rent fatalement converger à l’endroit où il allait avoir un si terrible dénouement.
XVIII
C’était un lieu charmant.
Le ruisseau, après un cours de sept à huit cents mètres en ligne droite, murmurant sous les joncs et les arbustes qui le couvraient, tournait brusque
ment entre deux roches élevées ; là, mettant au
jour son onde claire, il tombait par une modeste cascade de huit pieds de haut sur trois de large.
Sa chute avait creusé dans la pierre un réservoir arrondi comme une coupe qu’il remplissait bruyam
ment ; c’était la fontaine. Le trop plein s’épandait tout autour en une nappe mince et transparente retombant elle-même, par une cascade plus élargie, mais moins haute que la première, dans un bassin
ovale de vingt pas de long, — de toutes parts abrité par une végétation luxuriante ; — c’était le lavoir.
A sa sortie du bassin, le pauvre ruisseau essayait bien de reconstituer son cours ; mais en cherchant la mer, il rencontrait les sables qui le buvaient tout entier.
Rien de plus frais et de plus mystérieux que ce petit vallon. Sous l’ombre des grands myrtes entre
croisant leurs branches odoranteset toujours vertes, poussaient dans une sauvage indépendance les buissons d’arbousiers et de lentisques d’où s’élançaient par intervalles les hautes tiges des lauriers. Ça et là, des rochers gris de forme bizarre émer
geaient entre les figuiers de Barbarie, aux feuilles glauques, étoilées de piquantes verrues. On était seulement à la fin du mois de février, mais déjà, sous l’ardent soleil corse, la végétation éclatait de toutes parts en boutons entr’ouverts ; les violettes et les iris embaumaient l’air parmi les mousses.
Deux sentiers donnaient accès dans cette douce retraite ; l’un, se détachant du chemin de Bonifacio descendait à la source du ruisseau dont il suivait le cours jusqu’au point où le ruisseau tournant brusquement à droite tombait dans la fontaine ;— le second, partant de la maison des pêcheurs, passait à l’autre extrémité du vallon, en face de la fa
laise qu’il contournait ensuite, pour reprendre sa direction vers la même route de Bonifacio.
C’est par le premier de ces sentiers que Georges et à sa suite Jacopo s’étaient dirigés vers la fontaine ; la jeune fille et le baron avaient successivement pris le second.
Les deux amants vinrent s’asseoir au bord de la fontaine; il est inutilede raconter leur conversation ; ils s’aimaient et ils se le disaient et quand ils l’a­
vaient dit, ils le redisaient encore, suivant la mode éternelle des amants de tous les temps, de tous les pays et de toutes les conditions.
La jeune fille, après les premiers épanchements, apprit à Georges son bonheur d’avoir rompu ses engagements avec Jacopo. Mais en même temps, un nuage de tristesse sembla voiler ses beaux yeux, pendant que sa voix se mit à trembler. Georges devina l’amère pensée qui la troublait.
Certes, il n’aurait jamais songé à épouser la jeune fille la sachant fiancée à son cousin Jacopo; malgré la vivacité de sa passion, il aurait trouvé honteux, et indigne de lui de vouloir, par une pareille promesse, triompher d’une vertu si confiante et qui s’abandonnait avec une telle ignorance du danger.
Il aimait sans avoir songé où cet amour pouvait l’entraîner ; et il ne pouvait penser à entrer en concurrence avec le pêcheur napolitain pour défaire une union qu’il considérait comme accomplie.
Mais cette nouvelle de la trahison de Jacopo qui dégageait la jeune fille et lui rendait sa liberté, fit une lumière soudaine en lui et fixa ses intentions :
—-Ecoutez! lui dit-il, maintenant vous êtes libre ; me promettez-vous de ne jamais être la femme de Jacopo ?
— Ah ! Signore mio, répondit-elle, c’est avant de vous connaître que je lui avais promis de l’é­
pouser, pour ne pas affliger mon père et ma mère, désireux de ce mariage.... Quand je vous ai vu, je
vous ai aimé et je me suis trouvée bien malheureuse de ne pouvoir reprendre ma promesse... maintenant le père et la mère m’ont dégagée euxmêmes, et, ils le savent, je me jetterai à la mer, s’ils voulaient de nouveau m’y faire consentir.
