COURRIER DE PARIS
L’autre matin, en lisant dans les journaux la lettre de la prince se Pignatelli annonçant urbi et orbi que, « Drofondément ulcérée et justement froissée de l’attitude de M. le comte Nicolas Po
tocki, son beau-frère », la princesse débutait au café-concert de Ia Scala, je me demandais de quoi il fallait douter : de l’authenticité de la nouvelle ou de l’authenticité de la princesse.
Eh ! bien, il ne fallait douter de rien. La princesse de CLrchiara était bel et bien une princesse, une Pignatelli, fille de la duchesse délia Regina et sœur de la comtesse Potocka dont les courriéristes louent la beauté, dont M. Caro vante l esprit et dont M Bonnat a fait un beau portrait. Et quant aux débuts, ce n’était pas non plus une invention
en l’air. Je viens de voir, sur une affiche rouge comme la profession de foi du jeune Laguerre, le nouveau député, s’étaler cette annonce au-dessous
du nom de MUo Duparc, étoile de la Scala : Lundi 15. débuts de Mme la princesse Pignatelli de Cerchiara.
Signe des temps, comme disent les Jérémies de la chronique. Une Pignatdli chantant dans un caféconctrt ! L Almanach de Gotha faisant concur
rence aux recueils de chansons populaires ! Un écrivain qui signe Santillane a fait, l’autre jour, un article très lestement enlevé là-dessus. A tout prendre, le fait n’est pas nouveau. Il s’est lonjours trouvé, dans les familles, des individualités révol
tées pour jouer quelque tour de ce.genre à leurs proches.
— Ah ! vous ne passez point par tous mes caprices! Eh! bien, je vais répondre à vos persécutions par le scandale !
Un jour, sous Louis-Philippe, c’était Mme Rupert, la sœur de M. Thiers, qui lançait dans Paris l’annonce de l’ouverture d’une table d’hôte à prix fixe. Mais aujourd’hui, la table d’hôte serait de peu d’éclat. Les planches d’un café-concert prêtent
beaucoup plus au tapage. Est-ce que, l’an passé, à l’heure même où Gambetta : âlait à Viile-d’Avray, M1Ie Claire Gambetta, sa cousine, ne faisait pas an
noncer ses débuts sur la scène d’un concert de la rue Blanche? Les affiches n’étaient point de la couleur de la rue : elles étaient, comme celles de Mme la princesse Pignatelli, du rouge le plus pur, L’affaire donna même lieu à une démonstration qui ne dut pas rendre fort joyeuse Mlle Claire Gam
betta. On siffla, on siffla. « Ce n’est pas du chant, cria quelqu’un, c’est du chantage! »
Mais encore pouvait-on dire que MUe Gambetta était poussée, en toute cette affaire, par des ennemis politiques du tribun, et on s’en consolait en disant que la passion politique n’est pas du tout, mais pas du tout, une passion propre. En est-il de même dans le cas présent? Pas du tout, et la prin
cesse Pignatelli n’agii ainsi que dans un but de vengeance intime. Ce sont des affaires de famille qu’on plaide là non devant un tribunal, mais devant le public d’un café-concert.
A tout prendre, le public de la Scala ne sait pas ce dont il s’agit. Les titis du quartier qui ont vu
l’annonce d’un début ne se sont pas glorifiés de voir une princesse authentique venir leur servir des chansonnettes comme MUo Bonnaire, M110 Bépoix ou M110 Bécat. Il ne s épate pas pour de rien, le titi, et puisque nous sommes en démocratie, il trouve tout naturel que les princesses chantent, si ça leur fait plaisir, la chanson à la mode :
T’as cassé ta pipe, Ta pipe, ta pipe,
T’as cassé ta pipe
Dans la ru’ du Sentier!
Mais ce que ne voit pas le titi, l’observateur l’aperçoit. Ce petit fait nouveau est à ajouter à l’histoire du délraquage des cervelles contempo
raines. Il faut avouer que c’est d en haut que nous vient l’exemple. Quand ce n’est pas une duchesse
de Chaulnes qui meurt dans un taudis, c’est une princesse Pignatelli qui débute dans un café-concert.
