COURRIER DE PARIS
Un moment viendra — qui n’est pas loin — où tout le monde en France exercera la profession d homme de lettres. Ni ingénieurs, ni épiciers, ni médecins, ni soldats, ni hommes, ni femmes. Tous hommes de lettres. L’autre jour, un président de tribunal interroge l’ancien zouave Jacob, accusé d’avoir, en qualité de rebouteux, cassé l’humérus d’une cliente.
— Votre profession ?
Le zouave Jacob répond : — Homme de lettres.
Un autre président d’un autre tribunal pose la même question à M. Maxime Lisbonne, convaincu d’avoir donné un soufflet à un très aimable homme. « Votre profession? »
M. Maxime Lisbonne répond : — Homme de lettres.
Il y avait plus de désinvolture et, comme on dirait aujourd’hui, plus de chic dans la même réponse faite par Chateaubriand, qui avait été ministre et pair de France, et ne se souvenait que de ce seul litre : « Homme de lettres ». Aujourd’hui cette qualité ne tire plus à conséquence. Avec la facilité qu’on a de noircir du papier, le pays entier peut devenir « homme de lettres ». L’agriculture manque de bras, la littérature en a trop : c’est une compensation.
Dans le compte rendu de la dernière fête donnée par le cercle Grammoni-Saint-Hubert à des élé
gants et des boulevardiers, j’ai lu ce qui suit, en un journal : (et le détail est tout à fait piquant). « On n’a eu à expulser que quelques habitués du café du Helder et un pseudo-homme de lettres. « Bon Dieu ! qu’était-ce donc que ce pseudo-litté
rateur puisqu’il en est tant de bizarres et qu’on n’expulse pas?
Nous sommes bien forcés, au reste, de constater que les hommes de lettres véritables sont d’autant plus rares qu’ils semblent pulluler davantage. Comme les anciens comédiens et les rebouteux se disent et se font hommes de lettres, les hommes de lettres se font boursiers, chocolatiers ou confiseurs comme Siraudin et n’osent plus avouer qu’ils pas
sent leur vie à tracer de petits jambages sur des feuilles de papier. Le moyen de se faire distinguer consistera bientôt à être complètement inédit, à avoir les doigts vierges de cette goutte d’encre qui macule les phalanges des hommes de lettres.
On se montrera bientôt quelques passants, profondément originaux et qui ne craindront point de braver les préjugés et le père dira à son fils
— Tu vois ce monsieur ? Eh bien, ce n’est pas un homme de lettres!
Le seul fait de n’être pas un homme de lettres constituera une vertu particulière un peu excen
trique mais très admirée. Toutes les professions futures oscilleront entre ces deux titres : homme de lettres et ministre. Le monde étant peuplé de politiciens, même le monde des hommes de lettres, et tous les politiciens voulant être ministres, quand on ne sera plus homme de lettres on sera ministre et quand on ne sera plus ministre on sera homme de lettres, je ne vois pas d’autre possibilité d’avenir pour ce pays-ci.
M. Hector Malot, qui vient de publier un poignant roman intitulé les Besoigneux, dans lequel figure déjà un journaliste, disait, un jour, qu’il voulait écrire précisément un roman sur les Gens de Lettres. Les Goncourt l’ont fait et ils ont payé leur audace par des années de silence ou de colères dans plus d’un journal très lu.
— Quand j’écrirai ce roman-là, dit en riant l’auteur des Besoigneuxl ce sera mon dernier, mais je dirai tout !
Malot n’est pas homme, en effet, à prendre des mitaines pour toucher à un sujet. Eh ! bien s’il se décide jamais à écrire ce livre de bataille, qu’il songe à la réponse du zouave Jacob et du comé
dien Lisbonne, et qu’il prenne pour titre ou qu’il mette en épigraphe cette devise de ce temps-ci : Tous hommes de lettres !
