tion, je l’aurais rejoint, je me serais attaché à ses pas, j’aurais empêché ce fatal rendez-vous et le malheur qui l’a suivi !
— Mais quoi ? Mais quoi donc ? criait le colonel en galopant... Apprenez-moi tout d’un seul mot;
Georges est blessé, mourant, mort peut-être en ce moment ?
— Mais non, colonel, je vous affirme pour la dixième fois qu’il n’a pas été atteint... Ayez un peu de patience, et vous saurez tout ce que je sais moimême.
Inquiet et préoccupé, continua l’ingénieur, je me hâtai de terminer mon inspection pour m’en retourner par le chemin du bord de la mer, afin de savoir si Georges n’y était point venu et s’il y était encore... les deux coups de fusil et les cris du chien
ne me sortaient pas de la tête; j’avais coupé court à travers les sentiers des maquis et je galopais de
puis plus de deux heures pour rejoindre ce chemin
dont, à mon estimation, je ne devais pas être éloigné, car, par intervalles, je voyais luire la mer à travers les arbres; à un moment où je venais de m’arrêter pour m’orienter, voilà qu’un cri déchi
rant arriva jusqu’à moi, du côté de la mer, suivi presque immédiatement d’un coup de fusil... Ce n’était pas le fusil de chasse de Georges, mais le coup sec et sonore d’une arme chargée à balle... Je reconnus avec effroi l’endroit d’où il était parti et d’où était sorti le cri effrayant qui l’avait précédé.
Epouvanté, je lançai mon cheval à fond de train à travers les fourrés, les rochers et les ravins, et quand j’arrivai en vue de la fontaine voisine de la cabane des pêcheurs, un spectacle lamentable glaça mes regards... la jeune fille étendue et sanglante,
sans mouvement ; Georges éperdu, soutenant sa tête pâle qu’il couvrait de baisers; son frère san
glotant à genoux à côté d’elle, et à trois pas, fixant sur eux ses yeux farouches, le Napolitain Jacopo, sanglant aussi, renversé contre un arbre et garrotté à ne pouvoir bouger. En même temps arri
vaient, du côté de la maison, la mère en pleurs, poussant des cris plaintifs, et le bandit Sanpietri, tous les deux apportant un matelas et des couvertures.
J’avais mis pied à terre, glacé d’une muette horreur.
— Ah ! Edmond, me cria Georges, c’est le ciel qui vous envoie ! Mon oncle est arrivé, sans doute ? Dites-lui qu’il vienne, amenez aussi le commandant, qu’ils vitnnent, il le faut !
— Ramenez aussi un médecin, le docteur Abatucci, si vous le rencontrez, me dit Sanpietri, se contenant pour ne pas pleurer.., et avec lui un prêtre... Mais hâtez-vous, au nom de Dieu, mon
sieur... Qu’ils se hâtent tous !... Partez... vous saurez tout à votre retour.
Je n’en ai pas appris davantage, colonel ; Sanpietri me remit à cheval, sans me donner d’autres explications; j’étais d’ailleurs hébété de surprise et d’horreur... Allons, messieurs, pressons-nous, nous en avons encore pour un quart d’heure... Vous ver
rez, colonel, que Georges est sans blessure... Mais elle, la malheureuse fille, la retrouverons-nous vivante ?
XVII
C’était de grand matin que Georges était parti, afin de n être pas aperçu et craignant aussi quelque nouvelle exigence du service pour l’empêcher de sortir.
Persuadé de son retour dans l’après-midi, d’assez bonne heure, il avait écrit la lettre que nous avons vue, pour s excuser de manquer à la convocation du commandant.
A vrai dire, cette convocation ne lui paraissait pas d’une obligation bien rigoureuse; il pouvait parfaitement se dispenser d’aller à la rencontre du colonel; assez d’autres officiers avaient été désignés pour cela; c’était, à ses yeux, une simple question de convenance et une affaire entre lui et son oncle.
D’un autre côté, pouvait-il laisser Assunta toute la journée dans l’attente!... et l’y laisser encore les iours suivants... Car certainement, il ne la verrait
plus tant que le colonel demeurerait à Bonifacio; il fallait donc la tirer d’inquiétude et lui expliquer les motifs de leur séparation de quelques jours.