— Eh bien! chère âme, reprit-il, je garde votre parole ; à partir de demain, nous demeurerons quelques jours sans nous revoir ; puis je viendrai vous dire adieu avant de partir pour la France, où je resterai peut-être deux mois, pour préparer notre bonheur à tous deux. Et vous, promettezmoi quand je ne serai plus là, de me garder votre amour jusqu’à ce que je revienne ?
— Moi ! dit-elle, moi Signore mio, quand vous serez parti, je vous aimerai en espérant votre retour, et quand je ne l’espérerai plus, eh bien !
alors, la pauvre Assunta n’aura pas besoin de se jeter à la mer pour mourir.
— Eh bien! dit Georges avec un élan passionné, écoute-moi encore, mais avant reçois ce gage de mon amour!
Et il ôta de son doigt une bague, — magnifique bijou aux armes de sa famille, qu’il passa au doigt de la jeune fille surprise et ravie.
Ce furent leurs fiançailles.
Puis il l’attira doucement pour lui parler à l’o­ reille, — comme s’il eut craint que ses paroles ne fussent emportées dans le murmure de la cascade tombant à côté d’eux et qui couvrait leurs voix.
Hélas ! elle couvrait aussi tous les bruits environnants, et ils ne purent entendre les pas qui s’approchaient et le froissement des rameaux s’é­ cartant autour d’eux.
Mais la jeune fille, que Georges tenait embras
sée et renversée sur son cœur, vit soudain au dessus d’elle une tête noire aux yeux flamboyants et l’éclair d’un couteau qui se levait sur Georges.
Elle reconnut Jacopo.
Comme mue par un ressort, elle se leva en poussant un grand cri et écartant son amant, elle se jeta les bras étendus au devant de Jacopo pour l’arrêter ; — mais l’arme fatale, lancée avec force, ne put être retenue et s’abattit dans le flanc de la pauvre enfant, qui s’affaissa avec un long et déchirant soupir.
En même temps, Georges avait étreint le meurtrier ; mais il n’avait pas d’armes, la lutte ne pouvait être longue, et déjà le Napolitain, ayant dé
gagé son bras, — levait sur lui le fer rougi du sang d’Assunta, — quand un coup de feu retentit; — et au même instant Jacopo roulait par terre le poignet fracassé et la mâchoire à demi emportée.
La parole écrite ou parlée est impuissante pour exprimer la rapidité, la soudaineté même avec laquelle -s’accomplit cette scène pourtant si complexe.
—- Que le bon Dieu me pardonne ! avait dit Sanpietri en abaissant son fusil fumant, — ce sera le dernier !
Et s’élançant avec la même rapidité; — il saisit Jacopo, qui malgré son horrible blessure, s’était relevé tout sanglant et avait ramassé le couteau
qu’il brandissait dans sa main gauche; — piompt comme la foudre, il le renversa, lui lia les bras et les jambes avec sa propre ceinture rouge, (on sait qu’il s’entendait à cette opération,) et ainsi ficelé, comme un paquet, incapable de remuer, il l’adossa contre un arbre.
Georges éperdu sur le corps de la malheureuse Assunta, cherchait à la ranimer par ses baisers.
Sanpietri s’approcha et coupa avec son stylet les cordons du corsage qui serrait la taille de la jeune fille; — l’air affluant alors dans sa poitrine, elle soupira longuement et ouvrit des yeux sans regard qui se refermèrent soudain.
— Elle vit encore, dit Sanpiétri, qui avait mis la main sur son cœur et le sentit battre... Soyons hommes d’abord, monsieur, nous pleurerons après !.. Trempez votre mouchoir dans la fontaine et mouil
lez-lui les tempes pendant que je vais chercher sa mère.
A mi-chemin, il rencontra Maria-Augela ; effrayée par le coup de fusil et guidée par son ins
tinct de mère, elle accourait avec le petit Gioacchino.
