COURRIER DE PARIS
Enfin, nous avons eu dimanche passé, une cérémonie qui nous arrachait, comme l’a si bien dit M. Edmond About, aux « iniquités de la poli
tique. »Le ciel, pluvieux la veille et froid l’avantveille, s’est éclairci et s’est adouci pour fêter le grand Dumas. On l’a loué en prose et en vers, en prose exquise, comme celle d’About, en vers élo
quents comme ceux de MM. Jean Aicard, Jean Richepin et Auguste Dorchain, car les poètes s’é
taient mis en frais pour chanter le grand magicien. On a distribué jusqu’à trois pièces de vers impri
mées sur beau papier vélin par les soins du Comité de la Statue et où M. E. Fourès, au nom des Félibres, M. Boniface et M. Fabre des Essarts au nom de la jeunesse, célébraient l’auteur de Monte Cristo.
Il y a eu unanimité pour mettre en lumière les deux qualités de Dumas : le patriotisme et la bonté. Il aima son pays et ne détesta personne. C’est quelque chose. Je sais des gens,
propriétaires avides, agioteurs ventrus qui se donnent des airs de réfractaires, qui, lorsqu’ils prennent une écritoire en font une insultoire et, gonflés de haine et d’envie, osent, roquets impuis
sants à voix de dogues, parler de ce Dumas qui n’avait au cœur que la gaieté et l’amour des autres et aurait eu pour eux un certain mépris. Ah! celui-là ne fut pas un jaloux ! Sans doute parce qu’il avait produit quelque chose.
Le sentiment piteux du ratage d’une existence rend mauvais.
Dumas admirait et pour me servir encore d’un mot vulgaire, gobait tout le monde. L’auteur de Monte Cristo allait, par exemple, partout répé
tant : — Avez-vous lu Gaboriau ? Qu’est-ce que Gaboriau ? Je viens de finir un roman deGaboriau! Mais il est étonnant, ce Gaboriau ! Il est plus fort que nous, plus fort que nous !
On ne trouverait pas beaucoup de ces exemples d’enthousiasme en littérature.
Aussi, Dumas, qui sut aimer, reste aimé. C’est un bon professeur d’idéal. Gustave Doré l’a bien
compris en sculptant le groupe de la Lecture que VIllustration montrait dans son dernier numéro.
Dumas dit à l’ouvrier : « laisse là ton marteau, » à la fillette « laisselà ton aiguille » à l’étudiant « laisse, pour le reprendre bientôt, ton livre de science, ouvrez mon Romancero, écoutez mes drames et faites avec moi un voyage dans l’héroïsme. Vous toucherez ensuite assez tôt la terre ! »
Ce qu’on a bien fait ressortir aussi, c’est sa qualité de bon Français. A sa générosité, à sa verve, à son entrain, à son goût de l’aven
ture, à sa confiance même, à son abandon, à son
élan, à son amour de la générosité dans l’idée et de la clarté dans la phrase, on le reconnaît tout de suite : il est purement de race française. Il sem
ble avoir arboré sa propre devise en écrivant sur la couverture d’un de ses livres ce titre : Gaule et France.
Mais tout cela a été dit, et bien dit, dans cette cérémonie de dimanche et redit et répété, ressassé dans tous les journaux. Ce qui est certain, c’est que la journée a été fort belle, belle pour Dumas, belle pour Doré, belle surtout pour Alexandre Dumas fils qui a assisté comme à la résurrection de son père. L’accident arrivé à M. Lipmann, son gendre, avait fait craindre, un moment, qu’il ne fût point là, près des yeux et des étreintes de tous.
Le soir, le hasard m’a fait passer devant le square presque désert, à cette heure, de la place Malesherbes. Dumas dressait dans le ciel pluvieux sa tête crépue. Quelques passants regardaient dans la nuit la silhouette du monument et un crieur en blouse blanche répétait d’une voix qui s’enrouait :
— Demandez la biographie complète d’A lexandre Dumas par un de ses secrétaires !
