HISTOIRE DE LA SEMAINE
Nous voilà revenus, pour quelque temps du moins, au calme le plus complet. Jusqu’à nouvel ordre le ministère n’a plus rien à craindre, à moins d’un gros échec au Tonkin ou d’une grosse com
plication avec la Chine. Et les fautes de tactique commises dans ces derniers temps par l’extrême gauche l’ont suffisamment consolidé, quant à pré
sent, pour qu’il ait quelque chance d’échapper à la crise sacramentelle qui sévit toutes les années du 15 au 30 janvier.
Ce n’est pas pourtant que la victoire du cabinet, si complète soit-elle en apparence, soit absolue et définitive autant qu’on pourrait le croire.
Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Bon nombre de députés dans la Chambre ont pris parti plu
tôt contre l’extrême gauche que pour le ministère et bon nombre d’autres n’ont donné leur vote que pour éviter d’affaiblir la situation de la France à l’é­
tranger. C’était là le vice irrémédiable du plan de bataille de l’opposition, qu’elle ne pouvait frapper le ministère sans porter plus ou moins atteinte à l’honneur ou aux intérêts de la France ; cet iuconvénient se traduisait immédiatement en un fait : l’impossibilité de donner une conclusion aux critiques. M. Ferry pouvait dire à M. Clémenceau et il le lui a dit : « Voulez-vous que nous abandon
nions le Tonkin, alors que l’honneur de la France est engagé ? Et si vous ne le voulez pas, pourquoi nous reprochez-vous d’y rester ?
L’opposition, d’ailleurs, ne se dissimulait pas l’infériorité de sa position ; seulement, qu’elle le voulût ou non, elle était engagée et forcée non seulement de livrer bataille, mais encore d’attaquer sous peine de paraître ridicule aux yeux du pays.
L’extrême gauche, en effet, pendant les vacances, avait mené grand bruit et fait infiniment de tapage dans ses journaux. Et ce qui donnait à cette espèce de levée de boucliers une importance particulière, c’est que les plus bruyants de l’extrême gauche sont rédigés et signés par les députés. C’est là sur
tout le secret de la grande colère des modérés
contre les radicaux. Les députés, en général, même les plus libéraux, adorent la réclame et détestent la presse. Tout comme les acteurs et les poètes, les députés ne sont jamais reconnaissants de l’éloge parce qu’ils le trouvent toujours non seulement légitime et juste, mais insuffisant; et ils considè
rent la critique, si légère soit-elle, comme un acte d’hostilité qu’ils sont incapables de pardonner. Voilà pourquoi les députés-journalistes sont forcé
ment redoutés. La grande colère des modérés et leur ardeur belliqueuse contre les radicaux visent surtout les députés-journalistes, M. Laisant, en pre
mière ligne; puis MM. Clémenceau, Pelletan, Granet, Maret, Tony-Révillon etc.
Or, précisément c étaient la Justice, la République radicale, la Vérité qui s’étaient montrées particulièrement bruyantes et agressives à propos du Tonkin d’abord, puis de l affaire espagnole et du renvoi de M.le général Thibaudin. Après avoir annoncé la mise en accusation des ministres, après avoir prédit la chute immédiate du cabinet, les signataires de ces articles ne pouvaient pas, qu’ils le voulussent ou non, déserter un débat qu’ils avaient paru si pressés d’aborder. Et voilà pourquoi, tout en comprenant la fausseté de leur si
tuation, ils ont dû livrer bataille avec la certitude d’un échec.
Cela prouve, soit dit en passant, qu’il n’est pas facile et qu’il est imprudent d’être à la fois journaliste et député. Un article de journal n’a point, tant s’en faut, la même importance qu’un discours à la tribune. Le journal a ses privilèges ;. écrit au tour le jour, à la hâte, sans réflexion et parfois sans renseignements suffisants, il peut, sans le moindre inconvénient, reconnaître une erreur ; il a droit à une certaine somme d’exagérations; enfin, il n’engage personne que lui-même. Au contraire le député qui signe ses articles, demeure toujours député. C’est sa qualité de député qu’il engage ; et ce sont les intérêts de son parti, quelquefois même c’est la dignité de la Chambre qu’il engage. Et quand il s’est engagé comme journaliste, il est tenu
comme député. Voilà pourquoi l’extrême gauche s’est trouvée engagée malgré elle. Et d’une façon générale, c’est le secret de l’isolement où se trouve,
malgré son talent, M. Clémenceau. C’est le secret de l’impuissance parlementaire où tombent neuf fois sur dix les députés journalistes.
