ASSUN TA
(Suite.)
Il enfouit son ressentiment au fond de son cœur et pour empêcher d’éclater la fureur qui grondait tn lui, il repartit.
Mais le lendemain matin, il revenait toujours dévoré d’amour et de jalousie, se flattant d’être mieux reçu que la veille et dans l’espoir de rencon
trer Sanpiétriàla cabane ou aux alentours ; il était
décidé à tenter de le fléchir par les marques de son feint repeniir.
Car il le voyait bien ; désormais Sanpiétri était le seul maître de son sort.
Ah ! comme il le haïssait !
C’est en ce moment qu’il entendit les deux coups de fusil de Georges et les cris plaintifs du chien.
— Ah ! il francesaccio ! dit-il, lui aussi je le hais !
Et sa jalousie prenant un nouveau cours, il entra dans le maquis,.marchant avec précaution dans la direction du bruit.
Bientôt, guidé par les tintements du grelot dont Bosco était muni pour chasser dans les fourrés, il aperçut Georges qui, tout entier à l’ardeur de la chasse, avait un instant oublié son amour, et ne se doutait guère d’être épié.
Jacopo le suivit ainsi de loin pendant une heure mais l’imprévu et les hasards de la chasse, au lieu de rapprocher le lieutenant de la cabane où Ja
copo avait supposé qu’il se rendait, semblèrent un moment lui faire prendre la direction contraire.
— Il ne vient pas, se dit-il, je ne sais si la petite l’a oublié ; mais lui, ce Français ne doit plus penser à elle.. d’ailleurs, ils ne se sont vus qu’une fois... oui, mais comme ils se regardaient ! elle ne m’a jamais regardé ainsi., et comme elle baise souvent l’épingle d’or qu’il lui a donnée !... Ah ! il revient!... non, il s’éloigne... Mais s’il vient à la maison, je le verrai bien, puisque j’y serai.
Il laissa le Français à sa chasse, reprit sa route et trouva les deux femmes seules avec le petit garçon. Le patron et le vieux matelot étaient en mer et ne devaient revenir que dans la soirée.
Mais suivant la recommandation de Paolo, on lui fit défense d’entrer et Gioacchino se mit fièrement sur la porte pour lui barrer le passage.
Jacopo avait pris un air triste et résigné :
— Tu peux laisser la porte ouverte, petit, dit-il, je n’entrerai pas puisque le patron me le défend. ... Je sais que j’ai mal agi... mais si Sanpiétri et mon oncle me pardonnent, toi, Assunta, ne me pardonneras-tu pas ce qui devrait te prouver l’excès de mon amour pour toi ?
Cette humble attitude ne toucha pas la belle enfant.
— Que tout le monde oublie ta lâcheté, je le veux, répondit-elle, mais, moi, je ne serai jamais ta femme; par une sotte jalousie tu as voulu faire tuer notre ami et notre hôte ; — qui sait où cette jalousie ne t’entraînerait pas plus tard contre moi? Au reste, va-t-en ! mon père va revenir, et il t’avait défendu de reparaître ici.
Jacopo dût encore dévorer son affront et sa colère.
— Adieu donc! dit-il, j’étais revenu pour montrer au padrone ma soumission et mon repentir.
Mais toi aussi, cousine, tu te laisseras fléchir ; il ne mqen coûtera pas d’aller implorer Sanpiétri, si c’est pour te donner une nouvelle preuve de mon amour.
Il s’éloigna, non toutefois sans remarquer qu’Assunta avait mis plus de recherche et plus de soin que d’habitude à sa toilette; elle avait sa plus oelle robe, et l’épingle du Français rayonnait sur le ruban de soie qui retenait ses cheveux d’or.
— Est-ce qu’elle attendrait ce francesacciol pensa-t-il.
fit sa jalousie se tournant de nouveau de ce côté, il eut l’air de s’enfoncer dans la profondeur du maquis, puis il revint se mettre aux aguets pensant voir bientôt l’officier paraître et se diriger vers la cabane...........................................................
