estimez-vous le plus, celle de Sanpietri ou celle de ce Napolitanaccio ?
Le lendemain, au point du iour, Batistone repartit porteur de la réponse suivante :
« Mon cher cousin, je me trouvais précisément « avec le commandant Péri et l’ingénieur, quand «j’ai reçu ta lettre. Nous avons jugé inutile d’en « donner connaissance à M. du Luc; car non seu« lement il n’a pas commis l’action dont tu l’avais
« un instant soupçonné, mais encore, je l’ai en« tendu, après ton aventure des trois châtaigniers, « prendre avec chaleur ta défense et avouer publi« quement les sympathies que tu lui inspirais.
« Cependant, nous avons voulu savoir le nom du «dénonciateur, et allant aux sources certaines,
« nous l’avons appris, à n’en pas douter ; tu le dé« vines, c’est un des Napolitains, tu sais bien le« quel, je n’ai pas besoin de te le désigner autre« ment. Je suis persuadé que tu sauras te tenir hors « de portée du couteau de ce misérable, trop lâche « pour t’affronter en face et trop maladroit pour se « servir d’un fusil; et que tu ne lui feras pas l’hon« neur d’une vengeance dont il n’est pas digne.
« Le caporal est hors de danger; le sergent de« meurera estropié; compte sur moi pour leur faire « accepter tes secours.
« Le cousin commandant et moi t’embrassons « avec tous les sentiments d’un bon cousin et d’un « frère.
« Don César de R...
« P. S. — L’ingénieur t’envoie tous ses compliments. »
XIII
A la lecture de cette lettre, le baron fut heureux de voir disparaître ses soupçons sur le souslieutenant.
De plus, les témoignages de sympathie des deux jeunes Français apportèrent dans son cœur un peu de cette estime de lui-même dont il sentait le be
soin; car,malgré son prétendu mépris des lois d’une société et d’une civilisation maudites, il savait bien
qu’il avait offensé l’une et l’autre et que toutes ses vendettas étaient au fond des assassinats froidement conçus et impitoyablement exécutés.
Mais telle était sa destinée; désormais lié à ce passé inexorable, pourrait-il remonter jamais au rang qu’il avait perdu? La fatalité, au contraire, ne semblait-elle pas vouloir l’enfoncer de plus en plus dans l’abîme du crime ?
Car voilà une nouvelle victime désignée!
Justicier de lui-même, devait-il laisser ce Jacopo impuni ?
Tout son sang corse se révoltait à cette pensée ! Certes, le traitre et sa lâcheté lui inspiraient un profond dégoût, mais, malgré les conseils de don
César, que dirait-on de Sanpietri s’il ne vengeait plus ses injures?
Et Assunta? Cette enfant naïve qui avait été sur le point de l’aimer, que lui-même avait failli aimer,
qu’il aimait peut-être, devait-il la laisser devenir la femme de ce misérable?
Non certes; mais toujours des coups de fusil! toujours du.sang.
Oh ! Corse ! mère sauvage et terrible ! et pourtant toujours aimée, pourquoi était-il ton fils?
Telles étaient ses pensées, quand après le retour de Batistone, le baron reprit le chemin de la mai
son des pêcheurs, où il arriva fatigué d’une longue marche et l’esprit rempli d’irrésolutions.
Il trouva la maison fermée et la barque absente. — Ah! malheur! se dit-il, ils sont partis pour Naples! Ils reviendront mariés !... Non, jamais je ne pourrai lever le stylet ou le fusil sur le mari de
cette pauvre enfant!... et elle ne l’aimait pas !... et c’est moi qui lui ai conseillé cette funeste union!
Il était abimé en ces amères réflexions, quand il entendit un bruit de pas dans le maquis, et avant qu’il eut le temps de se mettre sur ses gardes, un homme avait apparu.
Il reconnut Decio et alla à lui :
— Quel jour sont-ils partis? demanda-t-il.
— Excellence, le samedi, le lendemain de votre affaire avec les collets jaunes; je vous donnerai
aussi des nouvelles de l’officier français, si cela vous intéresse.
— Ah! Tu l’as vu?
