milieu de sa ceinture de vignes et d’oliviers, le riant village de Sanpietri.
A la vue du clocher natal, le baron voulut réagir contre les sombres pensées qui, depuis le matin, envahissaient son âme; il jeta les yeux autour de lui, sur ses immenses domaines et sur ses fidèles paysans, prêts à obéir au moindre signe, et il eut un soutire d’orgueil.
— Non, se dit-il, non, je ne suis pas un malfaiteur; voilà cinquarte honnêtes paysans, tous hommes simples et bons, venus, sans être appelés, pour me défendre; j’en aurais cent, j’en aurais mille, si je voulais! Et que me fait donc leur loi française?... Que me font ces vains préjugés d’une civilisation plus mauvaise et plus vicieuse que notre barbarie?... J’ai pour moi tout mon pays et ma conscience, et...
Mais à ce dernier mot passèrent devant ses yeux comme deux éclairs, l’image du docteur Z... tom
bant sur :a place d’Ajaccio, le ventre ouvert par son stylet; et celle du vieux Quirini, les yeux crevés et sanglants, lié à son arbre; leurs cris déchi
rants retentirent au fond de son cœur... Il baissa la tête et deux larmes brûlantes roulèrent le long de ses joues....
— Excellence, disait Batistone, il ne faut pas aller plus loin... Voilà Beppino et Moschetto, Carli et Giuseppe qui s’étaient pcrtés en avant pour éclairer la marche; ils ont vu les collets jaunes s’em
busquer à une demi-lieue d’ici, aux Roches noires. Si Votre Excellence, veut rentrer ce soir dans sa maison, il eet temps de prendre une décision. Nous attendons ses ordres.
— Je veux avant tout, répondit Sanpietri, éviter toute effusion de sang; pour cela, il me serait facile de prendre à droite dans le sentier qui, à tra
vers le maquis, mène vers la Sollenzara, de tourner ensuite, par un long circuit, la montagne de Sanpietri, et d’entrer chez moi du côté du nord pen
dant que les voltigeurs seraient encore postés aux Roches noires, attendant mon passage. Ce serait le parti le plus sage, s’il n’allongeait ma route de plusieurs heures et si je n’étais dans l’obligation de me trouver chez moi avant la nuit.... Je prie donc tous ces braves gens de m’accompagner encore jus
qu’aux Roches noires; leur présence empêchera toute collision, je l’espère; après quoi, ils pourront retourner chez eux.
XI
Pour se rendre de Bonifacio ou de Portovecchio à Sanpietri, à moins d’aller faire un long détour à l’Ouest ou à l’Est, ou bien de percer à travers des maquis inextricables, il faut aboutir forcément aux Roches noires. En cet endroit, dans une assez large éclaircie, se joignent les deux chemins pour se réunir en un seul qui continue jusqu’à Sanpie
tri, distant encore de plus de trois heures de marche.
Les Roches noires sont une douzaine de gros rochers, couverts d’une épaisse mousse brune et de quelques arbustes, qui se dressent à cette bifurcation.
C’est derrière ces roches que venaient de s’embusquer don Andrinetti et ses voltigeurs.
Le lieutenant s applaudissait de sa manœuvre savante :
— Quoi qu’il advienne, disait-il, j’ai bien pris mes dispositions.. Si le sergent a réussi à s’empa
rer de Sanpietri aux trois châtaigniers, tant mieux, c’est pour nous de la besogne faite, et nous n’en aurons pas moins part à l’honneur puisque c’est moi qui ai conçu le plan... Si Sanpietri lui a échappé, il ne nous échappera pas ici, j’en réponds.
— Oui, dit un voltigeur; mais, mon lieutenant, si Sanpietri, mis en défiance par cette première attaque, ne vient pas donner dans notre embuscade, ou plutôt, s’il y vient accompagné?