L’heure approchait ; la jeune Napolitaine ne pouvait retenir les battements de son cœur, à mesure que le moment s avançait où elle irait re
trouver le beau Français, l’unique pensée de ses jours et de ses nuits.
Comme le bonheur illuminait sa beauté !
Désormais, elle pouvait aimer sans remords ; dégagée de toute promesse avec Jacopo, libre de ses sentiments, maîtresse de son cœur, rien ne l’empêcherait de le donner au signor français, son âme et sa vie : — Giorgio ! Giorgio mio murmu
rait-elle tout bas en regardant le soleil monter trop lentement, au gré de ses désirs. — Comment va
t-il apprendre que je suis libre? Que personne ne viendra maintenant contrarier notre amour? -— Car il m’aime, il me l’a dit, il me l’a écrit.
Et la naïve enfant baisait furtivement la lettre et le bouquet qui dormaient depuis deux jours dans son corsage, mystérieuse cachette de tous les secrets féminins.
Mais comme la douleur est toujours au fond de toute joie humaine, une pensée poignante vint la percer de son aiguillon.
— Oui, il m’aime, oui, je le crois ; mais après ?... Après, il partira, car la fille des pauvres pêcheurs napolitains ne sera jamais la femme du noble seigneur français... et alors que deviendrai-je? Ah ! malheureuse !...
Et ses grands yeux noirs se remplirent de larmes.
Le soleil atteignait la moitié de sa course ; à ses rayons ardents, le ragazzo dormait étendu sur le pas de la porte; Maria-Angela commençait les apprêts du repas des hommes.
— Mère, dit Assunta, je vais jusqu’à la fontaine ; je ramasserai des asperges sauvages et de ces champignons blancs que le père aime tant ; peut-être le rencontrerai-je en revenant le long des rochers et il me ramènera dans la barque.
— Pourquoi n’emmènes-tu pas le ragazzo ?
— Il dort si bien ! dit-elle en se baissant pour le baiser au front ; ne le réveille pas ! Quand il s’é
veillera, tu me l’enverras... Donne-moi mon panier.
Elle savait bien que lorsque le ragazzo dormait au soleil comme un lézard, il ne se réveillait pas de si tôt.
Elle avait oublié la pensée amère de son abandon qui venait de traverser son esprit et son cœur et toute entière à son bonheur d’aimer et d’être aimée, elle partit en chantant le refrain d’une ro
mance toscane que lui avait apprise le baronbandit.
E tu chi sè de mai Ti soverrai di me !
Jacopo, aux écoutes comme un loup à quatre cents pas de là, dans un massif, entendit cette voix mélodieuse bien connue, puis il vit la jeune fille, son panier sous le bras, prendre le sentier de la falaise.
— Elle n’attend donc pas le francesaccio ? se dit-il ; bah ! il sera rentré à la ville, le soleil est déjà bien haut l’officier n’a pas déjeuné et puis, n’ai-je pas entendu dire hier, sur le port, à deux soldats, qu’ils attendaient leur colonel ce matin ? .... Je vais aller la surprendre derrière la fa
laise en suivant le ruisseau... elle va pêcher des coquillages sur les rochers... C’est moi qui lui ai appris à les connaître, quand elle était toute petite... je la portais sur mon dos d’un rocher à l’autre, pour éviter à ses pieds délicats les galets pointus de la plage... Elle se faisait une bride de mes che
veux et me bandait les yeux avec ses petites mains... et elle riait comme une folle! ah! ragazza ! ragazza ! pourquoi ne veux-tu pas m’aimer?
Attendri par ces souvenirs, il se leva et se dissimulant sous les arbres et les buissons, il se dirigea par une marche circulaire vers le rocher sur le
quel Georges était en observation et d’où sortait le ruisseau qui conduisait à la fontaine et à la mer.
Il y arriva vingt minutes après que Georges l eut quitté pour aller rejoindre Assunta, dès qu’elle parut à l’autre extrémité du petit vallon, — et ce qu’y vit le signor Jacopo changea bien vite le cours de ses pensées bucoliques.