Comment son oncle accepterait-il son excuse ? Trouverait-il, dans une promesse donnée pour un
rendez-vous de chasse, un motif sérieux et suffisant de s’absenter? Il n’en avait pas d’autre à présenter et cela ne laissait pas que de l’embarrasser, il ne pouvait songer à lui avouer la véritable raison; il connaissait l’inflexibilité des principes du marquis de Loupiac, et ce serait s’exposer à se voir séparé d’Assunta, sans retour.
— Bah ! se dit-il, mon oncle connaît ma passion pour la chasse; il croira facilement que j’étais attendu par quelque propriétaire campagnard à un rendez-vous pour lequel j’avais donné ma parole; comme oncle, il souffrira un peu de mon manque d’empressement à le voir pour un motif aussi fu
tile, et comme colonel, il me mettra trois jours aux arrêts... Voilà tout... Je trouverai bien moyen les jours suivants, quand sa colère sera passée, de m’échapper deux heures pour aller la revoir... Mais aujourd’hui, si elle ne me voyait pas, elle croirait que je l’oublie et elle en serait trop malheureuse !
En faisant tous ces beaux raisonnements et comme il était encore de trop bonne heure pour aller à son rendez-vous, il se mit en chasse, pour tromper l’ennui de l’attente.
C’était bien lui que l’ingénieur, faisant route vers la Sollenzara, avait entendu tirer et battre son chien.
Enfin, vers dix heures, il était venu se corriger sous les verts massifs de son observatoire, et la lu
nette aux yeux, il regardait la pauvre maisonnette qui abritait ses amours, et tour à tour il explorait la mer et le rivage, en attendant l’heureux moment
où il verrait la belle Napolitaine se diriger vers le lavoir.
— Hélas ! pensait-il, j’aurai peu d’instants à passer avec elle!... Et quand nous reverrons-nous ?
Malheureusement, l’ingénieur n’était pas le seul qui eut entendu les coups de fusil de Georges. Il y avait aussi Jacopo.
Jacopo chassé par son oncle le soir de leur retour, comme nous l’avons vu, était parti le cœur plein de rage et avait passé la nuit à bord de sa balancelle.
La nuit semblait lui avoir apporté des idées plus calmes, et en envisageant sa situation vis-à-vis de Sanpietri, de son oncle et de sa fiancée, il avait re
connu que la violence ne lui servirait de rien. Il valait mieux essayer de les fléchir et d’obtenir leur pardon à tous par une feinte soumission et par les apparences du repentir. Il ne désespérait pas de rentrer ainsi en grâce auprès de la jeune fille; car la froideur et l’aversion d’Assunta n’avaient rebuté
ni son amour, ni son espoir; il la voulait malgré tout... Une fois marié, il serait le maître et il aurait bien du malheur, si un jour ou l’autre, il ne trouvait une occasion sans danger pour lui, de se venger de Sanpietri.
Napolitanaccio ! — A cette dernière pensée, il souriait tout en cheminant vers la maisonde Paolo.
Celui-ci, de son côté, avait également réfléchi. Napolitain, il comprenait la jalousie. Sanpiétri
était encore jeune, beau garçon ; rien d’étonnant à ce qu’il fut entré dans son cœur un sentiment plus
vif que l’amitié pour sa belle-fille et que Jacopo s’en fut aperçu, en l’exagérant dans son esprit jaloux, et eût voulu se venger.
Seulement ce n’est pas de cette manière lâche que lui, Paolo, aurait cherché sa vengeance, et s’exagérant à son tour, le sentiment de l’honneur, il sentait la rougeur lui monter au front en pensant qu’il avait un pareil traître dans sa famille.
Jacopo trouva donc son oncle non pas apaisé, mais un peu adouci, cependant toujours inflexible.
— Non ! non ! lui dit Paolo ; obtiens d’abord le pardon de Sanpiétri ; seul il peut laver ta honte et
la mienne ; — jusque là que tout soit fini entre nous.
Il n’eût pas un meilleur accueil auprès de la jeune fille ni de sa mère, et le petit Gioacchino s’éloigna de lui sans vouloir lui parler.
(A suivre.) Louis d’Ambaloges.
LES THÉATRES
Théatre-Français. — Mademoiselle de Belle-Isle.
Alexandre Dumas.