C’était des articles de M. Benjamin Pifteau, parus dans la Revue Critique et que l’on vendait pour trois sous.
La représentation d’adieux de Mlle Anaïs Fargueil, que le Figaro a fort brillamment organi
sée, aura été un événement parisien. Le contraire ne m’eût pas semblé possible. On a groupé autour du nom de la grande actrice de drame, les noms les plus divers et les plus aimés, depuis Faure qui in
carne si bien Hamlet, jusqu à Jeanne Granier qui eût été pour Massenet une Manon délicieuse, spi
rituelle et endiablée. On lui a préféré Mlle Heilbronn. L’avenir dira si l’on s’est trompé.
Enfin cette pauvre Fargueil aura eu sa représentation solennelle ! Ce n’est pas sans peine. Il y a un an que dure la question. Elle avait espéré un à propos de Sardou. Sardou est absent. Il trace des routes à Nice. Albert Wolff avait écrit pour la comédienne un petit acte qui était comme une apothéose et où elle eût tour à tour apparu sous les traits de la Marco des Filles de marbre, de Dalila et de la Dolorès de Patrie. Fargueil, qui est la timidité même, a reculé devant ces réapparitions diverses. Et puis la mémoire eût été para
lysée par l’émotion. La comédienne n’a donc joué que les Brebis de Panurge.
Elle eût souhaité cette sorte de petite apothéose sur la scène de l’Opéra-Comique où jadis elle avait débuté et entendu ce cher et charmant bruit des premiers bravos. M. Carvalho était à Saint-Raphaël,
s’y attardait sans doute avec Alphonse Karr et ne revenait pas pour répondre. Alors Fargueil a demandé la Porte Saint-Martin :
— Je serais très heureuse de vous l’offrir a répondu Sarah Bernhardt, mais Derenbourg ne veut pas !
Alors on s’est rabattu — si c’est se rabattre — sur le Vaudeville, dont la salle est plus petite et l’on a augmenté le prix des places. Ôn a eu beau grossir les chiffres, tout a été loué très vite et Anaïs Fargueil aura eu cette joie d’être fêtée, acclamée, saluée d’un dernier bravo, sur cette même scène du Vaudeville où elle a obtenu ses plus grands succès.
On a d’ailleurs très souvent versé des larmes, des pleurs d’encrier, sur la mélancolie qui s’empare des comédiens lorsqu’ils s’éloignent deces planches où ils ont charmé tant de gens, brillé et passé comme des météores. Et l’on voit d’ici les phrases !
Eh bien! l’impression de Mlle Fargueil, après tant d’années de triomphes, la seule tristesse qu’elle emporte est celle-ci :
— Enfin ! j’échappe donc à cette existence et je vais donc pouvoir être tranquille au coin de mon feu !
Je parlais, l’autre jour, du Théâtre-Italien. Il paraît décidément que ce sera la grande attraction de l’hiver. On court après les loges en location, il n’y a plus de loges, après les actions du théâtre, il n’y a plus d’actions. Il paraît que la seule cause de cet empressement est l’unique amour de la mu
sique. Je ne crois cela qu’à demi. La cause de cet
empressement qui pousse les gens vers le théâtre de M. Maurel, c’est le chic.
Etincelle qui a beaucoup d’esprit et qui sait son monde nous le disait, l’autre jour : le monde trouve que l’Opéra est trop mélé et veut avoir un opéra selected. Le monde me paraît un peu bien dédaigneux, mais on ne raisonne point avec le monde. Les princesses et duchesses ne veulent pas être confondues, paraît-il, avec les bourgeoises qui ont leur loge à l’Opéra. Elles trouvent l’Opéra trop bourré de banquières, de bourgeoises, de financières et d’israélites.