Quelqu’un s’était arrêté là, il y a peu d’instants. Voilà les tracesd’un repas récent... le sol foulé, les branches encore affaissées, la place où l’on s’est assis... voilà le papier qui a enveloppé les provi
sions, les lambeaux d’un journal français... Voilà deux bouts de cigares encore chauds, ces blonds cigares parfumés que le français fumait le soir de l’orage !...
— Ah ! c’est donc lui qu’elle attendait ! disaitil, — c’est pour lui qu’elle a mis sa robe des dimanches et la belle épingle d’or dans ses che
veux!... Voilà pourquoi il lui tardait tant de me voir partir et pourquoi elle n’a pas amené son petit frère !... Mais ils sont là tous les deux au bord de la mer derrière quelque rocher... ou plutôt près de la fontaine, où venant, l’autre soir, avec Gioac
chino, nous la rencontrâmes seule, interdite et tremblante !... et ce bruit qu’il me sembla enten
dre dans le ravin, c’était le Français qui s’enfuyait!... Ah! c’est lui qu’elle aime! et ils sont là!
Un éclair de joie brilla dans ses }>eux sombres ; son cœur brûlé par tous les tourments de l’amour et de la haine et par les fureurs d’une jalousie insensée se dilata dans un sourire sinistre; il s’assura que son couteau était bien à sa place et rampant sous les myrtes, il s’avança vers le lavoir.
Ce n’était plus un homme, c était une bête sauvage emportée par ses instincts !
Pendant ce temps et une demi-heure à peine après le départ de la jeune fille, Sanpiétri arrivait à la cabane par le côté opposé, ayant failli rencontrer Jacopo à l’endroit où il faisait le guet, et que celuici venait également de quitter, comme on l’a raconté.
Le baron avait beaucoup réfléchi pendant ces deux jours ; une transformation s’opérait en lui. Sous l’influence des souvenirs de son éducation, que lui avaient rappelés ses entrevues avec les deux jeunes Français, sous le dégoût de sa vie misérable et solitaire, son cœur se fondait et ses vendettas lui apparaissaient dans toute leur horreur pour ce qu’elles étaient, des crimes dont le remords épouvantait son âme.
Aussi, et bien que son sang corse lui montât aux yeux à la pensée de la trahison de Jacopo, il s’était affermi dans la résolution, non seulement de ne pas en tirer vengeance, mais encore de la lui pardonner entièrement. Avait-il le droit d’ail
leurs de venir imposer ses haines, et d’apporter ainsi la désunion au milieu de cette famille ?
L’image de la jeune Napolitaine qui, depuis son amour pour l’officier français, occupait l’esprit et peut-être le cœur du baron plus qu’il ne le croyait
lui-même, n’était pas étrangère à ses nouveaux sentiments de mansuétude; il voulait sauver la jeune fille de cet amour au terme duquel il n’en
trevoyait pour elle que l’abandon et ses suites douloureuses.
Il arrivait donc le cœur plein de pardon et comprenant que sa vie avait besoin désormais d’expia
tions, décidé à les commencer de suite, malgré les révoltes qu’il sentait gronder en lui, il allait tendre une main amie à son assassin et tâcher de lui rendre sa fiancée.
Il ne trouva à la maison des pêcheurs que Maria- Angela allumant le feu et Gioacchino dormant au soleil.
Elle lui apprit que la jeune fille venait de sortir se dirigeant vers la fontaine et que Jacopo, après avoir paru un instant, avait gagné le maquis à la recherche de Son Excellence.
— Je l’avais oublié, pensa-t-il ; c’est aujourd’hui qu’elle attend le jeune Français ; c’est pour ce ma
tin qu’ils se sont donné rendez-vous à la fontaine... Malheureuse enfant ! mais de quel droit irai-je les troubler ?... Est-ce que je l’aime ?... Ah ! grand Dieu ! et Jacopo qui rôde dans ’es environs, — ce sont eux qu’il cherche et non pas moi ! — Maria- Angela, je vais retrouver la petite, dit-il d’une voix qu’il tâcha de rendre calme.
Et il se dirigea à grands pas vers la falaise, par le chemin qu’avait pris la jeune fille.
C’est ainsi que successivement et à peu d’instants d’intervalle, les quatre acteurs du drame vin
(Suite.)