J’aimerais mieux : Tous soldats ! C’était le cri poussé, il y a quelques années, par la nation décidée à se régénérer. Comme on en a usé de ce beau mot de régénération, bientôt raillé, comme toutes choses. On ne pense plus maintenant qu’à diminuer le service militaire et, pour complaire à leurs électeurs les candidats — on nous l’annonce — proposeront aux prochaines élections l’abolition des armées permanentes.
— Etes-vous pour l’abolitior de l’armée permanente ?
— Non.
— Nous ne votons pas pour vous ! — Oui ?
— Vous êtes notre député !
Pendant ce temps-!à, les Allemands complètent leurs armements, conseillent aux Italiens de dou
bler le nombre de leurs canons « pour porter la guerre sur le territoire ennemi » et le prince im
périal de Prusse s’en va rendre visite au roi d(Espagne. Toutes choses qui sont, comme chacun sait, des symptômes de paix.
Les volontaires d’un an n’en sont pas moins partis, samedi dernier, allègrement pour leurs
casernes. Il y a de braves jeunes gens parmi eux et qui comprennent encore leur devoir à la française.
Ils ont donné gaiement leurs cheveux à couper et ont, les uns astiqué le fusil, les autres brossé le cheval sans se plaindre. Ils ont fait pis, en riant, comme d’habitude, et les premières lettres par eux écrites à leurs familles ne semblent pas indiquer que tous les colonels de l’armée française sont des Ramollot jurant et sacrant formidablement.
Ah ! les hommes de lettres ont de fameuses responsabilités quand il s’agit de l’armée ! S’il était possible que les mères pussent lire les imprécations du colonel Ramollot, elles pousseraient de terribles
soupirs, les pauvres femmes, en pensant à leur volontaire d’un an, en proie à de pareilles brutes !
— Comment, Gaston peut avoir pour colonel un semblable sanglier ?
Rassurez-vous, Madame, et demandez à ceux qui ont eu l’honneur de porter l’épaulette, qu’elle soit de laine ou d’or, s’ils ont rencontré beaucoup de Ramollot à la tête de nos régiments.
Je voudrais que M. René Maizeroy, qui a l’œil si fin et qui a été soldat, officier, fils de général nous donnât, après ses jolies études de Parisiennes qu’il.apppelle Celles qui osent unlivre sur l’armée, sur Ceux qui osent, qui osent combattre et mourir. J’ai déjà indiqué combien la légende de Ramollot peut devenir déplorable en un temps qui ne pèche pas précisément par excès de discipline.
Draner, dont le crayon est bien connu des lecteurs de ces pages, Draner vient de semer d’a
gréables croquis un volume de M. Maxime Aubray (un officier sans doute), intitulé le 145e régiment. C’est un nouveau 101e à la façon de Noriac, mais plus vrai, plus observé, moins fantaisiste. Et, en vérité, le 145e de M. Aubray ne donne pas le dégoût du régiment et les volontaires d’un an peuvent l’emporter sans crainte. Il leur donnera, au contraire, de l’acier aux mollets et du cœur au ventre. Encore une fois, rassurez vous, pauvres mères qui ne dormez plus depuis qu’?7 est là-bas, en ganison, condamné au pansage, à l’exercice, au par
quetage. à tout ce qui est la vie âpre et vaillante du soldat. Il songe à vous aussi.
J’avoue que j’admire, en des temps comme les nôtres où la blague est reine, les gens qui, comme Paul Déroulède, poursuivent si obstinément leur but. Il était, dimanche, avec le vieil historien Henri Martin, au défilé des Sociétés de gymnas
tique de France. Les Sociétés de gymnastique, ce sont les orphéons des corps, avec cette différence qu’elles retrempent les muscles et solidifient les biceps. J’aime mieux cela que les cacophonies des cuivres qu’011 arrose parfois de trop de vin des crus divers où concourent les trombones.
