ASSUNTA
( Suite.)
Vers une heure, le déjeuner fini, le commandant et le colonel, en se retirant, passèrent au logis de Georges ; sa porte était fermée ; dans la maison, on ne l’avait pas vu depuis la veille.
Le colonel avait été mis, chemin faisant, par le commandant au courant de l’aventure dans tous ses détails, y compris la merveilleuse beauté de la fille-des pêcheurs et le couteau du jaloux Napoli
tain, son fiancé. Le colonel jugea la situation fort grave.
Ce fut bien pis encore quand, arrivés devant la porte du commandant, ils trouvèrent l’ordon
nance de Georges, les attendant une lettre à la main.
— Mon commandant, dit le soldat, premièrement, étant de service ce matin, je n’ai pu aller subséquemment chez mon lieutenant qu’il y a peu d’instants, et en entrant dans sa chambre, je viens de trouver sur sa table cette lettre adressée à mon commandant, autant que j’ai pu le voir, ne sachant lire l’écriture qu’approximativement.
La lettre était ainsi conçue :
« Mon commandant, je vous prie de m’excuser « si je ne puis me rendre à votre convocation pour « la réception de notre colonel; —j’avais pris au« paravant un engagement sérieux qui me force de « m’absenter précisément à l’heure de son arrivée. « Je n ai, d’ailleurs, pour ce matin, aucune autre « obligation de service...
« Je vous prie aussi, mon colonel, d’agréer mes « excuses, et j’espère que mon bon et cher oncle « voudra bien me pardonner cette courte absence « dont je suis le plus puni, puisqu’elle retarde mon « plaisir de l embrasser et d’apprendre des nou« velles de mon excellente mère.
« Je serai de retour dans les premières heures de « l’après-midi, pour la visite de corps que nous « devons faire à notre colonel.
« Je suis, mon commandant, etc. »
— Ah ! il est fortement amoureux ! dit le commandant.
— Malheureux enfant!.... Commandant, je ne vous le laisse pas, je l’emmène avec moi, et en attendant mon départ, que j’avancerai le plus possi
ble, il demeurera consigné. A part le danger réel auquel il s’expose (grand Dieu ! que dirait ma pauvre sœur si je ne veillais pas sur son fils), je ne veux pas le laisser tn proie à une passion de nature à lui faire oublier ainsi le soin de son service et ses devoirs d’officier et de soldat.
— Je crois que c’est le seul moyen, mon colonel, et je voulais vous le demander...
— Oui, il le faut; mais voilà bientôt trois heures et il n’est pas revenu; car il n’aurait pas attendu la visite officielle pour venir embrasser son oncle, s’il était de retour...
On envoya chez lui un planton; il revint sans nouvelles.
— Malheureux enfant! répétait le colonel, je tremble, commandant, en pensant à ce Napolitain dont vous m’avez parlé; et son ami l’ingénieur qui est absent, lui aussi ! il aurait pu me guider pour aller chercher cet écervelé et le ramener par les oreilles... car j’ai envie d’y aller, commandant,
et de faire prier ces messieurs de remettre leur visite à demain. Qu’en dites-vous? Savez-vous où est le lieu de ses rendez vous et cette baraque des pêcheurs que le diable emporte !
Le commandant vit avec effroi une course à entreprendre !... un vendredi !... lui qui se croyait maintenant débarrassé de toute affaire jusqu’au lendemain.
— Mà, mon colonel, je ne sais pas au jouste ; il faut deux heures, trois heures peut-être de cheval jusque-là... Mà le lieutenant ne peut tarder à pré
sent... calmez-vous, mon colonel, il est à peine deux heures et demie ; il aura voulu faire une double séance, sachant bien qu’il n’y reviendra pas demain... Rassurez-vous, attendons encore un moment.
Mais le commandant n’était pas trop tranquille lui-même ; n’était-ce pas vendredi ? Oh ! si cela avait été un tout autre jour !...
