ASSUNTA (Suite.)
XIV
Cependant, il s’était écoulé plus de huit jours et la balancelle n’avait pas reparu. Georges interro
geait vainement la mer et s’impatientait contre son mauvais destin et contre le vent d’ouest, le lebeccio qui persistait à souffler, excellent vent pour aller à Naples, mais des plus mauvais pour en revenir.
Et son oncle allait arriver!... Outre le devoir des convenances, celui encore plus impérieux du service serait là, manœuvres, exercices, inspections, réceptions!... Comment sortir, comment échapper une heure à cette suite interminable de corvées?
Oh! quel métier! quel chien de métier!
Georges consultait à tout moment son calendrier; il vit le lundi matin que ce jour-là était le premier quartier de la lune; il en déduisit un changement probable et prochain dans la directicn du vent, et le soir, en effet, il put consta
ter que cet aff.eux lebeccio mollissait et tombait peu à peu; le lendemain, il vit les Bouches se rider en longues petites lames sous la brise soufflant de leur ouverture orientale.
Il aspira avec bonheur cet air imprégné pensait-il, des senteurs des rivages tyrrhéniens et qui avait caressé les blonds cheveux de la belle Napolitaine.
Enfin le mercredi, uue heure avant la nuit, Georges — n’ayant pu faire dans l’après-midi, sa promenade quotidienne, retenu par son service contre lequel il n’avait cessé de pester — descendit à la marine.
O bonheur! à sa place habituelle, le Gioacchino mouillait son ancre et carguail sa voile latine.
Il eut été plus prudent de ne pas s’approcher, mais il ne put y tenir.
Jacopo debout, présidant à la manœuvre, le vit et lui lança un regard chargé de haine.
Comme Georges le savait d’ailleurs, les deux femmes n’étaient pas à bord. La balancelle, en ve
nant de Naples, arrivée à la hauteur de la cabane, longeait la côte au plus près ; Assunta et sa mère descendaient dans la barque avec laquelle un des hommes, — c’était ordinairement le patron Paolo,
— et le petit Gioacchino les conduisaient à terre.
-— Dans ce moment, pensait Georges, elle a lu ma lettre; — je comprends bien pourquoi elle m’a dit de ns pas aller la voir le jour de son arrivée ni le lendemain; mais elle, comprend-elle mon impa
tience ? Encore deux jours d’attente !... Pourvu que mon oncle ne se mêle pas d’arriver !
Mais hélas ! il n’avait réellement pas de chance ! Au dîner, le commandant annonça pour le surlendemain, à onze heures, l’arrivée du colonel; il éta
blit le programme de sa réception, proposa d’aller à cheval à sa rencontre et designa les officiers qui devraient l’accompagner; naturellement, Georges fut le premier nommé.
L’ingénieur le vit pâlir et serrer les lèvres.
Les préparatifs de la réception du colonel occupèrent toute la journée du lendemain chaque offi
cier dans sa compagnie; et quand, après le dîner et après la soirée passée au café, on se sépara :
-— A demain, messieurs, dit le commandant, je prie ces messieurs qui doivent venir avec moi à la rencontre du colonel d’être ésact.s per me prendre à dix heures chez moi; à demain, lieutenant, ré
péta-t-il en s’adressant à Georges, votre oncle sera heureux de vous voir en si belle santé.
Georges s’inclina en murmurant entre ses dents -- Oui à demain, comptes-y ; vieux magot, si tu n’as que moi !..
-— Comme cela s’est bien rencontré, dit l’ingénieur au commandant en le quittant, j’ai vu ce soir la balancelle napolitaine à son ancrage, la belle a dû arriver, ce matin, nous aurons toujours gagné la journée d’aujourd’hui et celle de demain. Mais les jours suivants pourra-t-on empêcher notre étourdi de s’échapper? et seriez-vous encore d’avis,
commandant, de parler au colonel et de le faire intervenir en sa double qualité d’oncle et de chef de corps ?