Donc, à cette heure, par la faute de ses adversaires autant que par sa propre habileté, le cabinet se trouve consolidé. Toutefois, ce n’est pas sans quelques désagréments. L’affaire chinoise est un bâton d’épines auquel on n’a pas fini de s’égrati
gner ; et ce n’est pas sans quelque imprudence que M. Ferry l’a manié. La dépêche de M. Tricou lue à la tribune l’expose, en ce moment à des démentis chinois,peu diplomatiques si l’on veut, mais parti
culièrement désagréables et fortâprement exploités. Il est vrai que tout cela n’est rien, à condition que les opérations militaires au Tonkin marchent bien, qu’elles aboutissent à quelques victoires ; que, d’autre part, nous n’ayons pas une guerre ouverte avec la Chine et — surtout — qu’il ne surgisse pas quelque complication européenne dans cette campagne diplomatique et militaire.
A cela près, le cabinet a de quoi se trouver satisfait. Le hasard même le sert utilement à cette heure : Dans la discussion de la loi municipale, M. Paul Bert, dont on prépare la rentrée au pou
voir, vient d’obtenir un succès, et la revendication de « l’autonomie communale de Paris » par l’ex
trême gauche, — quelque talent qu’ait, d’ailleurs, montré M. Sigismond Lacroix,— est pour resserrer encore la majorité modérée autour du gouvernement.
Car, il faut bien le dire, les députés modérés, — et même quelques radicaux de province, n’aiment guère Paris. Sans même savoir ce que contient ce mot « d’autonomie communale», ils en ont peur et jalousie à la fois. Pour beaucoup d’entre eux, Paris, quoiqu’il fasse, est l’ennemi, parce que c’est Paris qui suscite jusque dans les arrondissements les plus reculés, la candidature radicale, qui est l’é­ pée de Damoclès du député modéré.
Cette frayeur instinctive et naturelle, habilement exploitée, ne manque jamais de donner une majo
rité considérable au gouvernement. Et le moyen de s’en servir est si simple qu’il est à la portée
même des plus maladroits. Il suffit de dire que « l’autonomie de Paris menacerait l’unité natio
nale » ; que la suppression de la préfecture de po
lice organiserait la « commune révolutionnaire. » Cela suffit et la majorité n’en demande pas plus.
Aussi la loi municipale est-elle pour le gouvernement l’occasion d’un triomphe modeste, mais suffi
sant. Le cabinet n’a plus rien à craindre, jusqu’au budget ; à moins que de fâcheuses nouvelles ne vins
sent rendre dangereuse la discussion des crédits demandés pour le Tonkin.
Sénat. — Séance du 5 novembre : Suite de la discussion de la proposition de loi relative à la création d’un quatrième titre pour les objets d’or et d’argent destinés à l’exportation. MINI. Dudet et Dietz-Monnin, rapporteur, défendent tour à tour la proposition qui leur paraît ré
pondre aux besoins de l’industrie horlogère française. La discussion est envoyée à la séance suivante.
Séance du 6 : Validation de l’élection de M. Noblot.. — Suite de la discussion de la loi municipale. Discours de M. Sigismond Lacroix qui développe un amendement en 21 articles sur l’organisation municipale de Paris. L’orateur réclame pour Paris l’autonomie com
munale, la mairie centrale et la rétribution des fonctions municipales.
Conseil municipal de Paris. — 5 novembre : Ouverture de la quatrième session pour 1883. Cette session
dans laquelle le conseil vote le budget aura une durée de six semaines : elle ne s=ra donc close que le 17 dé
cembre. — Séance du 6 : Discussion de la proposition déposée par M. Joffrin, tendant au rétablissement de la garde nationale et au licenciement des troupes de police. Le conseil, par 58 voix contre 9,refuse de passer à la discussion des articles.
Ouverture à Paris d’une conférence internationale ouvrière, à laquelle ont pris part un certain nombre de délégués étrangers, entre autres des représentants des Tract s Unions. Il s’agissait d’étudier la législation inter
nationale du travail, la réglementation du travail des ouvriers étrangers et le moyen de faire rapporter les lois qui s’opposent à l’établissement d’une entente permanente entre les sociétés ouvrières de différents pays.
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Les affaires du Tonkin. — Dans la séance du 29 octobre de la Chambre des députés, le président du conseil a donné lecture d’une dépêche de M. Tricou, notre chargé d’affaires en Chine, dans laquelle il était dit que Li-Hung-Tchang désavouait le marquis Tseng. A propos de cette dépêche, une note communiquée par la Légation de Chine à Paris, a été publiée dans le Gaulois, XEvènement et le Figaro. Cette note est ainsi conçue : « Nous sommes autorisés à démentir de
la façon la plus formelle la nouvelle d’après laquelle le marquis Tseng aurait été désavoué, soit par son gouvernement, soit par Li-Hung-Tchang, le vice-roi de Pe tchi-li. Le marquis Tseng n’étant nullement sous les ordres de Li-Hung-Tchang, il s’ensuit qu’il ne pour
rait être ni avoué ni désavoué par lui. » La dépêche
de M. Tricou étant authentique, au lieu de désavoué, c’est sans doute désapprouvé qu’il aurait fallu dire.