Le colonel arpentait le salon à grands pas, impatient, le cœur serré par de sinistres pressentiments. Que Georges eut une amourette, mon Dieu ! rien de plus juste; un sous-lieutenant ne pouvait vivre comme un séminariste, bien que dans ce diable de pays !... Mais que Georges, parti dès l’aube, pour un rendez-vous amoureux, ne fut pas revenu à deux heures de l’après-midi, alors que les convenances, l’affection et son service le lui commandaient, voilà ce qui ne semblait pas naturel.
Il aimait Georges comme un fils ; c’est lui qui, après la mort du général du Luc, dont Georges était le dernier enfant, avait pris soin de son éducation, qui avait guidé sa vocation vers l’état mi
litaire ; enfin, c est Georges qu’il destinait à être le
mari de sa fille unique et le continuateur de son vieux nom prêt à s’éteindre, le nom des marquis de Loupiac qu’il ferait passer sur la tête de Georges, quand celui-ci, arrivé au grade de capitaine, épouserait sa petite Lucie.
Et, maintenant, voilà que Georges s’exposait, non seulement à se faire misérablement assassiner, mais encore que son cœur était pris, au point d’ou
blier ses affections de famille et ses devoirs de soldat.
— Et cette fille de pêcheur est belle comme Vénus et innocente comme un ange, dit-on. Ah !
le malheureux ! qui sait jusqu’où il s’est engagé avec elle !
Le marquis de Loupiac, en sa qualité d’homme et en tant que colonel admettait bien ces faciles amours de garnison et ces liaisons éphémères qui se nouent et se dénouent dans le monde, et des
quelles les deux parties contractantes se dégagent avec la même promptitude qui les a attachées. Mais, chrétien et gentilhomme, il était inflexible sur les lois de la morale éternelle et de l’honneur. La séduction, à ses yeux, était un crime, et une
réparation d’une seule sorte pouvait effacer le crime du séducteur.
Il entrevoyait donc dans la passion de Georges, l’écroulement de ses projets depuis longtemps caressés et tout une suite de malheurs de famille.
C’était bien le cas de donner la Corse à tous les diables et de faire chorus avec le brave comman
dant, en égrenant son chapelet de jurons gascons, aussi riche et aussi varié que le répertoire italien.
A trois heures et demi, le planton envoyé de nouveau chez Georges et chez l’ingénieur, annonçait qu’aucun d’eux n’était rentré.
Le colonel n’y tint plus ; il envoya chez le capitaine commandant le détachement pour le prier de remettre au lendemain la visite de MM. les officiers ; il commanda qu’on lui amenât son cheval, et fit dire à l’ordonnance de Georges d’arriver de suite monté sur le cheval du sous-lieutenant pour l’accompagner.
Le commandant Péri vit bien que, nonobstant le vendredi, il fallait; s’exécuter; — d’ailleurs, la douleur du colonel le touchait et il n’était pas exempt lui-même de vives inquiétudes; il demanda son cheval et envoya prier don César de se joindre à eux pour les guider jusqu’à la cabane des pêcheurs; don César devait la connaître en sa qualité d’ancien résidant à la campagne.
Au milieu de ces préparatifs, le galop précipité d’un cheval se fit tout à coup entendre dans la rue; le colonel et le commandant avaient eu à peine le temps de s’élancer à la fenêtre, que l’ingénieur ouvrait la porte avec fracas, pâle, effaré.
— Ah! mon Dieu! s’écria le colonel, mon neveu!... Georges est tué!
— Non, colonel, balbutia l’ingénieur dont les jambes tremblaient sous une émotion nerveuse impossible à contenir, non, votre neveu n’est ni mort ni blessé; mais c’est elle! oh! la pauvre en
fant ! Georges vous réclame de suite, colonel, et vous aussi, commandant!... Vos chevaux sont à la porte, il me semble; nous n’avons pas une minute à perdre!... Partons !...
— Mais expliqnez-vous !... criait le colonel; je ne
comprends pas... Georges!... dites-moi encore, il n’est donc pas mort ?