On a distribué, en plein air, des récompenses aux gymnastes qui ont donné le bon exemple de pectoraux solides et de mollets respectables. A l Académie, on a distribué à huit clos les prix de vertu aux braves gens qui ne trouvent pas encore que la vertu soit un ridicule.
La vertu, cette duègne ! disait Fervacques. C’est un mot qui m’a toujours frappé. Il donne bien la note du boulevard. La vertu embête, disait un autre,
M. Rousse a prouvé qu’elle n embêtait pas tout le monde.
Mais bah ! pourquoi reprocher aux boulevardiers leurs impertinences? Louis Veuillot, qui l’a créé, inventé, imprimé le premier, ce nom de boulevardier, a commis bien d’autres insolences que les boulevardiers eux-mêmes. On commence la publica
tion des Lettres de ce très grand écrivain qui fut un grand haineux. Nous allons en lire de belles ! Les articles où il épanchait sa bile ne lui suffisaient
point paraît-il. Il se dégorgeait encore dans sa Correspondance.
Dans une seule lettre à sa sœur, datée de 1853, je trouve ces aménités à l’adresse de trois hom
mes éminents dont l’un est un sage, l’autre un type d’honneur, le troisième un saint :
« As tu vu, écrit Veuillot, comme ce nigaud de Laprade fait beau jeu à ce butor d’Augier! »
Et plus loin :
Je lis les lettres du P. Lacordaire ; c’est commun et honnête ; il y a une violente et grossière injure contre nous. »
Quel charmant caractère que celui de Veuillot ! Nigaud, butor, commun, voilà son langage ordi
naire, quand il est poli. J’aime à croire qu’il y a des épithètes plus truculentes encore dans cette Correspondance. Sans cela ce n’eût pas été la peine de nous convier à respirer ces nouvelles odeurs.
Voilà tout le nouveau de Paris. Il y fait mauvais temps et l’on ne s’y amuse guère, ou pour mieux dire, on ne s’y amuse pas encore. On va au
théâtre et la Petite Marquise fait fortune sous les traits de la grande Magnier. Lorsque le sculpteur
d’Epinay voulut incarner la Comédie, il emprunta les traits de cette belle fille rieuse et pétrie d’esprit. Il eut bien raison. Marie Magnier n’était pas encore la comédienne qu’elle est devenue mais le sculpteur l’avait devinée
Il paraît, — les journaux en font courir le bruit, — que Paris tout entier part pour Nice. L’Exposition qu’on prépare sur les bords du Paillon amè
nera la foule, sans nul doute, en ce coin de terre mais on ne s’y précipite pas encore avec la furie qu’on nous annonce. Paris n’est pas désert. Il se prépare à toutes ces grandes journées d’hiver qui lui sont familières : ventes à fracas à l’Hôtel Drouot, expositions de tableaux et ce qui s’ensuit. Ce qui s’ensuit, ce sont les enchères. Les amis de Manet vont d’abord nous offrir une réunion de ses œuvres au Quai Malaquais ; après quoi, les toiles que le pauvre garçon, si spirituel, a laissées, affronteront la vente publique, rue Drouot.
Nous allons, du reste, avoir un déluge de toiles. Le seul M. Borniche, qui vient de mourir, en laisse 18,000 à vendre. Je dis, en toutes lettres, dixhuit mille. Ce M. Borniche était un original qui ne fut pas homme de lettres comme le citoyen Lisbonne ou l’ex-zouave Jacob, et qui, pour profession, avait choisi celle de collectionneur. Collectionneur à ou
trance. Entasseur de tableaux. Il achetait tout. Il se figurait qu’un jour, ayant beaucoup de tableaux, il laisserait à la France un Louvre.
Il laisse 18,000 toiles, la valeur de près de trois Salons annuels. Il avait de l estomac, M. Borniche! Que de croûtes avalées ! Tout cela va défiler à l Hôtel Drouot. Par tas. En bloc. Mille tableaux par mille tableaux. Cela va agréablement remplir toute une saison de vacations.