Il enfouit son ressentiment au fond de son cœur et pour empêcher d’éclater la fureur qui grondait tn lui, il repartit.
Mais le lendemain matin, il revenait toujours dévoré d’amour et de jalousie, se flattant d’être mieux reçu que la veille et dans l’espoir de rencon
trer Sanpiétriàla cabane ou aux alentours ; il était
décidé à tenter de le fléchir par les marques de son feint repeniir.
Car il le voyait bien ; désormais Sanpiétri était le seul maître de son sort.
Ah ! comme il le haïssait !
C’est en ce moment qu’il entendit les deux coups de fusil de Georges et les cris plaintifs du chien.
— Ah ! il francesaccio ! dit-il, lui aussi je le hais !
Et sa jalousie prenant un nouveau cours, il entra dans le maquis,.marchant avec précaution dans la direction du bruit.
Bientôt, guidé par les tintements du grelot dont Bosco était muni pour chasser dans les fourrés, il aperçut Georges qui, tout entier à l’ardeur de la chasse, avait un instant oublié son amour, et ne se doutait guère d’être épié.
Jacopo le suivit ainsi de loin pendant une heure mais l’imprévu et les hasards de la chasse, au lieu de rapprocher le lieutenant de la cabane où Ja
copo avait supposé qu’il se rendait, semblèrent un moment lui faire prendre la direction contraire.
— Il ne vient pas, se dit-il, je ne sais si la petite l’a oublié ; mais lui, ce Français ne doit plus penser à elle.. d’ailleurs, ils ne se sont vus qu’une fois... oui, mais comme ils se regardaient ! elle ne m’a jamais regardé ainsi., et comme elle baise souvent l’épingle d’or qu’il lui a donnée !... Ah ! il revient!... non, il s’éloigne... Mais s’il vient à la maison, je le verrai bien, puisque j’y serai.
Il laissa le Français à sa chasse, reprit sa route et trouva les deux femmes seules avec le petit garçon. Le patron et le vieux matelot étaient en mer et ne devaient revenir que dans la soirée.
Mais suivant la recommandation de Paolo, on lui fit défense d’entrer et Gioacchino se mit fièrement sur la porte pour lui barrer le passage.
Jacopo avait pris un air triste et résigné :
— Tu peux laisser la porte ouverte, petit, dit-il, je n’entrerai pas puisque le patron me le défend. ... Je sais que j’ai mal agi... mais si Sanpiétri et mon oncle me pardonnent, toi, Assunta, ne me pardonneras-tu pas ce qui devrait te prouver l’excès de mon amour pour toi ?
Cette humble attitude ne toucha pas la belle enfant.
— Que tout le monde oublie ta lâcheté, je le veux, répondit-elle, mais, moi, je ne serai jamais ta femme; par une sotte jalousie tu as voulu faire tuer notre ami et notre hôte ; — qui sait où cette jalousie ne t’entraînerait pas plus tard contre moi? Au reste, va-t-en ! mon père va revenir, et il t’avait défendu de reparaître ici.
Jacopo dût encore dévorer son affront et sa colère.
— Adieu donc! dit-il, j’étais revenu pour montrer au padrone ma soumission et mon repentir.
Mais toi aussi, cousine, tu te laisseras fléchir ; il ne mqen coûtera pas d’aller implorer Sanpiétri, si c’est pour te donner une nouvelle preuve de mon amour.
Il s’éloigna, non toutefois sans remarquer qu’Assunta avait mis plus de recherche et plus de soin que d’habitude à sa toilette; elle avait sa plus oelle robe, et l’épingle du Français rayonnait sur le ruban de soie qui retenait ses cheveux d’or.
— Est-ce qu’elle attendrait ce francesacciol pensa-t-il.
fit sa jalousie se tournant de nouveau de ce côté, il eut l’air de s’enfoncer dans la profondeur du maquis, puis il revint se mettre aux aguets pensant voir bientôt l’officier paraître et se diriger vers la cabane...........................................................
L’heure approchait ; la jeune Napolitaine ne pouvait retenir les battements de son cœur, à mesure que le moment s avançait où elle irait re
trouver le beau Français, l’unique pensée de ses jours et de ses nuits.