La semaine dramatique appartient tout entière à Dumas On l’a célébré sur toute la ligne. A la Gaîté une matinée littéraire en son honneur, avec Monte-Cristo, la Tour de Nés le et Henri III. A l’Odéon, Charles VII chez ses grands vassaux. Le Théâtre-Français lui a rendu hommage en prenant M.Aycard pour son interprète ; l’Odéon l’a glorifié par les vers de M. Auguste Dorchain. Mmc Sarah Berhnardt alu unepoé-ie à la Porte Saint-Martin. L’Ambigu aurait pu, lui aussi, réclamer une part dans la gloire du maître, le Cirque également, le Gymnase, l’Opéra-Comique auquel il a donné Piquillo, les Variétés qui lui doivent Kean et Halifax que jouait Lafont avec tant de bonne humeur et de gaieté.
Il y avait un bien joli mot dans cette charmante comédie. « Le matin, disait Halifax, je me lève:
Je sonne mon domestique. — Vous avez donc des domestiques? — Non: mais j’ai une sonnette.» Dumas est là tout entier : grâce à ses sonnettes il tenait tout le monde sous ses ordres. Je n’ai jamais vu un homme, aux jours de sa grandeur, exercer une telle puissance : les théâtres, les journaux, les revues, vivaient de sa vie. En ce temps où le génie de l’esprit français dans les lettres avait pour champions Lamartine, Hugo, Musset, Bilzac, Sue, Soulié, Scribe, Madame Sand, il agitait tous les esprits, iT excitait toutes les imaginations : il marchait à la tête de ce bataillon glorieux de la France.
On l’a beaucoup loué et très bien loué dans de fort bons discours prononcés dimanche dernier à l’inauguration de sa statue sur la place Malesherbes. Tous les éloges, on les a faits, toutes les vérités on ne les a pas dites. C’est peut-être aussi la faute de Dumas. Cette puissante nature si atti
rante, si sympathique allait droit à vous dans un abandon charmant etlaissait trop venir àelle-même.
Ce prodigue se donnait généreusement ; des gens en abusaient pour le prendre. Comme il ne
faisait pas ses réserves, ses amis se croyaient autorisés à l’indiscrétion et le traitaient en cama
rade. Ce bon enfant, — j’ai regret que cette appréciation domine dans les jugements portés sur la personnalité du grand Dumas — se plaisait aux familiarités qui inconsciemment en usaient ainsi avec lui. Il ne tenait pourtant qu’à Dumas de s’élever au-dessus de cette camaraderie qui fait parfois des dieux mais en oubliant les respects dus
à la divinité. En admirant les façons débonnaires de ce roi de l’esprit, ses fidèles ont pris peu garde à sa puissance. C’est un tort.
Il fut certes, le grand amuseur, je le veux bien, puisque ce mot est devenu à la mode, mais qu’on
ne s’y trompe pas, Dumas fut véritablement le génie dramatique de notre temps ; il marcha le premier à la conquête de ce théâtre qui fit la Révolution littéraire de 1830: il poursuivit sa cam
pagne avec une ardeur, une originalité, une force de production qui, en quelques années rendirent
la victoire définitive. Si beau, si noble que fût le vers de Hugo dans son éclatante splendeur, il n’é­
tait pas de force à pénétrer les masses ; il remuait profondément un public de lettrés, public toujours restreint: le drame de Dumas allait droit aux foules. HenriIIIet sa cour se lança le premier dans la bataille. Puis vinrent Christine, Charles VII Richard d’Arlington, Aniony, la Tour de Nesles, Caligula. Je cite au hasard et j’oublie : en dix ans vingt ouvrages, vingt succès. Dumas partout,
Dumas toujours, se transformant, se renouvelant par les prodigieuses ressources de son art et par les merveilles ne son imagination. Inventeur de génie : poète, il l’était. Lisez Charles VII, lisez Christine, lisez Caligula, il y a là des morceaux superbes : mais les vers lui faisait perdre son temps :
il avait besoin de la prose, c’est-à-dire de la forme la plus rapide de l’improvisation. Là, il marchait librement, en manches de chemise, c’est ainsi qu’il aimait à travailler, et le drame fini, il se jouait aux comédies dans cette langue preste, brillante,
fine et délicate à la fois qui se prêtait à toutes les ingéniosités, à toutes les souplesses, à toutes les vivacités de son esprit.
J’écoutais samedi dernier Mademoiselle deBellelsle que le Théâtre-Français vient de reprendre. Pour qui aime le théâtre, pour qui se plaît aux ha
biletés de la scène, aux difficultés de la situation,
aux obstacles vaincus dans cet art si difficile de la comédie d’intrigues, c’est une merveille. Il y a là