— Oui, Excellence, je le vois tous les jours; mais je ne lui ai parlé qu’une fois, le premier jour... Oh! il n’est pas loin d’ici... Si cela vous répugne, j’irai de votre part lui dénoncer votre vendetta; car il faut agir convenablement, même avec ces francesacci... A moins que vous ne préfériez lui dénoncer vous-même!... Cela presse!... Le Jacopo ne l’a pas encore entamé, mais, à son retour, je ne puis ré
pondre de rien, et le coup pourrait bien n’être pas pour vous...
Le baron dis imula l impression de dégoût et d’horreur que lui produisait maintenant ce langage. Hélas! Non seulement il l’avait encouragé, mais c’était naguère celui de son cœur, de sa bouche et de ses actions!
— Je sais le nom du traître, Decio, et je te l’apprendrai plus tard; mais ce n’est pas le Français, j’en suis sûr....S’il est près d’ici, conduis-moi vers
lui et tu verras par toi-même qu’il est un de nos amis... Tu sais qu’on ne trompe pas Sanpietri.
— Comme vous voudrez, Excellence! Vousavez, du reste, failli le rencontrer, car, il y a une heure à peine, il errait encore autour de la cabane et le long du rivage... Venez, il ne doit pas être reparti.
Et, chemin faisant, Decio raconta au baron les promenades du sous-lieutenant et ses stations au bord du lavoir où il avait vu Assunta la première fois et où il revenait tous lesjours depuis le départ de la jeune fille.
—Malheureuse enfant! murmura Sanpietri.
— Tenez, dit Decio, le voilà, là-bas, derrière ce rocher. Il vous sera facile d’arriver jusqu’à lui sans être vu ni entendu.
Mais Sanpietri, jugeant inutile de se dissimuler, s’avança vers Georges; celui-ci se leva vivement, assez confus d’être ainsi surpris en ses rêveries.
— Pardonnez-moi, dit Sanpietri, si j’enire sans me faire annoncer, et veuillez excuser mon indis
crétion. Mais si je ne parle pas tout à fait à un ami,
je parle du moins à un ennemi généreux qui a pris ma défense en public dans une récente occasion, et je tenais à l’en remercier.
— J’admire, monsieur, répondit Georges, de vous en voir aussi rapidement instruit. Je suis aise de vous revoir et de vous féliciter d’avoir échappé
à toutes les embûches tendues sur votre route; mais je vous plains toujours aussi d’être obligé d’en ve
nir à ces extrémités cruelles que vous impose une existence irrégulière et si peu faite pour votre in
telligence et votre cœur... Oui, je vous plains sincèrement...
Et il lui tendit la main.
Ces paroles si conformes aux nouveaux sentiments qui agitaient l’âme de Sanpietri, cet affectueux serrement de main du loyal officier, le remplirent d’une émotion qu’il n’essaya pas de cacher.
— Tu vois, maintenant, dit-il à Decio qui ne comprenait rien au trouble du baron, étant inca
pable lui-même de rien ressentir de pareil, tu vois bien que le Français est un ami.
— Ah! vous en doutiez, monsieur mon docreur ? J’avais cru le comprendre le jour où vous opérâtes sur mon pied cette merveilleuse guérison; bien que j’exècre vos coutumes sanguinaires, me voilà forcé par la reconnaissance d’être aussi votre ami !
Sanpietri fut mis au courant de l’accident de Georges et de la cure accomplie par Decio.
— Je connaissais, dit-il, vos promenades de tous lesjours et leur motif ; et de même que vous détes
tez la barbarie de nos mœurs corses, je ne puis m’empêcher de déplorer la légèreté avec laquelle, vous autres Français, vous engagez votre cœur et le dégagez de même, sans vous inquiéter des victimes de votre passion passagère.
