HISTOIRE DE LA SEMAINE


Je vous disais, la semaine dernière :
« Au fond, sous ces apparences compliquées, la « situation est bien simple : la grande querelle qui « va se vider — et qui recommencera bien des fois «encore — est et sera toujours, la vieille, l’éter« nelle querelle entre les modérés et les radicaux. »
Si je me permets de me citer moi-même et de vous rappeler dans son texte mon appréciation de la semaine dernière, c’e=t que les paroles mêmes de M. Ferry viennent de justifier— et plus peutêtre qu’il ne conviendrait — la formule que j’avais donnée de la situation actuelle.
En arborant avec cette impétuosité quelque peu brutale le drapeau de combat, en proclamant avec tant de hauteur provocante son désir de« bataille», M. le président du Conseil a pris une situation agressive qui, si elle a des avantages, pourrait bien n’ètre pas sans in.onvénients.
Au point de vue purement parlementaire, il peut y avoir avantage. Les majoiités ministérielles ai
ment les gouvernements forts; et, bien quel’audace ou la brutalité ne soient pas précisément la force, elles en ont l’apparence; du moins, elles suffi.ent à rassurer momentanément les timides. D ailleurs, les « modérés»— puisqu’on se sert de ce mot dont l’exactitude est fort loin d’être patfaite, —les mo
dérés, dis-je, se sentant menacés dans leur situation électorale par le progrès croissant du radicalisme, considéreront certainement la querelle du ministre comme leur querelle propre et le soutiendront... jusqu’au jour où ils le reconnaîtront impuissant à leur assurer leur réélection.
Cette lutte, bien qu’elle ne soit officiellement annoncée que depuis hier, n’est point du tout nouvelle et ce n’est pas d’hier qu’elle a commencé.
Le jour où, forcé de prendre le pouvoir M. Gambetta se vit forcé de restreindre son programme et d’abandonner comme il réalisables beaucoup de ses revendications, la lutte entre modérés et radicaux fut ouverte, et M. Gambetta fut renversé par la
coalition, passablement hétérogène, des radicaux qui l’accusaient de modéiantisme et cLs centre
gauchers les plus modérés que le scrutin de liste menaçait dans ce qu’un député peut avoir de plus cher : leur réélection.
La situation de M. J. Ferry, n’est pas encore aujourd’hui celle de M. Gambetta tn 1882 ; mais cela pourra venir à quelques nuances près. Quant à présent, o-tre les gambettistes, qui lui appar
tiennent, pour ainsi d.re, par droit d’héritage, M. Ferry réunit autour delui la plupart des mem
bres de l’ancien « centre gauche » et il essaie de rallier, autour du diapeau de la « modération » tous les hésitants du centre gauche, et même de
l’ancien centre droit. L’entrée simultanée dans le ministère du général Campenon et de M. Casimir Périer donne à la politique parlementaire de M. Ftrry son véritable caractère.
Ce n’est pas que M. Ferry, comme on le lui reproche violemment dans les feuilles radicales, soit « orléaniste ». D orléanistes, à vrai dire, sauf au
Sénat, on n’en trouverait guère. Dans la partie du Parlement qui se catalogue sous la rubri
que républicaine, il n’est pas un seul homme, voire parmi les plus modérés, qui s’avoue orléa
niste. Et, dan, la droite, tant au Sénat qu’à la Chambre, bien que tous les royalistes soient, à cette heure, forcément et officiellement orléanistes par la vertu des principes et par la tou.e puissance du droit divin, on n’en trouverait pas deux douzaines dans la Chambre et tout au plus en trouverait-on trois douzaines au Sénat qui soient orléanistes dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire personnelle
ment dévoués au chef de la maison d’Orléans et partisans déclares d une monarchie plus ou moins constitutionnelle sur le modèle de 1830.
Mais si l’on définit l orléanisme comme l’ont fait, à la Chambre, MM. Clemenceau tt Léon Renault
— chacun à son point de vue — si on considère l’orléanisme comme «un état d esprit» particulier,
comme une « conception politique », comme une « façon particulière d’appliquer le programme ré
publicain » ; si, en un mot, on entend sous ce vocable une politique de résistance, il est certain qu’il y a
pas mal d’orléanistes dans le Parlement et qu’à l’heure présente ils pourraient bien — j usqu’à nouvel ordre — former une majorité.