Et les tableaux de M. Borniche, qui sont peutêtre de qualité inférieure, sont du moins authenti
ques, puisqu’il les achetait aux artistes eux-mêmes. On ne pourra plus en dire autant, avant peu, d’aucun tableau. Après l’affaire Trouillebert voici l’af
faire Karl Daubigny. M. Daubigny le fils proteste contre la falsification des tableaux de son père. Les
Daubigny qu’on vend pour des Daubigny ne sont pas plus des Daub’gny que certains Corot qu’on
donne pour des Corot. O trouillebertage général de l’art contemporain! Révélations pleines d’épou
vante. A qui se fier ? Et, par dessus l’entassement prodigieux, colossal, effrayant, cyclopéen du tas de tableaux manufacturés par nos peintres, est-il donc décidé, ô sort terrible, qu’une seule figure surgira et restera acclamée par l’avenir, la toute-puissante figure de Trouillebert ?
C’est possible, et je ne désespère pas, si je vis très vieux, de lire dans la future Vie des Peintres
par un Vasari ou un Charles Blanc, encore en apprentissage, ces lignes étonnantes :
Trouillebert, (Pseudonyme de Corot).
Delacroix (Eugène). Voyez Trouillebert.
Decamps. — Quelques uns de ses tableaux sont de Trouillebert.
Daubigny. — Pseudonyme de Trouillebert.
Désormais un maître peintre signerait devant moi son œuvre, que je frémirais à l’idée qu’une trouillebertisation a pu préalablement se pro
duire. Aussi, j’engage les peintres, effarés à cette idée du déluge épouvantable de couleur que feu M. Borniche va faire pleuvoir sur l’Hôtel des Ventes, je les engage à crier d’avance aux amateurs :
-— N’achetez que chez moi ! Les dix-huit mille tableaux de Borniche sont dix-huit mille Trouillebert !
Et c’est possible.
Perdican.
Un moment viendra — qui n’est pas loin — où tout le monde en France exercera la profession d homme de lettres. Ni ingénieurs, ni épiciers, ni médecins, ni soldats, ni hommes, ni femmes. Tous hommes de lettres. L’autre jour, un président de tribunal interroge l’ancien zouave Jacob, accusé d’avoir, en qualité de rebouteux, cassé l’humérus d’une cliente.
— Votre profession ?
Le zouave Jacob répond : — Homme de lettres.
Un autre président d’un autre tribunal pose la même question à M. Maxime Lisbonne, convaincu d’avoir donné un soufflet à un très aimable homme. « Votre profession? »
M. Maxime Lisbonne répond : — Homme de lettres.
Il y avait plus de désinvolture et, comme on dirait aujourd’hui, plus de chic dans la même réponse faite par Chateaubriand, qui avait été ministre et pair de France, et ne se souvenait que de ce seul litre : « Homme de lettres ». Aujourd’hui cette qualité ne tire plus à conséquence. Avec la facilité qu’on a de noircir du papier, le pays entier peut devenir « homme de lettres ». L’agriculture manque de bras, la littérature en a trop : c’est une compensation.
Dans le compte rendu de la dernière fête donnée par le cercle Grammoni-Saint-Hubert à des élé
gants et des boulevardiers, j’ai lu ce qui suit, en un journal : (et le détail est tout à fait piquant). « On n’a eu à expulser que quelques habitués du café du Helder et un pseudo-homme de lettres. « Bon Dieu ! qu’était-ce donc que ce pseudo-litté
rateur puisqu’il en est tant de bizarres et qu’on n’expulse pas?