Et comme Georges reprenait un air hautain, prêt à protester :
— Je devine ce que vous voulez dire, reprit Sanpietri avec force ; je n’ai pas le droit de me mêler de vos sentiments; vous avez raison en ce qui vous concerne... Mais elle ? Vous savez sans doute les soins dont i’ai entouré son enfance, son attache
ment et sa reconnaissance pour moi, mon affection pour elle qui est celle d’un père ; c’est à cela, sans doute, que je dois le changement de vos opinions à mon égard ; mais c’est cela aussi qui me fait un devoir d’intervenir dans1 son cœur pour la sauver de vous et de ce funeste amour... Croyez-moi, mon
sieur, pendant qu’il en est temps encore, brisez cette liaison ; elle pourrait avoir un dénouement tragi
que, et, dans tous les cas, elle ne peut finir pour cette jeune fille que par les larmes et le désespoir... Ce n’est pas une déclaration de guerre que je vous fais, croyez-le. Sanpietri n’en fera plus à personne... Mais appréciez ma franchise et que le gentilhomme français ne vienne pas apporter le trouble dans une pauvre famille de pêcheurs.
— Monsieur, répondit Georges avec vivacité, je ne sais quelle idée étrange vous avez conçu1 de moi et de mes sentiments. Mais vos paroles sont clai
res... Eh bien ! franchise pour franchise ! J’aime Assunta, je crois qu’elle m’aime; et le couteau de Jacopo (je vous remercie de votre sollicitude pour moi), pas plus que votre intervention, de quelque nature qu’elle soit, ne m’empêcheront decherchei
à la revoir. Je ne saurais désormais garder contre vous aucun sentiment d animosité et peut-être aussi apprendrez-vous à mieux juger mon amour, quand vous saurez comment je veux l’aimer.
— Pour moi, il n’y a qu’une seule manière d’aimer; permettez-moi de douter que ce soit la vôtre; je n’ose même le souhaiter ni pour elle ni pour vous... Suivez donc votre destinée, comme moi la mienne; je désire qu’elle vous soit moins cruelle!
Là-dessus, Sanpietri s’éloigna, et ayant rejoint Decio, assis à l’écart, ils disparurent dans le maquis.
Georges alla reprendre son cheval, se lança au galop sur la route de Bonifacio, donna, en passant sur le port, un coup d’œil à la place du Gioacchino absent , remonta chez lui d’assez mauvaise humeur et l’esprit troublé par de sombres pressentiments)
— Quel chien de pays ! disait-il en s’habillant voilà encore ce baron-bandit à mes trousses; il fera comme il l’a dit, s’il parle à Assunta avant moi, il l’empêchera de me revoir... Il apercevra le premier la balancelle en mer, et il sera sur le rivage quand la barque viendra déposer les deux femmes devant leur maison... Il sait tout, il voit tout, il savait que j’avais essayé de justifier ses assassinats, il connais
sait nos rendez-vous, mes promenades à la fontaine du lavoir... Comme son œil noir s’allumait en par
lant de la pauvre enfant! Et mais? Est-ce qu’i!
l’aimerait ?... Allons donc! il a le double de son âge, il pourrait être son père!... Non! non!... Que faire?... Eh bien ! j écrirai à Assunta pour lui tout raconter et pour la prévenir... N’avons-nous pas cette charmante boîte aux lettres de son inven
tion?... Elle ira certainement la visiter, dès son arrivée! Parbleu! nous nous aimerons à la barbe de tous les bandits et de tous les Napolitains de la Corse !
Et remis en gaieté par ce monologue plein de logique et de bon sens, il alla prendre l’ingénieur pour se rendre au diner de la pension.
I fut singulièrement refroidi par la nouvelle que le commandant leur annonça : le colonel mandait sa prochaine arrivée; il voulait inspecter en détail les deux bataillons détachés de son régiment for
mant la garnison de Bonifacio, pour s’assurer de leur bonne tenue, avant la visite assez prochaine du général de division.
Le colonel passerait ainsi une semaine entière à Bonifacio.
— Cela vous fera plaisir de voir votre oncle, mon cer lioutenant, ajouta le commandant en tournant vers Georges son petit œil gris clignotant... Mà, ce sera houit zours de besogne et d’ésercices, pendant lesquels vous n’aurez guère le temps d’aller à la chasse à l’affout!... Mauvaise chasse d’ailleurs, et à laquelle vous feriez mieux de renoncer...
— Ah ça! est-ce que le vieux singe se moquerait de moi ? dit Georges à son ami, quand ils se levè
rent de table; voilà quatre ou cinq fois qu’il me plaisante lourdement avec sa chasse à l’affout, cette espèce de sauvage des maquis, — est-ce qu’il se douterait de quelque chose ?