— Piou que jamais 1 mon cer, le lioutenant du Luc a depuis quelques jours un air sournois que je
ne lui connaissais pas et qui ne me présage rien de bon... Pas plus tard que demain, je dirai tout au colonel et je dégagerai ma responsabilité à l’égard de son neveu.
— Voyons ! entre nous, commandant, est-ce que le colonel devait venir réellement?
— Oui, mà peut-être pas tout de souite; je souis un homme de parole, je vous avais promis de trouver un moyen pour retenir ce diable de francese; et d’un autre côté, vous aviez fait passer vos craintes dans mon esprit; j ai donc écrit au colonel de hâter sa venue; qu’une affaire urgente concer
nant son neveu réclamait sa présence pour cette semaine. Il sera ainsi un peu préparé ; mon avis est que le colonel devra faire changer de bataillon à son neveu et le ramener in Ajaccio. Ce sera le plus sûr.
— Je n’osais le proposer; mais je ne vois pas d’autre moyen, bien qu’il m’en coûte de me séparer de lui.
— Eh bien ! c’est convenu ! Du Luc avait d’ailleurs, à son arrivée au régiment, demandé de permuter en se voyant détaché à Bonifacio... Juste
ment, il y a au premier bataiilon un sous-lieutenant natif de Porto-Vecchio qui se trouvera heureux de se rapprocher de sa vieille mère... Bonsoir, à de
main; il sera tard quand nous remonterons pour déjeuner... Attendez-nous.
— Je ne serai pas des vôtres; j’ai une inspection de travaux sur la route de la Sollenzara et je ne rentrerai que pour le dîner... A demain soir toujours.
XV
Sanpietri avait, pour un motif différent de celui du sous-lieutenant, une assez vive impatience du
retour des pêcheurs napolitains. Il appréhendait que, cédant à ses derniers conseils, la jeune fille ne fut devenue la femme de Jacopo, ce traître indigne d’elle; il lui tardait d’apprendre la vérité. Si, comme il n’osait trop l’espérer, rien n’était encore accom
pli, Assunta, instruite de la lâcheté de son fiancé, refuserait maintenant un consentement obtenu d elle avec tant de peine... Mais alors elle devien
drait libre et son cœur serait tout entier au jeune officier français... Comment la préserver de cet amour plus funeste pour elle que son union avec l’autre ?
Quelques heures avant l’arrivée du Gioacchino, ayant erré longtemps sur le rivage, comme le jour déclinait, le baron se trouva sur le bord du lavoir, lieu du rendez-vous de nos amoureux et de son dernier entretien avec le sous-lieutenant.
Ses yeux, qui regardaient machinalement devant lui pendant qu’il marchait en rêvant, furent frappés par le bizarre aspect du petit monument de pierres reconstruit par Georges. Il s’approcha et, sur le sable humide, il remarqua des empreintes de pas qu’il reconnut facilement pour ceux de l’officier.
Il n’eut pas de peine à deviner le mystère; il démolit la boîte aux lettres et trouva le bouquet et le billet déposés depuis deux jours par Georges.
— L’imprudent ! pensa-t-il, il se croit toujours parmi ses Français ! Il ne se donne même pas la peine de dissimuler sa présence!... Si un autre que moi, si Jacopo avait trouvé cela !...
Il prit les deux objets, les mit dans sa poche, rétablit l’assemblage de pierres et, ayant soigneuse
ment effacé )es traces de ses pas et celles du souslieutenant, il alla s’asseoir à l’écart, de plus en plus songeur.
Il était là depuis assez longtemps ; la nuit approchait et il allait se lever, quand il entendit un bruit de pas rapides et légers.
— Ah ! mon Dieu ! dit-il, c’est la petite !
Et il n’eut que le temps de se cacher derrière un rocher.
C’était Assunta, en effet ; elle courut, d’un pas d’oiseau inquiet, vers le lavoir, renversa les pierres)
découvrit la cachette et, ne trouvant rien, son visage se voila de tristesse et ses yeux se gonflèrent de larmes.
— Comme elle l’aime ! pensa le baron.