Nous sommes bien forcés, au reste, de constater que les hommes de lettres véritables sont d’autant plus rares qu’ils semblent pulluler davantage. Comme les anciens comédiens et les rebouteux se disent et se font hommes de lettres, les hommes de lettres se font boursiers, chocolatiers ou confiseurs comme Siraudin et n’osent plus avouer qu’ils pas
sent leur vie à tracer de petits jambages sur des feuilles de papier. Le moyen de se faire distinguer consistera bientôt à être complètement inédit, à avoir les doigts vierges de cette goutte d’encre qui macule les phalanges des hommes de lettres.
On se montrera bientôt quelques passants, profondément originaux et qui ne craindront point de braver les préjugés et le père dira à son fils
— Tu vois ce monsieur ? Eh bien, ce n’est pas un homme de lettres!
Le seul fait de n’être pas un homme de lettres constituera une vertu particulière un peu excen
trique mais très admirée. Toutes les professions futures oscilleront entre ces deux titres : homme de lettres et ministre. Le monde étant peuplé de politiciens, même le monde des hommes de lettres, et tous les politiciens voulant être ministres, quand on ne sera plus homme de lettres on sera ministre et quand on ne sera plus ministre on sera homme de lettres, je ne vois pas d’autre possibilité d’avenir pour ce pays-ci.
M. Hector Malot, qui vient de publier un poignant roman intitulé les Besoigneux, dans lequel figure déjà un journaliste, disait, un jour, qu’il voulait écrire précisément un roman sur les Gens de Lettres. Les Goncourt l’ont fait et ils ont payé leur audace par des années de silence ou de colères dans plus d’un journal très lu.
— Quand j’écrirai ce roman-là, dit en riant l’auteur des Besoigneuxl ce sera mon dernier, mais je dirai tout !
Malot n’est pas homme, en effet, à prendre des mitaines pour toucher à un sujet. Eh ! bien s’il se décide jamais à écrire ce livre de bataille, qu’il songe à la réponse du zouave Jacob et du comé
dien Lisbonne, et qu’il prenne pour titre ou qu’il mette en épigraphe cette devise de ce temps-ci : Tous hommes de lettres !
J’aimerais mieux : Tous soldats ! C’était le cri poussé, il y a quelques années, par la nation décidée à se régénérer. Comme on en a usé de ce beau mot de régénération, bientôt raillé, comme toutes choses. On ne pense plus maintenant qu’à diminuer le service militaire et, pour complaire à leurs électeurs les candidats — on nous l’annonce — proposeront aux prochaines élections l’abolition des armées permanentes.
— Etes-vous pour l’abolitior de l’armée permanente ?
— Non.
— Nous ne votons pas pour vous ! — Oui ?
— Vous êtes notre député !
Pendant ce temps-!à, les Allemands complètent leurs armements, conseillent aux Italiens de dou
bler le nombre de leurs canons « pour porter la guerre sur le territoire ennemi » et le prince im
périal de Prusse s’en va rendre visite au roi d(Espagne. Toutes choses qui sont, comme chacun sait, des symptômes de paix.
Les volontaires d’un an n’en sont pas moins partis, samedi dernier, allègrement pour leurs
casernes. Il y a de braves jeunes gens parmi eux et qui comprennent encore leur devoir à la française.
Ils ont donné gaiement leurs cheveux à couper et ont, les uns astiqué le fusil, les autres brossé le cheval sans se plaindre. Ils ont fait pis, en riant, comme d’habitude, et les premières lettres par eux écrites à leurs familles ne semblent pas indiquer que tous les colonels de l’armée française sont des Ramollot jurant et sacrant formidablement.
Ah ! les hommes de lettres ont de fameuses responsabilités quand il s’agit de l’armée ! S’il était possible que les mères pussent lire les imprécations du colonel Ramollot, elles pousseraient de terribles
soupirs, les pauvres femmes, en pensant à leur volontaire d’un an, en proie à de pareilles brutes !
— Comment, Gaston peut avoir pour colonel un semblable sanglier ?
Rassurez-vous, Madame, et demandez à ceux qui ont eu l’honneur de porter l’épaulette, qu’elle soit de laine ou d’or, s’ils ont rencontré beaucoup de Ramollot à la tête de nos régiments.