Mais cette majorité, si compacte qu’elle puisse être quant à présent, n’a rien de solide ; d’abord
parce qu’elle 11’est point homogène, puis parce qu’en dthors du Parlement il y a les électeurs, dont
la défaveur et la menace, pour peu qu’elles s’accentuent, sont irrésistibles dans leurs effets sur les députés. La majorité n’est pas homogène parce que parmi les républicains modérés il en est de deux sortes : ceux qui, républicains d’occasion, se rési
gnerait n. aisément — et même avec plaisir — au rétablissement d’une monarchie constitutionnelle; et ceux qui, malgré leur modération et leur conservatisme, sont républicains de principe et adversaires de toute monarchie.
De ces républicains sujets à conversion il en est bien une centaine dans la Chambre et, depuis long
temps, — surtout depuis le décret sui les emplois militaires des princes— ils sont catalogués comme « orléanistes déguisés ». Ceux-là, dans ces derniers temps, ont voté parfois contre M. Ferry, ne lui pardonnant pas les mesures prises contre les prin
ces. Par la di.-grâce de M. le général Thibaudin et l’entrée de M. Casimir Périer, M. Ferry vient de se les rattacher définitivement, ce qui lui garantit, en même temps, un gros appoint pour sa majorité min stérielle et une certaine neutralité bienveillante dans les rang, de la droite royaliste.
Mais ce renfort et cette neutralité, s’ils assirent à M. Ferry la majorité certaine pour le moment, sont de nature à lui crée r de graves embarras pour l’avenir. Parmi les républicains modérés, il y aura certainement scission, un moment ou l’autrc.Tous ceux qui, définitivement et irrévocablement se sentiront perdus devant leurs éLcteurs; ceux qui reconnaîtront, avec certitude, qu’L ne leur est pas possible de se faire réélire, ceux-là, certaine
ment, en grande majorité— je ne veux pas dire tous, parce qu’il faut toujours laisser la place aux exceptions honorables — se jetteront à corps perdu dans la réaction, dans l’orléanisme; et si quelque tentative hasardeuse se fait, c’est de la qu’elle vien
dra, risquée par ces décavés qui voudront jouer leur va tout.
Mais les autres suivront le mouvement de leurs électeurs, et le jour où il leur sera prouvé que la puissance électorale du gouvernement est nulle; le jour où il leur sera démontré que, pour être réélu, il faut avoir voté contre M. Ferry, ce jour-là verra Jis araître la majorité ministérielle.
Et, par un phénomène étrange mais qui se produit presque toujours aux péiiodes de reaction et de résistance, plus sera foi te la rcsistance que pro
voquent les progrès de l’opposition, plus sera fort l entraînement qui porte les masse, vers l’opposition radicale.
A l’heure présente, la façon dont se produira ce phénomène est loin d’être indifférente. Si la vicoire — dès à présent certaine — que va remporter M. Ferry dans la « bataille » qu’il annonce, est une victoire passagère; si M. Ferry, momentané
ment vainqueur, succombe avant le printemps, l’effort de l’opposiiion s’atténuera par la victoire et l’avènement au pouvo.r des « libéraux-radi
caux », ralentira ou détournera le mouvement, des masses vers le radicalisme.
Mais si la victoire de M. Ferry est de celles qui lurent; si son minis;.è,e se maintient encore an
an ou dix-huit mois — ce qui n’est d’ailleurs guère probable — les progrès électoraux du radicalisme seront d’autant plus considérables que le règne des
modérés durera plus longtemps, et les élections de 1885 pourront être singulièrement accentuées.
Décret convoquant les Chambres en session extraordinaire pour le mardi 23 octobre.
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M. Jean Casimir Périer, député de l’Aube, est nommé lous-secrétaire d’Etat au ministère de la guerre.
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13 octobre. Départ de Paris de M. le président du conseil et du ministre des travaux publics, se rendant au Havre et à Elbeuf, Des discours politiques, créant une situation que nous apprécions plus haut, sont pro
noncés à Rouen et au Havre par M. Jules Ferry. Les ministres rentrent lundi à Paris.
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Retrait par le ministre de la guerre de la circulaire relative à la gendarmerie que le général Thibaudin avait adressée aux généraux commandant les corps d’armée. Cette circulaire visait les instructions don
nées à la gendarmerie par les ministres de la guerre et de l’intérieur à la date du 12 janvier 1882. Or, à cette
date, le ministre de la guerre était M. le général Campsnon, et le ministre dé l’intérieur, M. Waldeck Rousseau.