Ici, un de mes amis, qui est philosophe, m’arrête :
— Pourquoi une Pignatelli ne chanterait-elle pas dans un café-concert quand une Ristori, qui
est comtesse et une Patti, qui est marquise, jouent la tragédie et chantent l’opéra à travers le monde (le grand monde, l’univers, pas le monde mon
dain ?) Est-ce qu’il est moins décent de jouer la Travmta ou Marie Stuart que de chanter V iàle tramway qui passe? Tous les théâtres sent des
tréteaux et les cafés-concerts sont des tréteaux comme les autres. S’étonner si fort de la résolu
tion de Mme la princesse Pignatelli de Cerchiara, c’est se montrer bien sévère pour les pauvres filles qui demandent (et il en est) leur pain quotidien aux chansonnettes des beuglants. La résolution de la princesse n’est pas plus étonnante que celle de Mme Engally, qui est princesse russe, et qui se barbouillait le visage de noix de galle pour jouer la négresse de Paul et Virginie.
Il y a là, en effet, un aspect particulier d la question.
Je pourrais répondre à mon philosophe — que rien n’étonne — « Mon cher, c’est une question
de degrés et de milieux », mais la discussion m : mènerait trop loin et j’aime mieux cataloguer
l’aventure de la princesse Pignatelli, artiste à la Scala (pas de Milan, mais du boulevard de Strasbourg) parmi les manifestations de l’art incohérent.
Car il y a un art incohérent. Un certain nombre de jeunes artistes, d’un certain esprit, ont ouvert, dimanche, rue Vivienne, une exposition des Arts Incohérents. Il y a eu un vernissage. On a beaucoup ri, entre amis et le public s’amusera, je pense, de ces drôleries.
L’art incohérent, c’est l’art tintamarresque.L’exposition des Arts incohéients est au Salon triennal ce que le Tintamarre est à la Revue des Deux- Mondes. On y voit un nez énorme dans du brouillard et cela s appelle : Père Hyacinthe à Rome.
Les deux peintres Cain. qui ont du talent quand ils font de la peinture sérieuse et de l’esprit quand ils font des charges, ont exposé, dans un bocal, un gommeux, et cela a pour titre : Le vicomte X. de Z.
Un hercule est occupé à soulever des haltères. Et cette réalité cache ce sujet mythologique. Hercule se désaltérant.
Parfois, la drô erie ne fait rire qn’à moitié. On voit rue Vivienne un drapeau incohérent. C’est un draceau rouge, semé de fleurs de lys et surmonté d’un aigle. Cette incohérence politique nous rappelle beaucoup trop nos âpres discussions de partis pour nous amuser énormément.
Un artiste qui croque à ravir les soldats et qui a donné, dans le journal la Caricature, une admi
rable et étonnante planche représentant une revue de l’armée prussienne, M. Caran d’Ache a peint sur trois portes, trois tableaux différents, représen
tant de la famée, un peu de rouge, des éclairs, un drapeau, et ces panneaux militaires ont pour titre: Austerlitz, Wagram, léna. Je n’aime pas infini
ment non plus l’incuhérence applique e à ces noms glorieux.
Ne les raillez p:.s, camarade... Ce sont les noms d’une Iliade
Qu’on ne recommencerait pas !
Quoiqu’il en soit, cette amusante fumisterie qui va faire rire Paris, donnera aussi de l’argent aux pauvres.
M. Jules Lévy, qui a organisé ce Salon incohérent, est un aimable imprésario à qui un de nos amis disait, l’autre jour :
— Vous avez beaucoup d’esprit sans compter l’esprit de Charité.
Le produit des recettes de ces drôleries d’art sera versé dans la caisse de l’Assistance publique.
Au bout du compte, les pauvres diables auront aussi leur part de gaieté.
Paris aura, non pas le 2 novembre, comme on l’a dit, mais le 4 novembre, un dimanche, une fête qui sera plus solennelle que ne l’a été, diman
che dernier, ce vernissage de cocasseries. C’est le 4 novembre que sera inaugurée, place Malesherbes,
la statue d’Alexandre Dumas, sculptée par Gustave Doré. Les ouvriers sont en train de graver, sur le piédestal, la signature de l’artiste.
On ne se doute pas de la foule qui se portera, ce jour-là, sur cette place curieuse et luxueuse où les hôtels nouveaux affectent des allures de maisons flamandes, de demeures Louis XVI, sans compter qu’ils copient le château de Blois, comme le fait l’édifice somptueux bâti là par un négociant retiré. Je m imagine que, ce jour-là, il y aura devant la statue un défilé pareil à celui que Victor Hugo put, avec fierté, contempler du haut de ses fenêtres de l’avenue d’Eylau.
Ce nom aimé de Dumas est si populaire! Sait-on que les rcmans de Dumas sont encore, à l’heuro
qu’il est, ce que les libraires vendent le plus ? Dès qu’un journal de reproduction, qui a voulu servir
à ses abonnés, de l’art naturaliste voit sa clientèle diminuer, vite il se précipite chez l’éditeur de Du
mas et lui demande l’autorisation de reproduire la Reine Margot ou le Comte de Monte-Cristo et, tout aussitôt, les lecteurs respirent, renaissent — et reviennent.