Il est bien dégoûté, le monde, et je voudrais bien savoir où il commence et où il finit. Jules Barbey d’Aurevilly, cet esprit original, puissant et curieux, ce mélancolique armé de mépris, et qui a, jadis, connu le monde, disait, un jour, à un ami :
— C’est Balzac, qui, avec ses admirations naïves de petit bourgeois tourangeau, a inventé un fau
bourg Saint-Germain, qui n’existe pas. Il a aperçu le monde par la porte entrebâillée d’un salon et il a fait croire à ses lecteurs que le monde était com
posé de duchesses de Langeais. Le monde, à vrai dire, est insignifiant.
C’était aussi l’avis de Buffon qui, vivant pourtant dans un siècle affiné, déclarait que, pour une
minute de causerie aimable, on avalait, dans le monde, toute une soirée d’insipides fadeurs. Il est assez curieux que les manchettes de dentelle de M. de Buffon soient du même avis là-dessus, que les cravates brodées de d’Aurevilly, le byronien, l’auteur de ce chef-d’œuvre de chevet : les Memor anda
Quoiqu’il en soit, le monde veut avoir son Opéra, et comme le monde est l’élite de la France, le monde veut que cet opéra soit italien. On invitera bien Hcrodiade et aussi Guiraud, par aven
ture, mais le Théâtre-Italien Jara da se. Il n’a pas besoin de compositeurs français ; il a le high life français pour spectateur.
J’avoue pourtant que les salles de l’Opéra sont encore présentables malgré l odeur bourgeoise qu’y trouvent, paraît-il, les futurs habitués du futur Théâtre-Italien. Eh ! d’ailleurs, qui n’est pas un peu bourgeois par le temps qui court ? L’heure des Lauzun est passée. Je ne crois même pas qu’il faille regretter beaucoup qu’elle ait cessé de sonner.
Nous sommes tous des bourgeois, peu ou prou. Victor Hugo, ce grand aristocrate de l’intelligence et de la poésie, est un bourgeois. La duchesse de L... ne serait pas suffoquée, je pense, de se trou
ver, au Théâtre-Italien, côte à côte avec Gounod, qui est un bourgeois, et même à côté de Sarah Bernhardt, qui est juive.
Les raisons d Etincelle sont des raisons de haut ton qui ne sont pas très raisonnables. La question de promiscuité n’est pas une raison d’Etat. Ou l’on va au théâtre pour le théâtre, et alors c’est tant mieux qu’il y ait à Paris, une grande salle de plus. L’art y gagnera. Ou l’on va au théâtre par chic et alors il est parfaitement indifférent à l’art musical que le théâtre Italien soit plus vlan que l’Opéra ou que l’Opéra soit moins pschtt que le théâtre Italien.
Ou plutôt il y aura deux théâtres de musique : celui où l’on ira écouter et lorgner et celui où l’on ira lorgner et bavarder.
Et encore je parierais pour un plus grand nombre de lorgnettes à l’Opéra — à cause du ballet!
Mlle Van Zandt ne danse point le ballet mais elle chante comme un rossignol. C’est pour
quoi, — et aussi parce que sa grâce bizarre est fort jolie — elle allume, paraît-il, des passions fauves dans les cœurs inflammables. On a vu, l’autre soir, qu’un adorateur armé d’un revolver lui avait déclaré sa flamme mais sans faire feu heureusement. C’était un fou.
On l’a mené aux médecins aliénistes. « Oui, folie pure! » ont répondu les docteurs. L’amou
reux de Lakméira s’asseoir dans quelque cabanon et aussi l’amoureux de Carmen, si quelque fou s’éprend de Mme Galli-Marié qui a encore des yeux si grands et un talent plus grand que ses yeux. Voilà qui est bien et je suis persuadé que le soupirant de Mlle Van Zandt était dément à lier. On ne met pas un pistolet sous un nez rose comme on y mettrait un billet doux. Mais, à vrai dire, si l’amour est aussi facilement traité d’aliénation mentale, le peu d’amour qui reste en ce monde (je ne parle pas du high life) risque fort de s’éva
porer tout à fait. Adieu le romanesque ! Léandre, traversant l’Hellespont pour aller voir Héro, commet absolument un acte de folie et le commis
saire, et les aliénistes interviendraient rapidement aujourd’hui dans ses relations amoureuses.