— Eh bien ! que veux-tu ? Bataille alors !... Mais non, il ne se doute de rien, voilà deux ans qu’on le
laisse tranquille... Tl ne supposera jamais que nous sommes instruits de sa route; pour aller à son vil
lage, il ne peut passer qu’aux trois châtaigniers et ensuite ici, les deux seuls endrobs propices à une embuscade sur tout son chemin; et comme je di
sais, s’,1 n’est pas pris à la première, il sera pincé à la seconde... Est-ce un plan bien imaginé, dis ? et quelle marche habile nous avons faite! Quelle chance nous avons eue ?... A part ce petit idiot du berger Batistone, personne ne nous a vus !
Le brave lieutenant se voyait déjà capitaine et décoré du coup.
En ce moment, deux hommes apparurent à deux cents pas, à l’entrée de la clairière, marchant vers les Roches noires :
— Attention ! dit le lieutenant à voix basse, le voilà ! Oh ! diable ! ils sont deux ! Ne bougeons pas; quand ils seront à portée, Filippi et moi, nous nous élancerons sur le plus petit, qui est Sanpietri..., mais avec ensemble! Observe bien mon signal, Fi
lippi !... Vous autres, vous aurez facilement rabon de son compagnon. Attentioni iis approchent... Mais non ! ce n’est pas Sanpietri ; ce sont deux bergers; laisions-les passer sans rien dire et ca
chons-nous bien... ils continueront leur chemin sans se douter de notre présence .. que le diable les emporte ! ils ont un cïiien !
En effet, le chien, un de ces grands chiens de berger d’un noir fauve, arrivé à vingt pas, allongea le nez pour éventer, avançi lentement en gron
dant, puis s’arrêta devant les Roches, aboyant avec fureur.
— Tiens ! il y a des collets jaunes par ici, s’écria Batistore, voilà Baroo qui ne me trompe jamais sur la nature du gibier ! Ohé! les collets jaunes ! pa
raissez !... Paix donc, Barco !... Montrez-vous donc, on a affaire à vous.
Le lieutenant parut suivi du seul Filippi.
— Salute à la Signorio ! dit Batistone... Son Excellence le baron de Sanpietri fait ses compliments au signor lieutenant et le prie de bien vou
loir quitter cette place avec ses hommes, afin qu’elle puisse passer librement.
— Ah! et où est-il ton baron ?
— Son Excellence est là tout près, au premier détour du chemin, à l’entrée du maquis; il attend la réponse de Votre Seigneurie.
— Ah ! et si je ne veux pas le laisser passer ?
— Alors Son Excellence passera tout de même, car il a avec lui une grosse troupe, et s’il arrive quelque malheur (le bon Batistone plaça un signe de croix), ce sera la faute de Votre Seigneurie.
— Son Excellence est assurément un bandit très avi é; mais ces ruses ne prennent pas avec le vieux Andrinetti; tu peux aller rejoindre ton baron et lui dire que je vais sur tes pas, lui donner la chasse avec dix de mes vingt hommes, pendant que les dix autres demeureront ici pour l’empêcher de passer.
— Assurément, Votre Seigneurie est un collet jaune très rusé; mais ces ruses ne prennent pas avec le vieux Batistone; vous n’êtes pas vingt, mais en tout seulement six hommes : vous, Filippi, que voilà; Lecco, Levio, Gironi et Pagani, cachés là derrière... Pas un de plus... Mais tenez, voilà Son Excellence qui n’aime pas à attendre et qui s’impatiente; regardez, elle vient chercher la réponse!
Le lieutenant faillit tomber à la renverse en voyant la grosse troupe d’hommes armés qui s’a­ vançait.
A vingt pas, ils s’arrêtèrent, et une voix que le lieutenant reconnut pour celle de Sanpietri, le pria de s’approcher, annonçant qu’il venait lui-même à sa rencontre.
Et, donnant l’exemple, Sanpietri se détacha et s’arrêta seul à quatre pas du lieutenant, qui s’a­ vançait de son côté.
Il résulta de cette entrevue des capitaines des deux armées, que le lieutenant et ses voltigeurs se replièrent, laissant le passage libre à Sanpietri et à quatre hommes, jugés suffisants par celui-ci pour l’escorter.