— Non, colonel, je vous le répète, ni blessé.... mais elle!... pauvre fille!... et l’autre!... Partons!... Ah! voilà don César! il vient aussi, tant mieux!... mais il faut encore les médecins, envoyez chercher l’aide-major, colonel, moi, je cours chez le docteur Abatucci... et un prêtre donc!... où trouver un prêtre à présent?... Que de retards, mon Dieu ! Nous n’arriverons jamais à temps !
Le grave ingénieur avait changé de caractère; il redescendit l’escalier quatre à quatre; monta chez le docteur Abatucci, son voisin, qu’il trouva chez lui heureusement, lui intima de monter à cheval de suite et de se rendre devant la porte du com
mandant; — c’était une affaire capitale qu’on lui
expliquerait en route; — puis il courut vers l’église Sainte-Marie, où il pensait rencontrer un des vicaires.
A mi-chemin, il se heurta contre un homme qu’il faillit renverser.
— Ah ! mon père ! dit-il en reconnaissant un des pères capucins envoyés pour prêcher la station du carême; ah! mon père! c’est le ciel qui vous en
voie!... il faut confesser deux mourants... Suivezmoi!... Vous montez à cheval ?
— Oui, mais principalement à âne.
— C’est la même chose! Hâtons-nous.
Et il l’entraîna vers la maison du commandant, où arrivaient en même temps, sur leurs chevaux,
le docteur Abatucci et l’aide-major mandé en toute hâte par le colonel. Celui-ci était déjà en selle, ainsi que le commandant avec don César et un lieutenant, compatriote de Georges, M. du Haget.
L’ingénieur monta sur le cheval de Georges et donna le sien, comme étant plus docile, au père Exupère, puis, se mettant en tête de la colonne, il partit au galop.
Les habitants de Bonifacio, comme tous leurs compatriotes corses, sont peu curieux de leur na
ture et ne s’occupent jamais des affaires d’autrui; mais cette troupe de huit cavaliers brûlant le pavé donna lieu à divers commentaires et ceux-ci n’é­
taient pas arrivés à la marine et sortis de la ville qu’on était fixé sur la nature de l’événement.
C’était Sanpietri qui venait d’envoyer une balle dans la tête du neveu du colonel, ilfrancesaccio, pour l’avoir dénoncé aux collets jaunes. Toutefois cela se disait bien bas, avec force signes de croix, et avec cette prudente réserve des Corses en ces sortes d’affaires.
La route suivie par les cavaliers était étroite, tortueuse et semée de pierres roulantes. On ne pouvait pas toujours soutenir l’allure du galop.
Ce ne fut donc que par intervalles, à chaque instant interrompus par les difficultés de la route et aussi par l’émotion du narrateur, que l’ingénieur put mettre ses compagnons au courant des faits qui venaient de s’accomplir et qu’ils étaient si impatients de connaître, le colonel surtout.
Son récit se résumait ainsi :
Il était parti à sept heures, avait pris le chemin de la Sollenzara et il marchait depuis une heure à peine, quand il avait entendu, à sa droite, vers la Piantarella, un coup de fusil qu’il lui sembla reconnaître pour celui de Georges, et presque aussi
tôt les cris d’un chien qui lui parurent être ceux de Bosco, corrigé par son maître.
— Je dois me tromper, pensa-t-il, il n’est pas possible que ce soit Georges.
Au bout de dix minutes, une pareille détonation retentit dans la même direction.
— Mais on dirait que c’est lui ! Aujourd’hui ! Quand il a un service commandé pour la matinée... quand son oncle arrive ! Mais c’est insensé !
L’ingénieur avait eu, un instant, la pensée de se lancer au galop dans la direction des coups de fusil; il était monté sur une hauteur pour écou
ter; mais, n’entendant plus rien, il avait, continué sa route, persuadé de s’être trompé, Georges n’ayant pu songer à commettre ce jour-là une pareille escapade.
— Ah ! misérable que je suis ! ajoutait-il en s’ar
rachant les cheveux; si j’avais suivi mon inspira