Comme le bonheur illuminait sa beauté !
Désormais, elle pouvait aimer sans remords ; dégagée de toute promesse avec Jacopo, libre de ses sentiments, maîtresse de son cœur, rien ne l’empêcherait de le donner au signor français, son âme et sa vie : — Giorgio ! Giorgio mio murmu
rait-elle tout bas en regardant le soleil monter trop lentement, au gré de ses désirs. — Comment va
t-il apprendre que je suis libre? Que personne ne viendra maintenant contrarier notre amour? -— Car il m’aime, il me l’a dit, il me l’a écrit.
Et la naïve enfant baisait furtivement la lettre et le bouquet qui dormaient depuis deux jours dans son corsage, mystérieuse cachette de tous les secrets féminins.
Mais comme la douleur est toujours au fond de toute joie humaine, une pensée poignante vint la percer de son aiguillon.
— Oui, il m’aime, oui, je le crois ; mais après ?... Après, il partira, car la fille des pauvres pêcheurs napolitains ne sera jamais la femme du noble seigneur français... et alors que deviendrai-je? Ah ! malheureuse !...
Et ses grands yeux noirs se remplirent de larmes.
Le soleil atteignait la moitié de sa course ; à ses rayons ardents, le ragazzo dormait étendu sur le pas de la porte; Maria-Angela commençait les apprêts du repas des hommes.
— Mère, dit Assunta, je vais jusqu’à la fontaine ; je ramasserai des asperges sauvages et de ces champignons blancs que le père aime tant ; peut-être le rencontrerai-je en revenant le long des rochers et il me ramènera dans la barque.
— Pourquoi n’emmènes-tu pas le ragazzo ?
— Il dort si bien ! dit-elle en se baissant pour le baiser au front ; ne le réveille pas ! Quand il s’é
veillera, tu me l’enverras... Donne-moi mon panier.
Elle savait bien que lorsque le ragazzo dormait au soleil comme un lézard, il ne se réveillait pas de si tôt.
Elle avait oublié la pensée amère de son abandon qui venait de traverser son esprit et son cœur et toute entière à son bonheur d’aimer et d’être aimée, elle partit en chantant le refrain d’une ro
mance toscane que lui avait apprise le baronbandit.
E tu chi sè de mai Ti soverrai di me !
Jacopo, aux écoutes comme un loup à quatre cents pas de là, dans un massif, entendit cette voix mélodieuse bien connue, puis il vit la jeune fille, son panier sous le bras, prendre le sentier de la falaise.
— Elle n’attend donc pas le francesaccio ? se dit-il ; bah ! il sera rentré à la ville, le soleil est déjà bien haut l’officier n’a pas déjeuné et puis, n’ai-je pas entendu dire hier, sur le port, à deux soldats, qu’ils attendaient leur colonel ce matin ? .... Je vais aller la surprendre derrière la fa
laise en suivant le ruisseau... elle va pêcher des coquillages sur les rochers... C’est moi qui lui ai appris à les connaître, quand elle était toute petite... je la portais sur mon dos d’un rocher à l’autre, pour éviter à ses pieds délicats les galets pointus de la plage... Elle se faisait une bride de mes che
veux et me bandait les yeux avec ses petites mains... et elle riait comme une folle! ah! ragazza ! ragazza ! pourquoi ne veux-tu pas m’aimer?
Attendri par ces souvenirs, il se leva et se dissimulant sous les arbres et les buissons, il se dirigea par une marche circulaire vers le rocher sur le
quel Georges était en observation et d’où sortait le ruisseau qui conduisait à la fontaine et à la mer.
Il y arriva vingt minutes après que Georges l eut quitté pour aller rejoindre Assunta, dès qu’elle parut à l’autre extrémité du petit vallon, — et ce qu’y vit le signor Jacopo changea bien vite le cours de ses pensées bucoliques.