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Grande-Bretagne. — Troubles à Londonderry (Irlande) le ior novembre, provoqués par les Orangistes. Voici à. quelle occasion : M. Dawson, maire de Dublin et membre de la Chambre des communes, où il fait par
tie du groupe Parrell, s’était rendu à Londonderry pour assister à un meeting nationaliste, où il devait par
ler. Aussitôt les Orangistes se portent sur l’Hôtel de Ville, s’en emparent et déclarent vouloir s opposer même par la force, à la réunion des Parnellistes. En effet, au moment où M. Dawson passait devant l’Hôtel de Ville, escorté d’une foule considérable, il est accueilli par des coups de feu et une grêle d’ardoises et de pierres. La police, aidée d’un escadron de cavalerie dût intervenir pour avoir raison des Orangistes.
Discours prononcé au banquet de Buxton par lord Ilartington, ministre de la guerre. Le passage le plus important de ce discours concerne l’affaire du Tonkin. Le ministre paraît redouter « certaines éventualités, où toute la longanimité et l’amitié que se témoignent la France et l’Angleterre ne seraient pas de trop pour écarter de graves et délicates complicatons ».
Nécrologie. — M. Germain Sarrut, ancien représentant du peuple. Il était né en 1800. Il étudia d’abord la médecine, puis fut directeur du collège de Pontlevoy. Après la révolution de Juillet, il devint directeur de la Tribune et fut impliqué dans les cent quatorze procès que ce journal subit en quelques années. Pendant cette période ses relations avec le prince Louis Bonaparte et son parti amenèrent une perquisition à son domicile à l’occasion du procès de Strasbourg. Ce fut alors qu’il fonda sa Biographie deshommes du jour, continuée jusqu’en 1842. En 1848, M. Sarrut fut élu par le département du Loiret-Cher représentant du peuple à l’Assemblée consti
tuante. Il siégea sur les bancs de l’extrême gauche, et après les journées de juin défendit un grand nombre d’accusés devant les conseils de guerre. Réélu à l’A’ssemblée législative, il combattit jusqu’au bout la coalition monarchique et la politique du prince Président ; après le coup d’Etat du Deux-Décembre, il rentra dans la vie privée.
Alexandre Bartoli, député de la Corse. M. Bartoli, reçu docteur en médecine en 1843, devint, en 1857, professeur de pathologie interne à l’Ecole de médecine de Marseille ; il professa dix ans. Il s’était présenté aux élections législatives, en 1863, comme candidat de l’opposition dans 1a première circonscription de la Corse; mais il fut battu par M. Abatucci et recommença sans succès la lutte aux élections de 1869. En fé
vrier 1876, il fut élu, comme candidat républicain, député de Sartène et fit partie des 363. Le 14 octobre 1877, il échoua contre M. Abatucci, candidat officiel, mais il l’emporta sur son concurrent le 21 août 1881. M. Bartoli était inscrit au groupe de la gauche radicale.
Séance du 6 : Fin de la discussion et adoption en première lecture, de la proposition de la loi sur la création du quatrième titre pour les objets d’or et d’argent.
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Chambre df.s députés. — Séance du 31 octobre : Discours de M. Clémenceau. L’orateur réclame des explications complètes sur les affaires du Tonkin. — Dis
cours de M. Jules Ferry. Le président du conseil affirme la nécessité pour la France d’avoir une politique colo
niale, et indique dans quelle mesure le gouvernement compte poursuivre l’expédition du Tonkin. Le ministre termine son discours par une déclaration assez inatten
due, à savoir que Li-Hung-Tchang insiste beaucoup pour retenir notre ambassadeur, qu’il est inquiet et dé
savoue le marqu:s Tseng, ambassadeur de Chine à Paris. L’ordre du jour de confiance suivant, déposé par M. Paul Bert, est adopté : « La Chambre approuvant les mesures prises par le gouvernement pour sauvegarder les intérêts et l’honneur de la France, et confiante dans sa fermeté et sa prudence, passe à l’ordre du jour.
Séance du s novembre : Suite de la discussion de la loi municipale. Les articles 138 à 166, c’est-à-dire tout le projet, sauf ses dispositions transitoires, sont adoptés