En même temps, il parut; elle jeta d’abord un cri de surprise, mais rassurée en le reconnaissant :
— Ah ! c’est vous, Excellence ! Pourquoi avezvous voulu me faire peur en vous cachant ainsi ?
— Bonsoir, petite ! dit-il, en lui serrant la main. Et toi, que cherchais-tu donc à terre parmi ces pierres humides ? Et pourquoi es-tu devenue triste tout d’un coup et as-tu envie de pleurer ?
Et comme la pauvre enlant interdite et confuse ne savait que répondre :
— Tiens ! dit-il, voici ce que tu cherchais !... Car je ne suppose pas que ce soit à moi qu’on en
voie ces belles fleurs; quant à la lettre, quoiqu’elle n’ait pas d’adresse, je ne l’ai pas ouverte, pendant bien qu’elle concerne la personne du bouquet... Tiens ! lis...
Tremblante, elle prit le bouquet et la lettre.
A mesure qu’elle lisait, son visage s’illuminait et Sanpietri vit rouler le long de ses joues les larmes qu’elle avait contenues et que le bonheur maintenant faisait déborder.
Quand elle eut fini, elle baisa le papier et les fleurs d’une lèvre frémissante et passionnée. .
— Ah ! poverina! comme tu l’aimes ! répéta le baron en lui prenant la main.
Et comme elle baissait la tête sans répondre :
— Ainsi donc, petite, dit Sanpietri avec tristesse, tu as donné ton cœur à un étranger, à un inconnu!... Et lui, t’aime-t-il ? Il te l’a dit, sans doute, mais combien de temps durera son amour ?
— Ah ! signor, répondit-elle vivement, tenez, voilà sa lettre ; lisez. Vous verrez s’il m’aime!... Et vous, pourquoi voulez-vous m’empêcher de l’ai
mer !... Ah! je vous le disais, l’autre jour, alors que je ne l’avais pas encore vu, j’aime ma mère, mon père, et mon petit Gioacchino, et vous aussi, Excellence, je vous aime... Et pour vous le prou
ver à tous, je m’étais promise à Jacopo... Mais à présent, signor, à présent, si on exige que la pauvre Assunta tienne sa promesse, elle aimera mieux, je vous le jure, se jeter dans la mer du haut de la falaise !
— Mais, petite, celui que tu aimes est riche et noble, et toi, tu es la fille d’un pauvre pêcheur!... Il te jure qu’il t’aime, je le crois, tu n’es que trop belle pour cela ! Mais te dit-il qu’il t’aime au point de faire de toi sa femme? Te l’a-t-il jamais promis ?
— Non, signor, non, il ne me l’a jamais promis, et tout ce que vous me dites, hélas ! je l’avais moimême pensé comme vous ; je le sais, la pauvre Assunta ne peut être la femme du seigneur français.
— Eh bien ! alors ! que vas-tu devenir, malheureuse enfant ?
— Je ne sais, Excellence ! Tout ce que je sais, c’est que je l’aime et que je ne serai jamais la femme de Jacopo.
— Mais Jacopo est ton fiancé ! Il a des droits sur toi, d’après votre coutume napolitaine ; il est jaloux ; il découvrira ton amour pour le seigneur français; il vous épiera; il vous rencontrera ensemble et il le tuera. Avais-tu aussi pensé à cela, petite ?
A l’expression de terreur qui se répandit sur les traits de la jeune fille, Sanpiétri comprit la profon
deur de son amour ; la crainte pour la vie de celui qu’elle aimait serait seule capable de la faire renoncer à le revoir.
— Tu vois bien, reprit-il, que tu l’exposes à la mort !
Elle eut une explosion de colère :
— Ah ! ce Jacopo, queje le hais, dit-elle.
Ils causèrent longtemps encore; sans avoir besoin de provoquer les confidences de la jeune fille, San
piétri l’entendit lui raconter ses deux entrevues
avec Georges. Heureuse de parler de son amour et habituée à ne rien cacher de ses sentiments et de ses actions à l’ami qui avait élevé son enfance, elle lui montra son cœur comme un livre ouvert.