Je voudrais que M. René Maizeroy, qui a l’œil si fin et qui a été soldat, officier, fils de général nous donnât, après ses jolies études de Parisiennes qu’il.apppelle Celles qui osent unlivre sur l’armée, sur Ceux qui osent, qui osent combattre et mourir. J’ai déjà indiqué combien la légende de Ramollot peut devenir déplorable en un temps qui ne pèche pas précisément par excès de discipline.
Draner, dont le crayon est bien connu des lecteurs de ces pages, Draner vient de semer d’a
gréables croquis un volume de M. Maxime Aubray (un officier sans doute), intitulé le 145e régiment. C’est un nouveau 101e à la façon de Noriac, mais plus vrai, plus observé, moins fantaisiste. Et, en vérité, le 145e de M. Aubray ne donne pas le dégoût du régiment et les volontaires d’un an peuvent l’emporter sans crainte. Il leur donnera, au contraire, de l’acier aux mollets et du cœur au ventre. Encore une fois, rassurez vous, pauvres mères qui ne dormez plus depuis qu’?7 est là-bas, en ganison, condamné au pansage, à l’exercice, au par
quetage. à tout ce qui est la vie âpre et vaillante du soldat. Il songe à vous aussi.
J’avoue que j’admire, en des temps comme les nôtres où la blague est reine, les gens qui, comme Paul Déroulède, poursuivent si obstinément leur but. Il était, dimanche, avec le vieil historien Henri Martin, au défilé des Sociétés de gymnas
tique de France. Les Sociétés de gymnastique, ce sont les orphéons des corps, avec cette différence qu’elles retrempent les muscles et solidifient les biceps. J’aime mieux cela que les cacophonies des cuivres qu’011 arrose parfois de trop de vin des crus divers où concourent les trombones.
On a distribué, en plein air, des récompenses aux gymnastes qui ont donné le bon exemple de pectoraux solides et de mollets respectables. A l Académie, on a distribué à huit clos les prix de vertu aux braves gens qui ne trouvent pas encore que la vertu soit un ridicule.
La vertu, cette duègne ! disait Fervacques. C’est un mot qui m’a toujours frappé. Il donne bien la note du boulevard. La vertu embête, disait un autre,
M. Rousse a prouvé qu’elle n embêtait pas tout le monde.
Mais bah ! pourquoi reprocher aux boulevardiers leurs impertinences? Louis Veuillot, qui l’a créé, inventé, imprimé le premier, ce nom de boulevardier, a commis bien d’autres insolences que les boulevardiers eux-mêmes. On commence la publica
tion des Lettres de ce très grand écrivain qui fut un grand haineux. Nous allons en lire de belles ! Les articles où il épanchait sa bile ne lui suffisaient
point paraît-il. Il se dégorgeait encore dans sa Correspondance.
Dans une seule lettre à sa sœur, datée de 1853, je trouve ces aménités à l’adresse de trois hom
mes éminents dont l’un est un sage, l’autre un type d’honneur, le troisième un saint :
« As tu vu, écrit Veuillot, comme ce nigaud de Laprade fait beau jeu à ce butor d’Augier! »
Et plus loin :
Je lis les lettres du P. Lacordaire ; c’est commun et honnête ; il y a une violente et grossière injure contre nous. »
Quel charmant caractère que celui de Veuillot ! Nigaud, butor, commun, voilà son langage ordi
naire, quand il est poli. J’aime à croire qu’il y a des épithètes plus truculentes encore dans cette Correspondance. Sans cela ce n’eût pas été la peine de nous convier à respirer ces nouvelles odeurs.