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Publication au Journal officiel des produits des impôts directs et indirects pendant les trois premiers trimestres de 1883.
Le Journal officiel fait également connaître la situation du commerce de la France pendant les neuf pre
miers mois de 1883. Du 1e1 janvier au 30 septembre, les importations se sont élevées à 3,636,756,000 et les exportations à 2,531,189,000 francs.
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Algérie. — Conférence des sénateurs et des députés de l’Algérie avec M. Tirman, relative aux diverses questions intéressant actuellement la colonie. L’entre
tien a porté aussi sur la reconstruction de la Kouba El- Abiod-Sidi-Cheikh.Dès sa rentrée à Paris, la députation algérienne fera, dit-on, une démarche auprès du gouvernement, afin de lui faire connaître le sentiment pé
nible éprouvé par la population, à la nouvelle d’un acte que les représentants de la colonie considèrent comme impoîitique et pouvant avoir des conséquences fâcheuses pour la sécurité du pays.
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Espagne. — Démission du ministère. Voici la composition du nouveau cabmet : Présidence du conseil : M. J. de Posada Herrera, ancien président de la Cham
bre des députés. — Affaires étrangères :.M. Ruiz Gomez. — Grâce et justice : M. Linarès Rivas. — Finances : M. Gallostra. — Intérieur : M. S. Moret y Prendergast, vice-président de la Chambre des députés. — Guerre : M. Lopez Dominguez. — Travaux publics : M. le marquis de Sardoal. — Colonies : M. Suarez Inclan. — Marine : M. Valcarcel.
Démission du duc de Fernan-Nunez, ambassaleur d Espagne à Paris.
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Nécrologie. — M. Achille Joubert, sénateur de Maine-et-Loire. Né le 16 ju.n 1814, il dirigeait une des plus anciennes fabriques de toiles à voiles pour la marine. Juge au tribunal de commerce d’Angers et admi
nistrateur de la succursale de la Banque de France de cette ville, M. Joubert avait été élu sénateur le 30 janvier 1876 et réélu au renouvellement du 5 janvier 1879; h siégeait à droite.
M. de Preissac, ancien sénateur de Tarn-et Garonne. Né en 1819, il occupait le poste de préfet de Tarn-et- Garonne au moment du coup d’Etat, et se signala alors par ses rigueurs contre les répub.icains. M. de Preissac quitta i’adminiSlration quelques années avant la chute
le l’Empire et ne reparut dans la vie punlique qu aux élections sénatoriales de 1876. Nommé sénateur, il siegea sur les bancs de la droite et échoua au renou
vellement de 1882. Il était commanJeur de la Légion d’honneur.
M. Antonio Limpo de Abreu, doyen des hommes politiques du Brésil. Né en 1797, M. Limpo de Abreu se trouva mêlé à tous les événements importants de son pays depuis 1826. En 1831, il fut l’un des signataires de l’ultimatum adressé à /empereur dom Pedro 1, pour l a­
mener à abdiquer ; en 1842, il prit part au mouvement 1 évolutionnaire de Minas et fut ensuite banni pour quelques mois. Depuis, il avait fait partie de plusieurs cabinets comme ministre des affaires étrangères; en 1858, il fut président du conseil. Elu sénateur en 1854, il avait longtemps présidé la Chambre haule du Brésil.
M. Ariste Jacques Trouvé-Chauvel, ancien ministre des finances. Né à La Suze (Sarthe), en 1805, il se livra d’abord au commerce, puis fonda, au Mans, la Banque de la Sarthe. Maire du Mans en 1843, il prononça en
cette qualité, devant le duc de Nemours, un discours où il exprimait le, besoins du pays. Destitué à la suite de cette harangue, quinze jours après, il était réélu. Lors de la Révolution de Février, M. Troüve-Chauvel s’ins:alla à la tête de l’aimmistration préfectorale, le préfet de la Sarthe s’étant enfui; L fut confirmé dans ce poste par le gouvernement provisoire. Elu représentant à la Constituante, il remplaça, après le 15 mai, Caussidière à la préfecture de police et fut nommé le 19 juillet préfet de la Seine. Un peu plus tard, il succéda à Goudchaux au ministère des finances et garda ces fonctions jusqu’à l’expiration des pouvoirs du général Cavaignac. M. Trouvé-Chauvel ne se représenta pas aux élections pourla Législative et se tint depuis en dehors des affaires publiques.