Mais il y eut un point délicat que le baron n’osa
XIV
Cependant, il s’était écoulé plus de huit jours et la balancelle n’avait pas reparu. Georges interro
geait vainement la mer et s’impatientait contre son mauvais destin et contre le vent d’ouest, le lebeccio qui persistait à souffler, excellent vent pour aller à Naples, mais des plus mauvais pour en revenir.
Et son oncle allait arriver!... Outre le devoir des convenances, celui encore plus impérieux du service serait là, manœuvres, exercices, inspections, réceptions!... Comment sortir, comment échapper une heure à cette suite interminable de corvées?
Oh! quel métier! quel chien de métier!
Georges consultait à tout moment son calendrier; il vit le lundi matin que ce jour-là était le premier quartier de la lune; il en déduisit un changement probable et prochain dans la directicn du vent, et le soir, en effet, il put consta
ter que cet aff.eux lebeccio mollissait et tombait peu à peu; le lendemain, il vit les Bouches se rider en longues petites lames sous la brise soufflant de leur ouverture orientale.
Il aspira avec bonheur cet air imprégné pensait-il, des senteurs des rivages tyrrhéniens et qui avait caressé les blonds cheveux de la belle Napolitaine.
Enfin le mercredi, uue heure avant la nuit, Georges — n’ayant pu faire dans l’après-midi, sa promenade quotidienne, retenu par son service contre lequel il n’avait cessé de pester — descendit à la marine.
O bonheur! à sa place habituelle, le Gioacchino mouillait son ancre et carguail sa voile latine.
Il eut été plus prudent de ne pas s’approcher, mais il ne put y tenir.
Jacopo debout, présidant à la manœuvre, le vit et lui lança un regard chargé de haine.
Comme Georges le savait d’ailleurs, les deux femmes n’étaient pas à bord. La balancelle, en ve
nant de Naples, arrivée à la hauteur de la cabane, longeait la côte au plus près ; Assunta et sa mère descendaient dans la barque avec laquelle un des hommes, — c’était ordinairement le patron Paolo,
— et le petit Gioacchino les conduisaient à terre.
-— Dans ce moment, pensait Georges, elle a lu ma lettre; — je comprends bien pourquoi elle m’a dit de ns pas aller la voir le jour de son arrivée ni le lendemain; mais elle, comprend-elle mon impa
tience ? Encore deux jours d’attente !... Pourvu que mon oncle ne se mêle pas d’arriver !
Mais hélas ! il n’avait réellement pas de chance ! Au dîner, le commandant annonça pour le surlendemain, à onze heures, l’arrivée du colonel; il éta
blit le programme de sa réception, proposa d’aller à cheval à sa rencontre et designa les officiers qui devraient l’accompagner; naturellement, Georges fut le premier nommé.
L’ingénieur le vit pâlir et serrer les lèvres.
Les préparatifs de la réception du colonel occupèrent toute la journée du lendemain chaque offi
cier dans sa compagnie; et quand, après le dîner et après la soirée passée au café, on se sépara :
-— A demain, messieurs, dit le commandant, je prie ces messieurs qui doivent venir avec moi à la rencontre du colonel d’être ésact.s per me prendre à dix heures chez moi; à demain, lieutenant, ré
péta-t-il en s’adressant à Georges, votre oncle sera heureux de vous voir en si belle santé.
Georges s’inclina en murmurant entre ses dents -- Oui à demain, comptes-y ; vieux magot, si tu n’as que moi !..
-— Comme cela s’est bien rencontré, dit l’ingénieur au commandant en le quittant, j’ai vu ce soir la balancelle napolitaine à son ancrage, la belle a dû arriver, ce matin, nous aurons toujours gagné la journée d’aujourd’hui et celle de demain. Mais les jours suivants pourra-t-on empêcher notre étourdi de s’échapper? et seriez-vous encore d’avis,
commandant, de parler au colonel et de le faire intervenir en sa double qualité d’oncle et de chef de corps ?