Eh bien oui ! l’amour est une folie, une folie pure, et si les femmes à présent exigent un amour bien sage, bien calme, extrêmement raisonnable et sans extravagances, autant dire qu’elles renoncent absolument à être aimées.
Déjazet, qui avait eu ses aventures, disait parfois avec mélancolie :
— Je n’ai peut-être jamais été aimée que par un pauvre garçon de musicien de vingt-deux ans qui s’est tué pour moi, le malheureux!... Il était fou !
Et peut-être, Déjazet n’a-t-elle jamais aimé que ce fou qui ne lui avait pas même touché le bout des ongles.
Il est vrai que celui-là se tuait et que l’amoureux de Lakmé voulait peut-être tuer Mlle Van Zandt. Il y a quelque différence.
La folie du reste monte, monte comme une marée. Et les névroses sont telles qu’on n’en vit
jamais de pareilles en aucun temps. Il y a, en ce moment, à la Salpétrière, une jeune fille, blonde fort jolie, qui a des attaques hystériques dont le nombre défie l’imagination. Tous les médecins vont la voir. Et savez-vous combien elle a eu de crises depuis un mois ? Imaginez un nombre,
cherchez un chiffre, vous serez au-dessous de la réalité. Alexandre Dumas ne l eût pas inventé.
Elle a eu seize mille trois cents crises. Et elle n’a point maigri, et elle guérira. Voilà un miracle, je pense ou je ne m’y connais pas.
Quel magnifique sujet à endormir que cette enfant pour M. D’Handt, le magnétiseur dont on annonçait le mariage à Paris, cette semaine, et que nous connaissons tous sous le nom de Donato.
Perdican.
Enfin, nous avons eu dimanche passé, une cérémonie qui nous arrachait, comme l’a si bien dit M. Edmond About, aux « iniquités de la poli
tique. »Le ciel, pluvieux la veille et froid l’avantveille, s’est éclairci et s’est adouci pour fêter le grand Dumas. On l’a loué en prose et en vers, en prose exquise, comme celle d’About, en vers élo
quents comme ceux de MM. Jean Aicard, Jean Richepin et Auguste Dorchain, car les poètes s’é
taient mis en frais pour chanter le grand magicien. On a distribué jusqu’à trois pièces de vers impri
mées sur beau papier vélin par les soins du Comité de la Statue et où M. E. Fourès, au nom des Félibres, M. Boniface et M. Fabre des Essarts au nom de la jeunesse, célébraient l’auteur de Monte Cristo.
Il y a eu unanimité pour mettre en lumière les deux qualités de Dumas : le patriotisme et la bonté. Il aima son pays et ne détesta personne. C’est quelque chose. Je sais des gens,
propriétaires avides, agioteurs ventrus qui se donnent des airs de réfractaires, qui, lorsqu’ils prennent une écritoire en font une insultoire et, gonflés de haine et d’envie, osent, roquets impuis
sants à voix de dogues, parler de ce Dumas qui n’avait au cœur que la gaieté et l’amour des autres et aurait eu pour eux un certain mépris. Ah! celui-là ne fut pas un jaloux ! Sans doute parce qu’il avait produit quelque chose.
Le sentiment piteux du ratage d’une existence rend mauvais.
Dumas admirait et pour me servir encore d’un mot vulgaire, gobait tout le monde. L’auteur de Monte Cristo allait, par exemple, partout répé
tant : — Avez-vous lu Gaboriau ? Qu’est-ce que Gaboriau ? Je viens de finir un roman deGaboriau! Mais il est étonnant, ce Gaboriau ! Il est plus fort que nous, plus fort que nous !
