faiblesses et de nos forces, de tout ce qui anime
nerveusement l’existence de maintenant, il est certain que les bijoux de M. René Lalique ne devraient pas être oubliés, qu’ils sont parmi les expressions d’une certaine vie subtile et fine, dé
traquée et maladive. C’est un art de sensations cherchées, de pâles couleurs, de nerfs tressail
lants. Par là, il subit une époque, — et il la ravit, parce qu’elle se retrouve en lui, parée d’une grâce faite tour à tour de vivacité et d’alan
guissement; elle se reconnaît là, rare, précieuse, elle s’é­
prend de sa propre distinction, elle se
mire et se sourit avec complaisance.
S’il n’y avait pas eu cet accord entre les bijoux de M. La
lique et celles et ceux qui devaient les porter, le succès d’art aurait pu être aussi grand, la vogue
auprès du public n’aurait pas été aussi rapide, n’aurait pas emporté l’unanimité. Ce n’est là, je crois, que constater un fait. Mais combien ce serait se tromper que de croire à une préméditation.
Il y a autre chose chez l’artiste que cette force fugitive, qui conquiert tous les suffrages
RENÉ LALIQUE