— Piou que jamais 1 mon cer, le lioutenant du Luc a depuis quelques jours un air sournois que je
ne lui connaissais pas et qui ne me présage rien de bon... Pas plus tard que demain, je dirai tout au colonel et je dégagerai ma responsabilité à l’égard de son neveu.
— Voyons ! entre nous, commandant, est-ce que le colonel devait venir réellement?
— Oui, mà peut-être pas tout de souite; je souis un homme de parole, je vous avais promis de trouver un moyen pour retenir ce diable de francese; et d’un autre côté, vous aviez fait passer vos craintes dans mon esprit; j ai donc écrit au colonel de hâter sa venue; qu’une affaire urgente concer
nant son neveu réclamait sa présence pour cette semaine. Il sera ainsi un peu préparé ; mon avis est que le colonel devra faire changer de bataillon à son neveu et le ramener in Ajaccio. Ce sera le plus sûr.
— Je n’osais le proposer; mais je ne vois pas d’autre moyen, bien qu’il m’en coûte de me séparer de lui.
— Eh bien ! c’est convenu ! Du Luc avait d’ailleurs, à son arrivée au régiment, demandé de permuter en se voyant détaché à Bonifacio... Juste
ment, il y a au premier bataiilon un sous-lieutenant natif de Porto-Vecchio qui se trouvera heureux de se rapprocher de sa vieille mère... Bonsoir, à de
main; il sera tard quand nous remonterons pour déjeuner... Attendez-nous.
— Je ne serai pas des vôtres; j’ai une inspection de travaux sur la route de la Sollenzara et je ne rentrerai que pour le dîner... A demain soir toujours.
XV
Sanpietri avait, pour un motif différent de celui du sous-lieutenant, une assez vive impatience du
retour des pêcheurs napolitains. Il appréhendait que, cédant à ses derniers conseils, la jeune fille ne fut devenue la femme de Jacopo, ce traître indigne d’elle; il lui tardait d’apprendre la vérité. Si, comme il n’osait trop l’espérer, rien n’était encore accom
pli, Assunta, instruite de la lâcheté de son fiancé, refuserait maintenant un consentement obtenu d elle avec tant de peine... Mais alors elle devien
drait libre et son cœur serait tout entier au jeune officier français... Comment la préserver de cet amour plus funeste pour elle que son union avec l’autre ?
Quelques heures avant l’arrivée du Gioacchino, ayant erré longtemps sur le rivage, comme le jour déclinait, le baron se trouva sur le bord du lavoir, lieu du rendez-vous de nos amoureux et de son dernier entretien avec le sous-lieutenant.
Ses yeux, qui regardaient machinalement devant lui pendant qu’il marchait en rêvant, furent frappés par le bizarre aspect du petit monument de pierres reconstruit par Georges. Il s’approcha et, sur le sable humide, il remarqua des empreintes de pas qu’il reconnut facilement pour ceux de l’officier.
Il n’eut pas de peine à deviner le mystère; il démolit la boîte aux lettres et trouva le bouquet et le billet déposés depuis deux jours par Georges.
— L’imprudent ! pensa-t-il, il se croit toujours parmi ses Français ! Il ne se donne même pas la peine de dissimuler sa présence!... Si un autre que moi, si Jacopo avait trouvé cela !...
Il prit les deux objets, les mit dans sa poche, rétablit l’assemblage de pierres et, ayant soigneuse
ment effacé )es traces de ses pas et celles du souslieutenant, il alla s’asseoir à l’écart, de plus en plus songeur.
Il était là depuis assez longtemps ; la nuit approchait et il allait se lever, quand il entendit un bruit de pas rapides et légers.
— Ah ! mon Dieu ! dit-il, c’est la petite !
Et il n’eut que le temps de se cacher derrière un rocher.
C’était Assunta, en effet ; elle courut, d’un pas d’oiseau inquiet, vers le lavoir, renversa les pierres)
découvrit la cachette et, ne trouvant rien, son visage se voila de tristesse et ses yeux se gonflèrent de larmes.
— Comme elle l’aime ! pensa le baron.