On ne trouverait pas beaucoup de ces exemples d’enthousiasme en littérature.
Aussi, Dumas, qui sut aimer, reste aimé. C’est un bon professeur d’idéal. Gustave Doré l’a bien
compris en sculptant le groupe de la Lecture que VIllustration montrait dans son dernier numéro.
Dumas dit à l’ouvrier : « laisse là ton marteau, » à la fillette « laisselà ton aiguille » à l’étudiant « laisse, pour le reprendre bientôt, ton livre de science, ouvrez mon Romancero, écoutez mes drames et faites avec moi un voyage dans l’héroïsme. Vous toucherez ensuite assez tôt la terre ! »
Ce qu’on a bien fait ressortir aussi, c’est sa qualité de bon Français. A sa générosité, à sa verve, à son entrain, à son goût de l’aven
ture, à sa confiance même, à son abandon, à son
élan, à son amour de la générosité dans l’idée et de la clarté dans la phrase, on le reconnaît tout de suite : il est purement de race française. Il sem
ble avoir arboré sa propre devise en écrivant sur la couverture d’un de ses livres ce titre : Gaule et France.
Mais tout cela a été dit, et bien dit, dans cette cérémonie de dimanche et redit et répété, ressassé dans tous les journaux. Ce qui est certain, c’est que la journée a été fort belle, belle pour Dumas, belle pour Doré, belle surtout pour Alexandre Dumas fils qui a assisté comme à la résurrection de son père. L’accident arrivé à M. Lipmann, son gendre, avait fait craindre, un moment, qu’il ne fût point là, près des yeux et des étreintes de tous.
Le soir, le hasard m’a fait passer devant le square presque désert, à cette heure, de la place Malesherbes. Dumas dressait dans le ciel pluvieux sa tête crépue. Quelques passants regardaient dans la nuit la silhouette du monument et un crieur en blouse blanche répétait d’une voix qui s’enrouait :
— Demandez la biographie complète d’A lexandre Dumas par un de ses secrétaires !
C’était des articles de M. Benjamin Pifteau, parus dans la Revue Critique et que l’on vendait pour trois sous.
La représentation d’adieux de Mlle Anaïs Fargueil, que le Figaro a fort brillamment organi
sée, aura été un événement parisien. Le contraire ne m’eût pas semblé possible. On a groupé autour du nom de la grande actrice de drame, les noms les plus divers et les plus aimés, depuis Faure qui in
carne si bien Hamlet, jusqu à Jeanne Granier qui eût été pour Massenet une Manon délicieuse, spi
rituelle et endiablée. On lui a préféré Mlle Heilbronn. L’avenir dira si l’on s’est trompé.
Enfin cette pauvre Fargueil aura eu sa représentation solennelle ! Ce n’est pas sans peine. Il y a un an que dure la question. Elle avait espéré un à propos de Sardou. Sardou est absent. Il trace des routes à Nice. Albert Wolff avait écrit pour la comédienne un petit acte qui était comme une apothéose et où elle eût tour à tour apparu sous les traits de la Marco des Filles de marbre, de Dalila et de la Dolorès de Patrie. Fargueil, qui est la timidité même, a reculé devant ces réapparitions diverses. Et puis la mémoire eût été para
lysée par l’émotion. La comédienne n’a donc joué que les Brebis de Panurge.
Elle eût souhaité cette sorte de petite apothéose sur la scène de l’Opéra-Comique où jadis elle avait débuté et entendu ce cher et charmant bruit des premiers bravos. M. Carvalho était à Saint-Raphaël,
s’y attardait sans doute avec Alphonse Karr et ne revenait pas pour répondre. Alors Fargueil a demandé la Porte Saint-Martin :
— Je serais très heureuse de vous l’offrir a répondu Sarah Bernhardt, mais Derenbourg ne veut pas !