Ce clair génie est toujours vi rant.
Je sais qu’il est de mode de le dédaigner. Il n’est pas rare d’entendre dire par les délicats :
— Je donnerais les cinq cents volumes de Dumas pour une nouvelle de Mérimée!
Je sais aussi des gens qui préfèrent un ruisselet à la mer. On peut ne pas aimer la mer, tout est possible, mais on est bien forcé de subir sa puissance et d’écouter sa grande voix.
On a bien fait de donner un dimanche pour jour officiel à l’inauguration de ce bronze. Le dimanche, le Paris qui travaille est libre et c’est ce Parislà qui ira fêter Alexandre Dumas. On eût fixé à dix centimes le chiffre de la souscription à la statue qu’un jour la somme voulue eût été faite. La gloire de Dumas est faite de l’admiration des petits.
On l’eût bien étonné en lui disant qu’il aurait sa statue à Paris. A Villers-Cotterets. soit. Il ai
mait ce coin de pays, la forêt où il allait chasser et tendre ses gluaux, étant enfant. Mais Paris! Il se savait sans doute bien aimé de Paris mais il ne croyait pas que sa statue se dresserait ici avant
Villers-Cotterets. Et pourtant, qui a plus que lui conquis, séduit, entraîné, amusé Paris ?
M. Adolphe Badin raconte, dans les pages tout à fait intéressantes qu’il a rédigées sous ce titre, Sou
venirs d un homme de théâtre, d’après les causeries du peintre-décorateur Séchan, qu’à la première re
présentation de Richard d Arlington, Dumas voit,
après la grande scène où Richard jette sa femme dans le gouffre, arriver dans les coulisses Alfred de Musset i-âle, le visage bouleversé :
— Et qu’est-ce qu il y a donc ? dit Dumas.
— Il y a, répond Musset, il y a... il y a que j’étouffe !
L’homme qui est capable de donner une telle émotion à un poète, et en même temps qu’à un raffiné comme l’était Musset, à toute une salle, à toute une foule, celui-là est un colosse de puissance comme il fut, a-t-on dit, un « colosse de bonhomie » et la postérité ne s’y trompe pas.
Elle le saluera, le 4 novembre, par les acclamations de trois cent mille poitrines — qui ne repré
senteront pas le dixième de ses lecteurs encore fidèles, présentement, treize ans après sa mort.
La première, au Gymnase, d’Autour du Mariage, la comédie de Mme de Martel, cette fine Parisienne blonde, aussi jolie qu’elle est spirituelle et qui signe Gyp ; la lecture des Rois en exil au Vaudeville; les répétitions de la pièce de M. Paul Deloir que Coquelin aîné, son ami, veut et va aller créer à Bruxelles; le retour prochain de missBooth, la maréchale Booth qui veut décidément sauver Paris; la constitution d’une ligue pour l’abolition des courses de taureaux; voilà les nouvelles, grosses ou petites, dont s’alimente la conversation privée. Quant à la polémique publique, nous n’en parlons pas. On continue à se jeter, comme autant de pots cassés, les gros mots à la tête.
Un des instigateurs de l’abolition des courses de taureaux a envoyé, l’autre jour, une brochure à un publiciste avec cette lettre :
« Mon travail s’occupant spécialement du sort des animaux, j’ai pensé, monsieur, qu’il pouvait particulièrement vous intéresser. »
Je ne sais pas encore si le publiciste a remercié. La petite Paulette de Mme de Martel serait très capable de faire le même envoi, avec la même dé
dicace, à sa belle-mère, mais non point par naïveté, au contraire, par malice. Cette Paulette pourrait bien devenir un type. On a vu de ces brus railleuses qui jouent des tours pendables à la mère de leur
mari. L’une d’edes avait imaginé, un jour, de prier à dîner, ensemble, en bloc, tous les anciens amis de sa belle-mère. On voit d’ici le repas. Il dut être froid.
Je ne sais pas, du reste, si le monde, le grand) monde, le vrai monde, a le ton et la tenue du monde crayonné par Gyp. S’il en est aitvi, cela explique tous les coups de tête des princesses Pignatelli et toutes les excentricités du moment présent.
On assure que, tandis qu’il se signe quelque part une pétition pour l’anéantissement des courses de
taureaux, il en circule une autre dans Paris pour demander le rétablissement du bœuf gras, feu le bœuf gras, S. M. le Bœuf Gras qu’on a détrôné avec les autres royautés. Je sais des gens qui trou