En même temps, il parut; elle jeta d’abord un cri de surprise, mais rassurée en le reconnaissant :
— Ah ! c’est vous, Excellence ! Pourquoi avezvous voulu me faire peur en vous cachant ainsi ?
— Bonsoir, petite ! dit-il, en lui serrant la main. Et toi, que cherchais-tu donc à terre parmi ces pierres humides ? Et pourquoi es-tu devenue triste tout d’un coup et as-tu envie de pleurer ?
Et comme la pauvre enlant interdite et confuse ne savait que répondre :
— Tiens ! dit-il, voici ce que tu cherchais !... Car je ne suppose pas que ce soit à moi qu’on en
voie ces belles fleurs; quant à la lettre, quoiqu’elle n’ait pas d’adresse, je ne l’ai pas ouverte, pendant bien qu’elle concerne la personne du bouquet... Tiens ! lis...
Tremblante, elle prit le bouquet et la lettre.
A mesure qu’elle lisait, son visage s’illuminait et Sanpietri vit rouler le long de ses joues les larmes qu’elle avait contenues et que le bonheur maintenant faisait déborder.
Quand elle eut fini, elle baisa le papier et les fleurs d’une lèvre frémissante et passionnée. .
— Ah ! poverina! comme tu l’aimes ! répéta le baron en lui prenant la main.
Et comme elle baissait la tête sans répondre :
— Ainsi donc, petite, dit Sanpietri avec tristesse, tu as donné ton cœur à un étranger, à un inconnu!... Et lui, t’aime-t-il ? Il te l’a dit, sans doute, mais combien de temps durera son amour ?
— Ah ! signor, répondit-elle vivement, tenez, voilà sa lettre ; lisez. Vous verrez s’il m’aime!... Et vous, pourquoi voulez-vous m’empêcher de l’ai
mer !... Ah! je vous le disais, l’autre jour, alors que je ne l’avais pas encore vu, j’aime ma mère, mon père, et mon petit Gioacchino, et vous aussi, Excellence, je vous aime... Et pour vous le prou
ver à tous, je m’étais promise à Jacopo... Mais à présent, signor, à présent, si on exige que la pauvre Assunta tienne sa promesse, elle aimera mieux, je vous le jure, se jeter dans la mer du haut de la falaise !
— Mais, petite, celui que tu aimes est riche et noble, et toi, tu es la fille d’un pauvre pêcheur!... Il te jure qu’il t’aime, je le crois, tu n’es que trop belle pour cela ! Mais te dit-il qu’il t’aime au point de faire de toi sa femme? Te l’a-t-il jamais promis ?
— Non, signor, non, il ne me l’a jamais promis, et tout ce que vous me dites, hélas ! je l’avais moimême pensé comme vous ; je le sais, la pauvre Assunta ne peut être la femme du seigneur français.
— Eh bien ! alors ! que vas-tu devenir, malheureuse enfant ?
— Je ne sais, Excellence ! Tout ce que je sais, c’est que je l’aime et que je ne serai jamais la femme de Jacopo.
— Mais Jacopo est ton fiancé ! Il a des droits sur toi, d’après votre coutume napolitaine ; il est jaloux ; il découvrira ton amour pour le seigneur français; il vous épiera; il vous rencontrera ensemble et il le tuera. Avais-tu aussi pensé à cela, petite ?
A l’expression de terreur qui se répandit sur les traits de la jeune fille, Sanpiétri comprit la profon
deur de son amour ; la crainte pour la vie de celui qu’elle aimait serait seule capable de la faire renoncer à le revoir.
— Tu vois bien, reprit-il, que tu l’exposes à la mort !
Elle eut une explosion de colère :
— Ah ! ce Jacopo, queje le hais, dit-elle.
Ils causèrent longtemps encore; sans avoir besoin de provoquer les confidences de la jeune fille, San
piétri l’entendit lui raconter ses deux entrevues
avec Georges. Heureuse de parler de son amour et habituée à ne rien cacher de ses sentiments et de ses actions à l’ami qui avait élevé son enfance, elle lui montra son cœur comme un livre ouvert.
Mais il y eut un point délicat que le baron n’osa