Alors on s’est rabattu — si c’est se rabattre — sur le Vaudeville, dont la salle est plus petite et l’on a augmenté le prix des places. Ôn a eu beau grossir les chiffres, tout a été loué très vite et Anaïs Fargueil aura eu cette joie d’être fêtée, acclamée, saluée d’un dernier bravo, sur cette même scène du Vaudeville où elle a obtenu ses plus grands succès.
On a d’ailleurs très souvent versé des larmes, des pleurs d’encrier, sur la mélancolie qui s’empare des comédiens lorsqu’ils s’éloignent deces planches où ils ont charmé tant de gens, brillé et passé comme des météores. Et l’on voit d’ici les phrases !
Eh bien! l’impression de Mlle Fargueil, après tant d’années de triomphes, la seule tristesse qu’elle emporte est celle-ci :
— Enfin ! j’échappe donc à cette existence et je vais donc pouvoir être tranquille au coin de mon feu !
Je parlais, l’autre jour, du Théâtre-Italien. Il paraît décidément que ce sera la grande attraction de l’hiver. On court après les loges en location, il n’y a plus de loges, après les actions du théâtre, il n’y a plus d’actions. Il paraît que la seule cause de cet empressement est l’unique amour de la mu
sique. Je ne crois cela qu’à demi. La cause de cet
empressement qui pousse les gens vers le théâtre de M. Maurel, c’est le chic.
Etincelle qui a beaucoup d’esprit et qui sait son monde nous le disait, l’autre jour : le monde trouve que l’Opéra est trop mélé et veut avoir un opéra selected. Le monde me paraît un peu bien dédaigneux, mais on ne raisonne point avec le monde. Les princesses et duchesses ne veulent pas être confondues, paraît-il, avec les bourgeoises qui ont leur loge à l’Opéra. Elles trouvent l’Opéra trop bourré de banquières, de bourgeoises, de financières et d’israélites.
Il est bien dégoûté, le monde, et je voudrais bien savoir où il commence et où il finit. Jules Barbey d’Aurevilly, cet esprit original, puissant et curieux, ce mélancolique armé de mépris, et qui a, jadis, connu le monde, disait, un jour, à un ami :
— C’est Balzac, qui, avec ses admirations naïves de petit bourgeois tourangeau, a inventé un fau
bourg Saint-Germain, qui n’existe pas. Il a aperçu le monde par la porte entrebâillée d’un salon et il a fait croire à ses lecteurs que le monde était com
posé de duchesses de Langeais. Le monde, à vrai dire, est insignifiant.
C’était aussi l’avis de Buffon qui, vivant pourtant dans un siècle affiné, déclarait que, pour une
minute de causerie aimable, on avalait, dans le monde, toute une soirée d’insipides fadeurs. Il est assez curieux que les manchettes de dentelle de M. de Buffon soient du même avis là-dessus, que les cravates brodées de d’Aurevilly, le byronien, l’auteur de ce chef-d’œuvre de chevet : les Memor anda
Quoiqu’il en soit, le monde veut avoir son Opéra, et comme le monde est l’élite de la France, le monde veut que cet opéra soit italien. On invitera bien Hcrodiade et aussi Guiraud, par aven
ture, mais le Théâtre-Italien Jara da se. Il n’a pas besoin de compositeurs français ; il a le high life français pour spectateur.
J’avoue pourtant que les salles de l’Opéra sont encore présentables malgré l odeur bourgeoise qu’y trouvent, paraît-il, les futurs habitués du futur Théâtre-Italien. Eh ! d’ailleurs, qui n’est pas un peu bourgeois par le temps qui court ? L’heure des Lauzun est passée. Je ne crois même pas qu’il faille regretter beaucoup qu’elle ait cessé de sonner.
Nous sommes tous des bourgeois, peu ou prou. Victor Hugo, ce grand aristocrate de l’intelligence et de la poésie, est un bourgeois. La duchesse de L... ne serait pas suffoquée, je pense, de se trou
ver, au Théâtre-Italien, côte à côte avec Gounod, qui est un bourgeois, et même à côté de Sarah Bernhardt, qui est juive.
