vent que la France manque de carnaval. Ils sont bien exigeants ou ils sont bien difficiles. Tout ce qui se passe, tout ce qui fait du bruit, — politique, polémique ou arts incohérents - me paraît, au contraire, assez agréablement carnavalesque.
Il y a jusqu’à un carnaval de la langue française et j’ai copié cette phrase dans un roman de l’école nouvelle :
« L’hypertrophie du désir en elle étouffait parasitiquement les ressouvenirs devoireux et, à travers la buée de ses larmes, haletante, elle apercevait des traînées de lumière où l’image séduiseuse de l’é­ ternel Lui flambait. . »
Ce n’est rien et c’est charmant. Séduis,euse ! Devoireux pour « du devoir », c’est très coquet. J’ai fait observer au débutant qui m’apportait ce chefd’œuvre que ses recherches étaient peut-être excessives :
— Gh ! m’a-t-il dit, ce n’est rien ! Pour mon début, je ne me suis servi que du style simple; mais je ferai mieux plus tard!
Voilà où nous en sommes. Et de bons bourgeois naïfs réclament la rentrée, le retour, la restauration du Bœuf-Gras. Mais nous n’avons qu’à regar
der autour de nous : les Bœufs-Gras pullulent et ils n’ont pas besoin de la date officielle du Carnaval pour promener leur majesté superbe et montrer leurs oripeaux.
Ce monde est si pâlot,—si affolé, comme dit Pierre Véron, —- qu’il sera bon de bâtir, un jour, des asiles pour les gens raisonnables, afin de les
soustraire à l’épidémie àüinsensëisme. Je me sers du mot à la mode.
Insenséisme. Incohérence. Tètes à l’envers. Règne du sens dessous dessus. Où est l’architecte qui — le monde étant surchargé de fous — inventera des cabanons asiles pour les sages ?
Perdican
ASSUNTA
(Suite.)
X
Or, voici ce qui était arrivé entre Sanpietri et les voltigeurs.
Suivant les indications données, le baron s’était embarqué à Porto-Vecchio, avait passé deux jours à la Madeleine, et reprenant, à son retour, le même chemin, il avait couché le jeudi soir chez sa cou
sine, la comtesse de R .. Refusant l’escorte qu’elle voulait lui donner, il était parti de grand matin, pour pouvoir arriver avant la nuit à son village de Sanpietri, distant d une forte journée de marche.
On a vu comment il avait échappé à la première embuscade placée sur son ch m n.
Evidemment, c’éta’t contre lui seul qu’elle était dressée; car le pauvre caporal, qu’il avait été obligé, hélas! de frapper de son stylet, avait crié en s’élançant sur lui : Eccolo, le voilà!
Comment les collets jaunes de Bonifacio étaientils si bien renseignés? Qui donc avait dénoncé son
itinéraire? Personne n’en avait eu connaissance, à l’exception de Decio, des pêcheurs et des deux Françiis auxquels il l’avait indiqué pour leur mon
trer son indifférence sur leurs intentions hostiles. Or, il était sûr de Decio et des pêcheurs... hormis d’un seul peut-être... (son œil noir s’alluma à cette pensée). Restaient donc les Français... Certes, ce n’était pas l’ingénieur habitué aux mœurs corses par un séjour de cinq ans... Mais était-il bien pos
sible que l’autre, un officier, un gentilhomme eut commis cette insigne lâcheté?... Non, non, cela n’était pas... et l’image sinistre de Jacopo passa de nouveau dans son esprit troublé; il revit le mauvais regard dont le Napolitain accueillait toujours sa venue chez les pêcheur3, sa fureur concentrée pendant ses conversations avec la jeune fille, sa sur
veillance jalouse.,. Jacopo était assez lâche pour cela, mais aurait-il osé le dénoncer, retenu par la crainte du patron Pao o et d’Assunta? Serait-ce donc le Français ?... Ce que lui, Sanpietri, appelait une lâcheté, l’officier français le considérait-il ainsi? Non, M. du Luc ne voyait plus dans le ban
dit Sanpietri ni un gentilhomme, ni même un homme... Il n’y voyait plus qu’un malfaiteur, et en France, tout citoyen doit signaler les malfaiteurs à la justice et à l’autorité de son pays... Un malfai
teur! cela était pourtant vrai!... Lui, le baron de Sanpietri, le descendant des premiers signori cor
ses, en était arrivé là, pour suivre les mœurs sau
vages et terribles de son île, nées de barbares réjugés! .. Oui, il n’était plus qu’un malfaiteur, mis au ban de ses pareils et de la société !