Voilà tout le nouveau de Paris. Il y fait mauvais temps et l’on ne s’y amuse guère, ou pour mieux dire, on ne s’y amuse pas encore. On va au
théâtre et la Petite Marquise fait fortune sous les traits de la grande Magnier. Lorsque le sculpteur
d’Epinay voulut incarner la Comédie, il emprunta les traits de cette belle fille rieuse et pétrie d’esprit. Il eut bien raison. Marie Magnier n’était pas encore la comédienne qu’elle est devenue mais le sculpteur l’avait devinée
Il paraît, — les journaux en font courir le bruit, — que Paris tout entier part pour Nice. L’Exposition qu’on prépare sur les bords du Paillon amè
nera la foule, sans nul doute, en ce coin de terre mais on ne s’y précipite pas encore avec la furie qu’on nous annonce. Paris n’est pas désert. Il se prépare à toutes ces grandes journées d’hiver qui lui sont familières : ventes à fracas à l’Hôtel Drouot, expositions de tableaux et ce qui s’ensuit. Ce qui s’ensuit, ce sont les enchères. Les amis de Manet vont d’abord nous offrir une réunion de ses œuvres au Quai Malaquais ; après quoi, les toiles que le pauvre garçon, si spirituel, a laissées, affronteront la vente publique, rue Drouot.
Nous allons, du reste, avoir un déluge de toiles. Le seul M. Borniche, qui vient de mourir, en laisse 18,000 à vendre. Je dis, en toutes lettres, dixhuit mille. Ce M. Borniche était un original qui ne fut pas homme de lettres comme le citoyen Lisbonne ou l’ex-zouave Jacob, et qui, pour profession, avait choisi celle de collectionneur. Collectionneur à ou
trance. Entasseur de tableaux. Il achetait tout. Il se figurait qu’un jour, ayant beaucoup de tableaux, il laisserait à la France un Louvre.
Il laisse 18,000 toiles, la valeur de près de trois Salons annuels. Il avait de l estomac, M. Borniche! Que de croûtes avalées ! Tout cela va défiler à l Hôtel Drouot. Par tas. En bloc. Mille tableaux par mille tableaux. Cela va agréablement remplir toute une saison de vacations.
Et les tableaux de M. Borniche, qui sont peutêtre de qualité inférieure, sont du moins authenti
ques, puisqu’il les achetait aux artistes eux-mêmes. On ne pourra plus en dire autant, avant peu, d’aucun tableau. Après l’affaire Trouillebert voici l’af
faire Karl Daubigny. M. Daubigny le fils proteste contre la falsification des tableaux de son père. Les
Daubigny qu’on vend pour des Daubigny ne sont pas plus des Daub’gny que certains Corot qu’on
donne pour des Corot. O trouillebertage général de l’art contemporain! Révélations pleines d’épou
vante. A qui se fier ? Et, par dessus l’entassement prodigieux, colossal, effrayant, cyclopéen du tas de tableaux manufacturés par nos peintres, est-il donc décidé, ô sort terrible, qu’une seule figure surgira et restera acclamée par l’avenir, la toute-puissante figure de Trouillebert ?
C’est possible, et je ne désespère pas, si je vis très vieux, de lire dans la future Vie des Peintres
par un Vasari ou un Charles Blanc, encore en apprentissage, ces lignes étonnantes :
Trouillebert, (Pseudonyme de Corot).
Delacroix (Eugène). Voyez Trouillebert.
Decamps. — Quelques uns de ses tableaux sont de Trouillebert.
Daubigny. — Pseudonyme de Trouillebert.
Désormais un maître peintre signerait devant moi son œuvre, que je frémirais à l’idée qu’une trouillebertisation a pu préalablement se pro
duire. Aussi, j’engage les peintres, effarés à cette idée du déluge épouvantable de couleur que feu M. Borniche va faire pleuvoir sur l’Hôtel des Ventes, je les engage à crier d’avance aux amateurs :
-— N’achetez que chez moi ! Les dix-huit mille tableaux de Borniche sont dix-huit mille Trouillebert !
Et c’est possible.
Perdican.