Les raisons d Etincelle sont des raisons de haut ton qui ne sont pas très raisonnables. La question de promiscuité n’est pas une raison d’Etat. Ou l’on va au théâtre pour le théâtre, et alors c’est tant mieux qu’il y ait à Paris, une grande salle de plus. L’art y gagnera. Ou l’on va au théâtre par chic et alors il est parfaitement indifférent à l’art musical que le théâtre Italien soit plus vlan que l’Opéra ou que l’Opéra soit moins pschtt que le théâtre Italien.
Ou plutôt il y aura deux théâtres de musique : celui où l’on ira écouter et lorgner et celui où l’on ira lorgner et bavarder.
Et encore je parierais pour un plus grand nombre de lorgnettes à l’Opéra — à cause du ballet!
Mlle Van Zandt ne danse point le ballet mais elle chante comme un rossignol. C’est pour
quoi, — et aussi parce que sa grâce bizarre est fort jolie — elle allume, paraît-il, des passions fauves dans les cœurs inflammables. On a vu, l’autre soir, qu’un adorateur armé d’un revolver lui avait déclaré sa flamme mais sans faire feu heureusement. C’était un fou.
On l’a mené aux médecins aliénistes. « Oui, folie pure! » ont répondu les docteurs. L’amou
reux de Lakméira s’asseoir dans quelque cabanon et aussi l’amoureux de Carmen, si quelque fou s’éprend de Mme Galli-Marié qui a encore des yeux si grands et un talent plus grand que ses yeux. Voilà qui est bien et je suis persuadé que le soupirant de Mlle Van Zandt était dément à lier. On ne met pas un pistolet sous un nez rose comme on y mettrait un billet doux. Mais, à vrai dire, si l’amour est aussi facilement traité d’aliénation mentale, le peu d’amour qui reste en ce monde (je ne parle pas du high life) risque fort de s’éva
porer tout à fait. Adieu le romanesque ! Léandre, traversant l’Hellespont pour aller voir Héro, commet absolument un acte de folie et le commis
saire, et les aliénistes interviendraient rapidement aujourd’hui dans ses relations amoureuses.
Eh bien oui ! l’amour est une folie, une folie pure, et si les femmes à présent exigent un amour bien sage, bien calme, extrêmement raisonnable et sans extravagances, autant dire qu’elles renoncent absolument à être aimées.
Déjazet, qui avait eu ses aventures, disait parfois avec mélancolie :
— Je n’ai peut-être jamais été aimée que par un pauvre garçon de musicien de vingt-deux ans qui s’est tué pour moi, le malheureux!... Il était fou !
Et peut-être, Déjazet n’a-t-elle jamais aimé que ce fou qui ne lui avait pas même touché le bout des ongles.
Il est vrai que celui-là se tuait et que l’amoureux de Lakmé voulait peut-être tuer Mlle Van Zandt. Il y a quelque différence.
La folie du reste monte, monte comme une marée. Et les névroses sont telles qu’on n’en vit
jamais de pareilles en aucun temps. Il y a, en ce moment, à la Salpétrière, une jeune fille, blonde fort jolie, qui a des attaques hystériques dont le nombre défie l’imagination. Tous les médecins vont la voir. Et savez-vous combien elle a eu de crises depuis un mois ? Imaginez un nombre,
cherchez un chiffre, vous serez au-dessous de la réalité. Alexandre Dumas ne l eût pas inventé.
Elle a eu seize mille trois cents crises. Et elle n’a point maigri, et elle guérira. Voilà un miracle, je pense ou je ne m’y connais pas.
Quel magnifique sujet à endormir que cette enfant pour M. D’Handt, le magnétiseur dont on annonçait le mariage à Paris, cette semaine, et que nous connaissons tous sous le nom de Donato.
Perdican.