Il s’assit contre un arbre, et, courbé sous ces amères réfl.xions, il se sentit pris d’un insurmon
table dégoût en plongeai!: dans sa vie passée et en interrogeant l’avenir... Un malfaiteur ! Ce mot s’acharnait dans sa pensée... Il y revenait incessant et harcelant, comme ces moustiques importuns qui, tous les grands bois de pins, poursuivent le voya
geur, toujours chassés, toujours revenant, piquant et bourdonnant aux oreilles.
Mais bientôt, il entendit un bruit de pas et de voix derrière lui ; soudain et en une seconde, il
fut sur pied, le fusil armé et en arrê*; la narine frémissante, interrogeant le maquis d’un œil ar
dent, et redevenu bandit par la nécessité fatale à tout jamais de sa conservation.
Un sifflet aigu se fit ent ndre, — c’étaient des amis; — les myrtes et les arbousiers s’agitèrent, puis s’écartèrent, et il reconnut Dccio Vallini, suivi de deux bergers.
— Salute a voi Excellence, dit le bandit. N’êtesvous point blessé ? Non ; alors il n’y a que les au
tres ! Va bene, je suis arrivé trop tard pour me mettre de la partie et vous assister... Sans cela, il y aurait eu deux collets jaunes déplus couchés sur le maquis !
— Il n’y en a que trop comme cela, Decio ! Mais comment savais-tu ?... Comment es-tu venu ici ?
— J’étais allé chez moi hier au soir pour voir ma femme et ma petite Giannetta, qui ont les fié-, vres. Vers trois heures du matin, on frappa à la porte... C’était le berger de Tortiani. En revenant de conduire au maquis le cheval de son maître, il avait vu reluire, à la lune, cinq fusils sur le che
min ; il avait reconnu les voltigeurs, et, comme il me savait dans ma maison, il crut qu’ils venaient pour m’y cerner. Il allait prendre les devants à tra
vers les fourrés pour m’avertir, quand il les vit se détourner aux deux chemins et prendre celui de Portovecchio. Il les rejoignit dans l’ombre et mar
cha sur leurs talons, se cachant derrière les arbres; ils parlaient peu, mais il avait entendu deux fois la voix du sergent et distingué les mots de Sanpietri et des trois châtaigniers.
Vous pensez bien, Excellence, qu’il ne m’en fallut pas davantage pour être fixé ; j’embrassai à la hâte femme et enfant, et je courus vers l’en Iroit où je savais maintenant que les collets jaunes allaient vous attendre. Mais il y a une longue course et je n’ai entendu que de loin le bruit de la bataille;
j’ai reconnu votre pistolet ; j’ai reconnu les trois coups de carabine des voltigeurs, et, n’entendant pas répondre votre fusil, je suis arrivé aux trois châtaigniers ; vous aviez tous disparus. Le sang rougissait les bruyères et les buissons, et j’ai connu aux branches coupées que les collets jaunes avaient fait des brancards po jr emporter leurs morts. (Ici Decio plaça un signe de croix.) Ah ! si j’étais arrivé plus tôt!...Mais me voilà pour la reprise, car ce n’est pas fini pour aujourd’hui. — Que veux-tu dire ?
— Allons, parle, toi, Brtistone, raconte ce que tu sais.
— Excellence, dit le berger, il y a d’autres collets jaunes dans le npaquis. Ce matin, mon petit Gian-Batista gardait nos chèvres à l’entrée du grand maquis que nous brûlâmes l’année dernière quand il a vu arriver, par le chemin de Bonifacio,
six collets jaunes qui sont venus se reposer sous le grand pin resté debout dans un coin. Ils l’ont ap
pelé pour lui demander du lait ; le petit n’a pas sept ans et ils ne se défiaient pas de lui ; mais l’en
fant n’est ni sourd ni bête, et il ne perdait pas une de leurs paroles ; ils ont prononcé votre nom deux ou trois fois, Excellence ; ils ont dit qu’il y avait encore loin d’ici à Sanpietri et qu’ils avaient bien
le temps de se reposer une heure ou deux. Le petit est venu me conter tout cela; ma femme et moi les avons guettés, et nous les avons vus se remettre en marche, après une assez longue halte, dans la direc
tion de Sanpietri. Je suis aussitôt allé prendre le cousin Pet.ruccio que voilà, et, comme nous venions à votre rencontre, nous avons aperçu le si
gnor Decio, cherchant les traces de votre passage pour vous rejoindre.