Il l’entraîna vers la cabane en lui expliquant brièvement ce qui venait de se passer, et ils ne tar
dèrent pas à revenir, porteurs d’un matelas et des objets nécessaires pour les premiers soins.
La jeune fille reprenait ses sens ; — elle avait la tête appuyée sur les genoux de Georges, les yeux à demi ouverts fixés sur lui ; — ses lèvres contractées par la douleur essayaien t de lui sourire.
Elle reconnut sa mère, son petit frère et le baron, et voulut parler :
— Ne parle pas, petite, — dit Sanpietri, — et s’adressant à Georges :
— Vous, monsieur, partez sur le champ pour Bonifacio et revenez avec un prêtre et un médecin... Vite, vite, si vous voulez la retrouver vivante !
C’est en ce moment que l’ingénieur avait paru et après une explication sommaire, qu M était reparti pour ramener des secours.
Pendant ce temps, on avait étendu Assunta sur un matelas et appuyé sa tête sur un oreiller. Maria-Angela, ayant exprimé et étanché le sang de sa blessure, avait opéré un premier pansement.
Puis la pauvre mère, fondant en larmes, s’était agenouillée près de sa fille, tenant une de ses mains. De l’autre côté de la couche, Georges, les yeux mornes et fixes, tenait l’autre main ; le ra
gazzo sanglotait au pied du lit ; — Sanpietri,
debout, contenant sa douleur, écoutait les bruits qui venaient de Bonifacio ; et à quelques pas, san
glant et farouche, adossé contre un arbre, faisant de vains efforts dans ses liens pour les rompre, — Jacopo regardait cette scène avec des yeux que la haîne, encore plus que la douleur, faisait luire comme des éclairs.
Personne ne s’était occupé de lui ; sa main mutilée lui avait sauvé la vie ; pendant qu’il la levait, armée de son couteau, à la hauteur de son front, pour frapper Georges, la balle de Sanpietri l’a­
vait rencontrée et au lieu de lui briser la tempe,
avait dévié en lui emportant le menton presque en entier.
Sa blessure était horrible à voir, autant aurait valu pour lui qu’il fut mort.
On ne pouvait toutefois le laisser ainsi ; Sanpietri s’approcha de lui ; le misérable crut qu’il venait pour l’achever et ses yeux prirent une expression de terreur.
— Ne crains rien, dit le baron ; ce n’est pas pour ma vendetta que je t’ai frappé ; et, bien que tu aies mérité la mort, je ne te laisserai pas mourir comme un chien que tu es...
Il lava le sang de ses blessures, entoura de linges mouillés son poignet et sa mâchoire fracassés.
— Voilà toutce que je saisfaire pour toi, ajoutat-il ; le médecin va venir ; — et si tu dois mourir, tu auras un prêtre pour t’assister ; — si tu dois vivre, le gouvernement français se chargera de te loger et de te soigner pour rien.
Cependant, ces premiers soins avaient rappelé un peu de force chez Assunta, elle respirait plus librement, une légère chaleur montait à ses joues de marbre ; ses traits s’étaient détendus et elle serrait les deux mains qui pressaient les siennes,
en murmurant, comme un soupir, dans un faible sourire :
— Car a madré ! Giorgio mio !
Paolo, revenu de la pêche, avait vu la maison ouverte et vide, le désordre qui y régnait; il était accouru et à la vue de Georges, du baron, de Ja
copo lié et sanglant et de la jeune fille mourante, il avait tout compris.
Il arriva au moment où Maria-Angela regardait avec une douloureuse surprise dans la main qu’elle tenait la bague de Georges, inconnue pour elle ; — elle leva sur celui-ci un œil inquiet et interrogatif.
— C’est ma fiancée, dit-il simplement; je venais de lui donner cet anneau et je lui disais que je voulais lui donner aussi mon nom, lorsque Jacopo... hélas! c’est pour m’avoir sauvé la vie qu’elle va mourir !
Et se penchant sur son visage:
- M’entendez-vous, Assunta?
— Non, interrompit le baron, épargnez-lui cette