— Sans rancune, lieutenant, dit Sanpietri, mais vous voyez bien l’impossibilité de résister; il vous faut céder au nombre... Je n’ai pu éviter ce matin une rencontre fatale pour votre sergent et pour
votre caporal... Ces bons bergers, en m’accompagnant, ont empêché maintenant de nouveaux mal
heurs. Nous devons les en remercier... Mais il se fait tard, lieutenant, et au lieu de voyager toute la nuit ou de coucher aux étoiles, acceptez l hospita
lité qu’ils vous offriront en mon nom... Voilà Batisfone qui vous hébergera avec plaisir; il tuera un chevreau et la femme vous donnera son meilleur bruc io. Je te rendrai cela, Batistone! Adieu, lieu
tenant, dites au traître qui vous a si bien renseigné de se garder ! Sa vie maintenant ne vaut pas un yafagone.
Là-dessus, le barrn salua poliment, l’officier ébahi et s’éloigna à la tête de sa petite esccrte.
Le lieutenant et ses hommes rebroussèrent chemin au milieu de la troupe de paysans dont ils avaient l’air d’ê‘re les prisonniers.
Du reste, Don Andrinetti n’était pas plus fier pour ce a;il fit contre fortune bon cœur, et, comme il mourait de faim et de fatigue, il mangea le che
vreau de Batistone, chez lequel il coucha; au matin, il repariit pour Bonifacio, cù il arriva, comme nous l’avens vu, fort penaud, ayant re
commandé à ses hommes de taire, comme inutile à raconter, leur entrevue avec Sanpietri.
Il n’en fut pas davantage question dans le rapport officiel que le lieutenant remit le soir même en triple expédition au commandant; celui-ci le transmit à l’autoîité civile et militaire, accompagné du procès-verbal de l’affaire des trois châtai
gniers, dressé par lui, concourrement avec le juge de paix, sur les dépositions du sergent et du caporal.
Ces documents allèrent s’enfouir dans les cartons du parquet et de la préfecture, où ils dormirent en la nombreuse compagnie de paperasses du même genre, armes inutiles contre des hommes toujours insa ssisables, — criminels, sans doute,
mais égarés par un sentiment faux et exagéré de l’honneur et par des préjugés séculaires.
XII
Deux jours après ces événements, l’ingénieur se promenait sur l’allée de la Marine en compagnie du commandant et de Dt n César. Leur sujet de conversation était toujours le même : les amours du sous-lieutenant du Luc.
L’absence, loin de les refroidir, n’avait fait que les rallumer. Georges venait de partir, comme d’habitude, pour aller passer son après-midi à rê
ver et à errer aux lieux qui t n ravivaient en lui le souvenir.
Les jours s’écoulaient ; les Napolita ns allaient revenir; il était temps de prendre une détermination.
C’est sur cela que délibéraient Edmond et ses deux compagnons.
En ce moment, un berger à cheval, fusil au porte-crosse, carchiera à la ceinture, s’arrêta devant eux et mit pied à terre.
— Salut à leurs Seigneuries, dit-il en ôtant sa barreta. Don César, continua-t-il en se tournant vers ce dernier, non sans avoir souri au comman
dant comme à une vieille connaissance et jeté un regard de défiance au Français... Don César, je suis chargé d’un message pour vous.
— Comment, c’est toi ! mon vieux Batistone ! s’écria Don César en l’embrassant à la mode corse; c’est toi, fratello !... Comment ne t’ai-je pas re
connu tout d’abord ? C’est ta faute, tu viens me voir si rarement, et pourtant nous sommes demeu
rés deux ans ensemble à la campagne... Tu as un message pour moi, dis-tu ? Ce ne peut être que du cousin Sanpietri ; tu as reconnu notre bon com
mandant, et quant à ce signor, il est entièrement de nos amis. Tu peux don: parler sans crainte.
(A suivre.)
Louis d’Amraloges.