— Et maintenant, dit Decio, nous allons vous escorter jusqu’à Sanpietri; à moins que vous ne préfériez retourner sur vos pas pour épargner la vie des collets jaunes; car je vous préviens que si nous les rencontrons je ferai parler mon fusil.... mais laissez-moi vous demander, Excellence, on les a instruits de votre route ? — Savez-vous le nom du traî re qui... — Peut-être...
— Ah! je le sais bien, moi; c’est ce Francesaccio ! Si Son Excellence ne veut pas faire l’honneur à ce chien de lever sur lui son fusil, c’est moi qui me charge de son affaire; ce sera pour moi un plaisir de lui loger une balle dans la tête.
— D’abord, je ne t’ai pas dit que ce fut le Français, et même je ne crois pas que ce soit lui; quand Sanpietri en sera certain, il ne chargera personne de sa vendetta... Mais, en ce moment, au contraire, je veux tâcher de sauver le Français d’un grand danger : tu as remarqué, l’autre soir, comme moi, avec quels yeux il regardait Assunta... Ces Fran
çais ne pensent qu’à l’amour, et quand ils aiment,
ils sont aveugles... Il est revenu, ou il reviendra pour revoir la fille des pêcheurs; et si Jacopo les surprend, il y aura du sang à son couteau. Je ne voudrais pas qu’il arrivât malheur au Français.
— Ah!
— Ecoute-moi! Tu vas t’en retourner à l’instant, tu iras surveiller les environs de la cabane de Paolo; si tu vois l’officier, veille sur lui, gardele, mets-toi, s’il le faut, entre lui et Jacopo.
— Ah ! ah! capisco, Excellence, vous ne voulez pas que personne vous le tue, vous tenez à le gar
der pour vous tout seul; je comprends cela... eh
bien ! on vous le gardera, le Francesino, et on vous le servira en bon état et non entamé, quand il plaira à Votre Excellence. .
— Eh bien ! ajouta Sanpietri, faisant semblant d’entrer dans la pensée de Dccio — et dissimulant un geste d’horreur — puisq 1e tu m’as compris, pars de suite, et tâche d’arriver à temps pour prévenir un malheur que je voudrais éviter.
-— Capisco, capisco, répétait Decio en riant, — mais vous, Excellence?
— N ai-je pas ces braves bergers ? — d ailleurs, Sanpietri sera bientôt sur sa terre et, s’il le veut, il aura une armée pour l escorter, et il entrera dans sa maison à la barbe de tous les collets jaunes.
— Bien ! bien ! il sera fait comme vous le voulez ; vous savez que Decio est à vous jusqu’à la mort; — au revoir, Excellence !
Le baron et les deux bergers reprirent le chemin du village de Sanpietri et arrivèrent devant le
maquis in.endié; — trois paysans, armés de leurs fusils, assis sous le grand pin, se levèrent à leur vue et vinrent à leur rencontre.
D’après les instructions de Batistone, sa femme était allée les prévenir; ceux-ci avaient pareille
ment dépêché en avant un des leurs et à mesure que Sanpietri avançait, son escorte se grossissait de nouveaux arrivants. Bientôt les derniers venus apportèrent des nouvelles des collets jaunes; on les avait vus passer successivement à Conca, à Sari, à Lecci, suivant tantôt le grand chemin, tantôt les sentiers des maquis, mais tenant toujours la direction du village de Sanpietri.
Avant longtemps, le baron, ainsi qu’il l’avait annoncé, se trouva au milieu d’une véritable armée de paysans, comme un roi entouré de ses sujets; — tous avaient fusil en main, cartouchière à la ceinture.
Ils marchaient silencieux et sans se hâter pour donner le temps aux voltigeurs de prendre une plus grande avance et de s’établir au poste d’em
buscade que l’on saurait bien découvrir. Chose bizarre ! les rôles étaient changés ! C’étaient les gendarmes qui étaient poursuivis par le bandit.
On arriva ainsi jusqu’au sommet de la montagne d’où l’on aperçoit aux limites de l’horizon, par dessus les myrtes, les pins et les châtaigniers, au