Quelqu’un s’était arrêté là, il y a peu d’instants. Voilà les tracesd’un repas récent... le sol foulé, les branches encore affaissées, la place où l’on s’est assis... voilà le papier qui a enveloppé les provi
sions, les lambeaux d’un journal français... Voilà deux bouts de cigares encore chauds, ces blonds cigares parfumés que le français fumait le soir de l’orage !...
— Ah ! c’est donc lui qu’elle attendait ! disaitil, — c’est pour lui qu’elle a mis sa robe des dimanches et la belle épingle d’or dans ses che
veux!... Voilà pourquoi il lui tardait tant de me voir partir et pourquoi elle n’a pas amené son petit frère !... Mais ils sont là tous les deux au bord de la mer derrière quelque rocher... ou plutôt près de la fontaine, où venant, l’autre soir, avec Gioac
chino, nous la rencontrâmes seule, interdite et tremblante !... et ce bruit qu’il me sembla enten
dre dans le ravin, c’était le Français qui s’enfuyait!... Ah! c’est lui qu’elle aime! et ils sont là!
Un éclair de joie brilla dans ses }>eux sombres ; son cœur brûlé par tous les tourments de l’amour et de la haine et par les fureurs d’une jalousie insensée se dilata dans un sourire sinistre; il s’assura que son couteau était bien à sa place et rampant sous les myrtes, il s’avança vers le lavoir.
Ce n’était plus un homme, c était une bête sauvage emportée par ses instincts !
Pendant ce temps et une demi-heure à peine après le départ de la jeune fille, Sanpiétri arrivait à la cabane par le côté opposé, ayant failli rencontrer Jacopo à l’endroit où il faisait le guet, et que celuici venait également de quitter, comme on l’a raconté.
Le baron avait beaucoup réfléchi pendant ces deux jours ; une transformation s’opérait en lui. Sous l’influence des souvenirs de son éducation, que lui avaient rappelés ses entrevues avec les deux jeunes Français, sous le dégoût de sa vie misérable et solitaire, son cœur se fondait et ses vendettas lui apparaissaient dans toute leur horreur pour ce qu’elles étaient, des crimes dont le remords épouvantait son âme.
Aussi, et bien que son sang corse lui montât aux yeux à la pensée de la trahison de Jacopo, il s’était affermi dans la résolution, non seulement de ne pas en tirer vengeance, mais encore de la lui pardonner entièrement. Avait-il le droit d’ail
leurs de venir imposer ses haines, et d’apporter ainsi la désunion au milieu de cette famille ?
L’image de la jeune Napolitaine qui, depuis son amour pour l’officier français, occupait l’esprit et peut-être le cœur du baron plus qu’il ne le croyait
lui-même, n’était pas étrangère à ses nouveaux sentiments de mansuétude; il voulait sauver la jeune fille de cet amour au terme duquel il n’en
trevoyait pour elle que l’abandon et ses suites douloureuses.
Il arrivait donc le cœur plein de pardon et comprenant que sa vie avait besoin désormais d’expia
tions, décidé à les commencer de suite, malgré les révoltes qu’il sentait gronder en lui, il allait tendre une main amie à son assassin et tâcher de lui rendre sa fiancée.
Il ne trouva à la maison des pêcheurs que Maria- Angela allumant le feu et Gioacchino dormant au soleil.
Elle lui apprit que la jeune fille venait de sortir se dirigeant vers la fontaine et que Jacopo, après avoir paru un instant, avait gagné le maquis à la recherche de Son Excellence.
— Je l’avais oublié, pensa-t-il ; c’est aujourd’hui qu’elle attend le jeune Français ; c’est pour ce ma
tin qu’ils se sont donné rendez-vous à la fontaine... Malheureuse enfant ! mais de quel droit irai-je les troubler ?... Est-ce que je l’aime ?... Ah ! grand Dieu ! et Jacopo qui rôde dans ’es environs, — ce sont eux qu’il cherche et non pas moi ! — Maria- Angela, je vais retrouver la petite, dit-il d’une voix qu’il tâcha de rendre calme.
Et il se dirigea à grands pas vers la falaise, par le chemin qu’avait pris la jeune fille.
C’est ainsi que successivement et à peu d’instants d’intervalle, les quatre acteurs du drame vin